I. C. : Nous commencerons par la question du souffle en relation avec vos mouvements. Comment ce lien s’est-il développé dans votre gestuelle ? Est-ce que cette relation s’est développée d’abord individuellement puis collectivement ? Comment cela s’est-il passé au niveau de votre perception ?
L-A. L. : Le travail de respiration que nous investissons nous amène à éveiller la conscience de notre propre corps selon notre propre respiration. Il sert aussi à éveiller l’ensemble de notre corps aux sensations que l’on peut avoir par le toucher. Par exemple, lorsqu’on touche quelqu’un et que l’on « aspire » dans notre main les émanations de son corps ou que l’on ressent son énergie, on a l’impression, par ce moyen, de se connecter à cette personne.
Nous nous connectons ainsi à nous-mêmes, mais surtout aux autres : soit par mon coude, mon pied ou mon bras qui touche quelqu’un, par exemple. Le travail consiste à rencontrer l’autre par notre activité respiratoire. Il faut « envoyer » mon souffle respiratoire dans la partie de mon corps qui touche l’autre et sentir l’expansion de ma respiration à travers l’autre. Ce travail est à la base de la connexion que nous avons bâtie dans la première partie de la création – dont le titre en studio est le « Morph ».
N. St-A. : En fait, le processus de recherche-création s’est fait collectivement. On n’a jamais dansé individuellement la pièce, on n’a jamais exploré les choses individuellement. À chaque fois que l’on apprenait une séquence et que l’on répétait, nous étions toujours toutes les cinq en contact, collées l’une contre l’autre et en interaction. Je pense que notre individualité dans cette création se manifeste après quelques semaines. Nous avons d’abord commencé à sentir que nous étions des parties d’un tout. Je me suis sentie comme une « chose ». Ce n’est que par la suite que j’ai commencé à sentir les parties de ce tout.
I. C. : Comment est-ce que cet exercice particulier impliquant la respiration vous a permis de créer une relation avec l’autre ? Quand avez-vous senti que cela vous permettait de vous connecter aux autres et à quel niveau ? Car en premier, vous avez appris à communiquer, à respirer l’une avec l’autre, ensuite il y a eu différents échanges en vue de développer une gestuelle. Comment avez-vous pressentie la possibilité d’une relation et comment l’avez-vous utilisée ?
B. T. : Il me semble que cela s’est manifesté sous plusieurs formes. Ce qui me vient rapidement en tête, c’est ce que Laurie-Anne vient de nous dire : soit que la respiration – l’énergie – passe d’un corps à l’autre. On a l’impression que tout s’ouvre à l’intérieur de soi, ensuite le corps s’ouvre à la respiration de l’autre. De plus, dans la première séquence nommée le « morph », nous respirons toutes ensemble et cela devient le rythme de notre corps. Tout semble se lier, on a l’impression de devenir un seul gros poumon comme une grosse masse qui se dilate et qui se contracte dans un seul mouvement, dans un seul moment.
L-A. L. : C’est une bonne manière de décrire ce qui se passe. Au début, nous commençons en synchronisme, nous nous connectons à notre respiration, nous respirons de plus en plus fort. Le son nous permet également de rencontrer les autres dans leur propre respiration, de suivre la respiration de l’autre. Il y a aussi des variations dans la respiration : certaines des danseuses ne suivent pas le même rythme, mais restent toujours en dialogue. Ainsi sentir l’expansion du corps de l’autre, due à sa respiration sur soi, fait en sorte que notre corps répond à ce stimulus et qu’il le redonne ensuite. Nous nous concentrons ainsi à ressentir une sensation d’expansion puis une sensation de « rétrécissement » due à la contraction de l’expiration.
E. P. : Pendant le déroulement de la pièce, à un certain moment vous semblez avoir une « conscience d’être à l’unisson ». Puis on observe un changement dans le rythme. À quel moment ce changement se produit-il ?
N. St-A. : La création commence par la formation d’une masse corporelle, je pense que cela à une fonction. Plus tard, dans la pièce il y a une séparation qui apparaît. Le début de la pièce est le moment où on est physiquement proche les unes des autres. Par la suite, il y a des moments où on se distancie, mais le lien énergétique créé au début, reste.
L-A. L. : Au début, on forme vraiment quelque chose ensemble, on se rencontre, on s’associe et ensuite on créé des tensions dans l’espace et on revient l’une vers l’autre. Ce qui peut expliquer cet esprit d’unisson. Mais, pour moi, même si nous ne sommes pas à faire la même chose au même moment, je me sens continuellement en unisson quand même, car je reste toujours consciente de l’endroit où se trouvent les autres dans l’espace et dans l’évolution de leur travail.
E. P. : Il y a aussi la question « d’unisson des respirations ». Vous évoluez en même temps dans une même temporalité comme si vous créer une seule présence de respiration et de mouvement. C’est intéressant parce que cela met en jeu la question du toucher : le toucher direct ou le toucher à distance.
B. T. : En effet, il y a aussi le phénomène d’éloignement, mais c’est le son qui nous ramène ensemble.
I. C. : Ce que tu es en train de dire c’est que le son vous aide à construire le « corps collectif » parce que vous sentez la présence de l’autre à distance. Et ainsi vous êtes en mesure de réagir rythmiquement, gestuellement à ce son.
B. T. : Oui, mais le son forme aussi le « corps collectif ». Le son nous « remplit » nous lie et nous énergise également.
L-A. L. : On ne fait pas que réagir, on créee aussi une pièce musicale. On « chante », dans le sens où on fait des sons en respirant et avec notre voix. Pour y arriver, il faut être très bien connecté à l’autre. C’est comme lorsque l’on joue dans un « band », chacun a son instrument, mais il faut aussi qu’il soit à l’écoute de l’autre pour pouvoir jouer la même partition, la même chanson. Donc cela aide d’être à l’écoute des sons que font les autres, mais aussi pour s’enrichir. Ceci contribue aussi au fait qu’on soit toujours liées.
E.D. : Il y a bien sûr connexion, ces liens, mais je pense qu’on créée aussi notre bulle. On créée cette connexion à partir de cette bulle. Lorsqu’on se sépare, le lien reste. C’est une bulle sonore, une bulle physique. Ainsi c’est important que l’on débute collées ensemble comme Nadège l’a dit, car le lien physique se créé à ce moment-là et cela nous permet de garder ce lien même à distance et d’être englobées par le son.
I. C. : Mais comment est-ce que vous utilisez votre souffle et votre voix pour vous stimuler collectivement au niveau gestuel ? Car je sais que vous utilisez cela pour communiquer ensemble au niveau kinesthésique.
N. St-A. : Personnellement, je pense que ce qui m’affecte physiquement au niveau du son : c’est bien sûr la façon dont les techniciens à la régie modifient le son en temps réel, sa sonorité, sa couleur, mais aussi de savoir qui a fait le son. Si je sais que c’est Béatrice qui a produit ce son, et que ce son-là me revient, c’est Béatrice qui m’affecte. Ce n’est pas juste le son en soi.
I. C. : Ce n’est pas juste une partie de son corps, c’est aussi sa voix.
B. T. : C’est une question de toucher. Si moi je te touche ou si Laurie-Anne te touche, ce n’est pas la même chose. Donc si ma voix te revient ou si la voix de Laurie-Anne te revient, ce n’est pas la même chose.
N. St-A. : Exactement, donc énergétiquement cela va m’affecter différemment. La dynamique n’est pas la même si c’est un son de Béatrice ou un son de Laurie-Anne.
E. P. : Ce n’est pas une question de « feedback » direct du son ?
I. C. : C’est le « feedback » d’une autre danseuse qui va les affecter. Tu voudrais qu’elle discute aussi de la question du « feedback » direct de leur voix sur elles ?
E. P. : Oui, peut-être aussi, car la question de la perception m’intéresse également. Cela change la dimension de la spatialisation du mouvement, de la voix, etc., qui interagit sur la perception.
B. T. : Cette remarque ouvre sur tellement de choses. Je ne sais pas si je réponds à la question, mais quelquefois, lorsqu’on fait des tests, le micro n’est même pas ouvert et on dirait que lorsque l’on fait un son, le son reste là, deviens plus dense. Mais le fait que le son est propulsé par le micro, ça nous donne l’impression qu’il y a plus d’air, plus d’espace, c’est difficile à expliquer.
F. F. : Lorsque nous produisons un son, le son part voyager quelque part avant de revenir à nous ou à quelqu’un d’autre. Donc ce n’est pas comme si je faisais un son dans ton oreille, cela ne va pas te toucher directement même si le son nous arrive rapidement. Dans la sonorisation, le son bouge beaucoup, mais l’espace qu’il prend avant de revenir à nous, créer aussi une différence dans la perception que l’on en a.
E. P. : Avez-vous aussi la sensation de contrôler le son ? D’entrer dans une relation directe entre le son, sa spatialisation et son retour.
B. T. : En effet.
I. C. : Mais là, je pense qu’il faut y attacher une attention particulière. Car premièrement, il y a la façon dont le son vous transforme intérieurement. Ensuite il y a le retour du son, par rapport à vous, mais aussi par rapport à l’entité que vous devenez. Je pense qu’il y a ces trois dimensions à retenir.
E. P. : Oui parce que ce n’est pas un retour direct. Car ce n’est pas l’émission de mon son et pourtant il revient vers moi.
I. C. : C’est parce qu’elles utilisent le son aussi pour sentir l’autre. Il n’y a pas juste la relation du toucher corporel, il y a aussi la relation de la tactilité du son qui touche et qui affecte ?
L-A. L. : Par rapport à cela, mon « feeling » concernant l’utilisation du son comme tu l’expliquais Béatrice, ce n’est pas juste un son que l’on entend, mais bien le son qui se déplace dans l’espace, c’est autre chose. C’est un son amplifié. En tant que danseuse/performeuse, je sens toujours l’importance de mon corps. Mais dans cette création avec ma voix amplifiée, c’est comme si elle avait autant d’importance que mon corps. Je me mets donc en lien avec les autres ainsi qu’avec ma voix, c’est comme si j’avais un pouvoir de plus. Comme expérience personnelle, c’est très enrichissant et révélateur.
E. P. : Il y a aussi la dimension potentielle du corps, du geste.
L-A. L. : Oui exactement. Et par rapport à l’espace, vu que le son est amplifié, mon corps aussi en ressent les effets. J’éprouve de la vibration quand j’émets un son, mais quand je le reçois de l’extérieur et d’une autre façon, c’est comme si tout mon corps se met en réaction à ce son.
I. C. : Lorsque tu reçois ce son, est-ce que tu sens que ton intériorité change ? Comment vis-tu cela au niveau de tes perceptions ?
L-A. L. : Ce que je sens, c’est comme si cette intériorité s’ouvrait, prenait de l’expansion. Souvent ce n’est qu’une fraction de seconde : le son que je fais, je le sens et je le fais en même temps que je bouge. C’est comme si l’impact de mon son et de mon mouvement était plus grand que toi-même. C’est comme cela que le sens. Je ne sais pas si c’est clair.
E. P. : Si je comprends bien vous commencez ainsi à avoir une perception plus subtile de votre corps, de l’organisation de votre corps, de la projection de votre corps dans l’espace.
I. C. : Avez-vous l’impression d’avoir différents niveaux de perception dans votre corps, quand vous le projetez ? Quand vous recevez le son ? Est-ce que cette réception joue sur votre organisation interne sensori-perceptuelle ? Avez-vous l’impression que vous vous complexifiez ?
N. St-A. : Il est certain que cela affine la sensorialité et l’écoute et que cela nous donne accès à plus de niveaux de conscience. Auparavant je n’avais pas vraiment conscience de mon corps sonore dans l’espace. Mais maintenant je me rends mieux compte qu’il existe plusieurs niveaux. De plus, nous pouvons utiliser créativement ces différents niveaux d’écoute durant la pièce. Quelques fois, c’est plus au niveau du mouvement que je suis à l’écoute, à d’autres moments, c’est plutôt au niveau du son que j’accède à ces niveaux.
B. T. : Mon intervention va appuyer celle de Nadège. J’ai l’impression que l’on ne choisit pas vraiment. Déjà au début, il y a un tout. Nous devons, dès le départ, être dans un état d’écoute total, soit d’ouverture du corps, d’ouverture envers le son et c’est à partir de ce moment-là que nous avons la sensation de devenir un tout. Évidemment, cela évolue dépendamment des séquences de la création. Il y a des moments où nous ressentons le son comme un élément extrêmement puissant, c’est-à-dire qu’il occupe beaucoup plus de place. Nous devons nous y adapter. Mais durant toute la création, l’ensemble des éléments sont présents et nous ne faisons que jouer avec eux. Par exemple, parfois, les sons sont infimes.
N. St-A. : Je peux également, témoigner que nous sommes des interprètes avec une grande sensibilité, donc que nous sommes très réceptives alors que nous n’avons pas nécessairement intellectualisé le processus. Nos point de référence sont dans le ressenti, dans la sensation, et donc par le fait même, dans nos perceptions. Ainsi lorsque nous avons la sensation que le son nous touche, nous sommes affectées physiologiquement et psychologiquement en même temps. Nous n’essayons pas d’intellectualiser ce qui se passe.
B. T. : Nous nous mettons dans un état d’ouverture pour être en mesure d’intégrer ces informations, ensuite, ces informations agissent sur nous directement.
L-A. L. : Ce travail s’élabore dans un rapport au sens et ceux sont eux qui guident la performance. Le fait que l’on ressente les autres corps, par le toucher et la respiration, cela nous renvoie à notre propre ressenti. À un moment donné de la création, nous expérimentons l’intégration de certains objets – soit des surfaces en plastique que nous manipulons. Les plastiques se révèlent à nous comme une autre texture, un corps extérieur à soi qui est différent et de nature non organique. Nous répondons corporellement à cette autre matérialité d’une façon différente, ainsi qu’au son qu’il émet qui parallèlement et simultanément est modifié en temps réel par les techniciens à la régie. C’est donc une situation où nos sens s’ouvrent qui nous amène à nous investir dans une transformation de nous-même.
E. P. : Ceci est vrai, mais c’est également une façon d’étendre les possibilités imaginatives du corps. À partir de ce moment, vous entrez dans une nouvelle gestuelle, car vous avez la possibilité d’organiser la perception dans une dimension que je qualifierais de plus élargie. Pour travailler, vous avez des éléments et des outils à la fois plus forts et plus subtils, car vous n’êtes pas toujours dans la même condition perceptive. Vous êtes en fait constamment dans une variation de la dimension perceptuelle qui agit un peu comme le mouvement de va et vient d’une vague.
N. St-A. : À chaque fois qu’on interprète cette performance, c’est toujours différent. C’est un espace instable que nous investissons sans cesse. Nous ne nous disons jamais : « nous sommes rendus là » ou « à ce moment-là il faut qu’il se produise telle chose ». Concernant la manière dont notre corps va ressentir les différentes stimulations, c’est comme être devant une page blanche. Il y a toujours un vide dans lequel on peut s’abandonner et qui nous permet de ressentir de nouvelles choses.
E. P. : C’est un outil très puissant pour éviter la répétition.
L-A. L. : La répétition fait en sorte que souvent nous ne sommes plus à écoute de ce que nous sommes en train de faire, de ce qui se passe de fondamental. Dans le processus qu’Isabelle a mis en place, nous sommes à 100% dans la performance, dans ce que nous sommes en train de vivre dans le moment présent. Nous ne sommes pas dans une expérience prédéterminée ou dans des habitudes soient gestuelles ou performatives. Il y a bien une mini-structure qui nous guide, mais nous avons une grande liberté pour évoluer créativement dedans. Nous devons nous mettre sensoriellement et constamment à l’écoute des réactions des autres, vu que nous sommes interdépendantes car les sons (voix, respirations) que nous allons créer et donner à manipuler aux techniciens-compositeurs sont différents à chaque fois. Toutes ces composantes se jouant et se modifiant en temps réel font que nous nous retrouvons dans un état de conscience, d’éveil aiguisé.
I. C. : Donc ce retour sonore vous amène à vivre votre geste d’une manière différente ? Est-ce que c’est ce qui nourrit le processus ?
E. D. : C’est bien cela. Nous sommes influencés par le corps physique et sonore des autres. Nous nous réorganisons en relation au corps et au son que font les autres. Il est certain que ce processus nous fait sortir complètement de notre zone de confort. Nous avons toutes nos façons personnelles de bouger et qui nous caractérisent. Pour illustrer ceci, je voudrais donner un exemple. Disons que je suis dans la première séquence de la création, au centre du groupe et coincée par le corps des autres et que j’avais comme intentionnalité de sortir mon bras, mais que cela me soit impossible. Je vais donc être obligé d’aller explorer ailleurs/autre chose dépendamment de ma position par rapport aux autres danseuses et de ce qui m’est permis de faire. C’est donc un processus qui va m’obliger de sortir de mes habitudes gestuelles/corporelles. Le corps des autres danseuses, ainsi que les sons qu’elles émettent vont devenir alors une autre stimulation au niveau créatif en me forçant à découvrir d’autres chemins, gestes, rythmes, etc.
B. T. : Je suis totalement d’accord et j’insiste sur le fait que ce n’est pas seulement le « feedback » des sons des autres danseuses qui influence, c’est également leur corps qui en fait, devient une partie du nôtre. Il est certain que le son nous influence énormément, car cela fait partie de ce travail. Il agit sur ce que l’on est en train de faire. Si la dimension sonore n’existait pas, cela serait complètement un autre travail. Le fait qu’on interagisse ensemble se fait à cause et par le son, mais aussi par le geste, le toucher et la sensation du son. Cette sensation que provoque le son est aussi importante que la sensation du toucher, ainsi tactilité et sonorité sont de fait intimement liés. Le son que l’on entend, émanant directement de l’autre, n’est en rien vaporeux ou aérien.
L-A. L. : Je voudrais rajouter quelque chose sur les éléments qui ont un impact sur nous dans la performance. Lorsque nous sommes arrivées en Allemagne, nous avons eu le choc de constater que l’espace était totalement différent des lieux où nous avions créé et présenté la création au Québec où l’espace d’Hexagram était composé de murs noirs d’où son nom de Black Box et avait une hauteur de plafond d’environ 5 mètres de haut. En Allemagne, le plafond était plus de 2 fois plus haut, l’espace délimité par des rideaux qui laissaient filtrer la lumière et entendre les bruits environnants. Cela nous a vraiment déstabilisés. Même si notre groupe était le même les sons se diffusaient différemment et l’énergie que nous projetions était presque perdue dans cet espace trop grand pour ce genre de performance. Nous avions la sensation que notre présence était plus faible, car elle n’était pas contenue dans ce fameux « dôme » que nous formions au paravent. Nous avons été obligées de nous organiser différemment. Cela a été difficile, car les éléments nous affectaient différemment. Ce travail demande énormément de concentration pour habiter/communiquer/être en symbiose avec le corps de l’autre, et pour faire abstraction de tout ce qui se passe ailleurs. Avec le public aussi l’expérience a été différente car il doit lui aussi entrer dans un espace de concentration et de communication avec nous. Ainsi la configuration de l’espace avait affecté la relation que nous avions avec lui.
E. P. : Quel rôle a le regard dans la composition de votre relation ?
F. F. : Ce qui est très particulier dans cette création – et qui est différent de ce qu’on nous a habitué et entraîné à faire dans le milieu de la danse –, c’est que la relation avec le public ne se fait pas d’une façon conventionnelle, pas dans un rapport frontal ni dans une perspective habituelle comme dans une salle à l’italienne. Dans une relation plus conventionnelle, nous cherchons à créer une relation directe avec le public par le regard (même entre nous). Mais dans cette création, spécialement dans la première partie, c’est vraiment par le ressenti, la sensation, le toucher et l’ouïe que nous créons une relation entre nous et le public. Nous avons conscience du public autour de nous, mais nous ne le voyons pas. Nous développons une conscience intérieure et nous ne cherchons pas à le voir et encore moins le regarder. À la fin de la création, nous nous levons dans une sensation de symbiose. Nous avons l’impression que tous les éléments sont interreliés. C’est donc vraiment par le mouvement et la sensation que nous arrivons à nous mettre en relation et à composer ce corps collectif.
B. T. : Mais le regard, lorsqu’il est présent, fais partie de la même ouverture que tout le reste. Dans une des séquences que nous avons testées à la fin, je pouvais voir, cela me déstabilisait de voir les spectateurs. Mais ensuite, je me suis mise dans le même état que pour l’ensemble de la création et sentir « un tout ». « Ce tout » quand je vois et j’entends, c’est celui que je ressens et qui est possible par cet état de connexion dans lequel j’arrive à me mettre.
N. St-A. : Étant donné que nous ne cherchons pas à créer un lien plus externe avec le regard vis-à-vis du public – nous nous retrouvons vraiment dans une expérience réelle, dans un moment vécue, authentique, dispensant une forte une présence auprès du public.
L-A. L. : C’est exactement ce que je voulais dire. Habituellement, comme performeuse, nous sentons qu’il y a un genre de filtre pour atteindre le spectateur, mais dans ce travail, il n’y a pas de filtre, car nous sommes dans l’expérience avec eux, et ils sont dans l’expérience avec nous, ils font partie de ce ressenti kinesthésique. Étant donné que nous vivons vraiment profondément ces états, nous avons la sensation de nous dilater, de sortir de notre corps, et de toucher les spectateurs, c’est un genre de tactilité invisible, mais qui fait qu’ils vivent une expérience. Plutôt que d’être dans une dynamique de représentation, je suis plutôt dans un moment de vécu intense, car je vis cet instant et je le fais vivre au public au même moment. Donc le regard – dans ce contexte – devient un regard interne, qui se situe dans la profondeur de notre corps, surtout dans la séquence du début. Et quand nous performons avec le film de plastique il se produit un changement, qui est de l’ordre aussi de la découverte. Une découverte autant de notre intériorité que de l’objet lui-même et cette découverte se renouvelle sans cesse à chaque répétition.
E. P. : Une sorte de rencontre avec l’extérieur ?
L-A. L. : Oui vraiment. Ce qui amplifie cette sensation, c’est le fait que le matériau utilisé n’est pas de nature organique et qu’il prend son espace/forme à travers nous, et produit des sons quand on manipule sa texture. Il perd alors son identité première et participe à l’expérience du toucher.
B. T. : Ce processus m’a fait réaliser que lorsque j’assiste à un spectacle, lorsque je le regarde, je n’ai jamais accès à la sensation que les danseurs expérimentent. Mais dans Flesh Waves (Phase #4, c’est comme si les spectateurs faisaient partie d’une expérience commune avec la nôtre et ils reçoivent la voix spatialisée de Laurie-Anne, par exemple, de la même manière que moi.
E. P. : Ceci m’intéresse particulièrement, car je crois que le regard n’est pas le point de départ du mouvement. C’est comme une sorte de condition physiologique. Nous éprouvons une sensation, nous sommes en premier touché par quelque chose puis en un deuxième temps nous dirigeons le regard.
I. C. : Oui et je pense qu’il y a différents types de toucher. Il y a le toucher physique, il y a le toucher sonore, il y a le toucher de la « présence » – qui est plus large.
E. P. : Par rapport à la question de l’espace, ce « corps collectif » est-il pour vous comme une sorte de territoire ? Est-ce qu’on y entre et on en sort ? Est-ce qu’il agit comme un espace ?
N. St-A : En fait c’est le « corps collectif » qui se déplace à travers l’espace. Il est beaucoup trop dense pour qu’on puisse, nous, se déplacer dans/au travers de ce « corps collectif ».
L-A. L. : C’est plutôt comme si on faisait une partie de ce « corps collectif ». On n’est pas à l’intérieur de lui, mais on est une partie de ce puzzle. On ne peut pas en sortir et ensuite y revenir. Si on n’est pas là, si on ne fait pas partie de ce corps, cela devient une autre entité, un autre « corps collectif ».
F. F. : Ce qui est intéressant par rapport à l’espace, c’est que nous sommes désorientés tout au long de la performance parce que les repères ne sont pas les mêmes qu’habituellement sur une scène qui est carrée, ou dans une configuration plus conventionnelle. Comme nous l’avons dit, nous sommes comme sous un dôme. Et les repères physiques sont alors différents : au début nous sommes dans le noir, nous avons l’impression d’être dans le vide. Nous n’avons pas l’impression de créer un espace. Nous vivons l’espace au fur et à mesure et nous le découvrons dans cette même modalité. Dans certaine séquence où nous sommes debout, je suis moi-même surprise de ma position dans l’espace et par rapport aux autres. L’espace se réorganise au fur et à mesure qu’on l’expérimente.
E. D. : Il en est de même pour moi. Je ne me repère pas par rapport à l’espace autour de nous, mais bien par rapport à l’espace entre nous.
I. C. : Comment ressentez-vous votre corps, comment cela vous affecte-t-il ou affecte votre gestuelle ?
F. F. : Il y a une espèce d’ouverture à l’abandon, au lâcher-prise. Une sensation mystérieuse. Il est certain que cela m’affecte, car même si je voulais me créer un repère précis, je ne pourrais pas, je me perdrais et deviendrais trop cérébrale. Je ne peux pas me le permettre car toute la performance est bâtie sur la stratégie du senti. On ne doit pas essayer de réfléchir sur notre position dans l’espace, il faut vivre le moment présent (go with the flot).
N. St-A. : Je ne sais pas si je vais pouvoir m’exprimer clairement, mais lorsque nous sommes dans un état de découverte, il n’y a plus de priorité. Tout est important parce que nos repères n’existent pas ou n’ont pas été mis en place. Au niveau du corps, c’est la même chose. Sans repères il n’y a aucune partie du corps qui est plus importante que l’autre. C’est intéressant, car nous sentons vraiment la tridimensionnalité de l’espace. Comme il n’y a pas de référence, il n’y a rien à mettre en priorité ou plus en valeur qu’une autre chose. C’est vraiment une exploration.
E. P. : C’est alors une forme d’espace qui se dessinera par le corps. La chose qui est très importante ici et que je veux souligner, c’est que l’espace n’existe pas à priori. Il n’y a pas un espace donné.
I. C. : Est-ce que tu parles de l’espace du corps ?
E. P. : Non, je parle de l’espace de la salle. Cet espace n’est pas un espace donné dans le sens où tu dois l’habiter avec le corps, mais aussi tu dois l’explorer avec le corps. Donc tu dois le parcourir. Est-ce que vous avez un parcours prédéterminé ?
N. St-A. : Dans la forme, peut-être, mais dans le ressenti, absolument pas. En fait, nous ne dessinons pas l’espace.
I. C. : Dans la première séquence du « corps collectif » elles se laissent emportés par leurs sensations. Donc ça veut dire que le ressenti kinesthésique va les amener à se déplacer dans l’espace en raison des réactions de l’une par rapport à l’autre. C’est l’auto-organisation de l’une envers l’autre qui va les amener à se déplacer dans l’espace. Il n’y a donc aucune prédétermination d’une figure chorégraphique dans l’espace.
L-A. L. : Comme nous l’avons déjà dit, c’est plus sur les autres que sur l’espace que nous allons nous appuyer. Notre rôle est juste d’être là, de se comprendre et de se connecter l’une avec l’autre. Les spectateurs, quant à eux, ont une expérience totalement différente l’un par rapport à l’autre étant donné qu’ils sont placés dans un cercle autour de nous, à des endroits différents.
I. C. : Il faut aussi considérer que le poids de la masse corporelle en mouvement varie et vous contraint à tel ou tel déplacement. Par ailleurs dans la séquence où vous êtes couchées sur le dos, c’est l’exploration de l’espace qui se fait par le mouvement des jambes. Cela non plus n’est pas prédéterminé, car le mouvement se créé en relation avec la répartition de votre poids dans l’étirement de vos jambes sous l’espace qui est, à ce moment-là, au-dessus de vous.
L-A. L. : Je dirais justement que l’on n’explore pas l’espace. Nous explorerons l’espace des hanches, le contact avec l’une ou avec l’autre. Par exemple si ma jambe va rentrer en contact avec l’autre, imaginer comment ouvrir les hanches, comment respirer dans différentes facettes de notre corps.
I. C. : Donc ce n’est pas l’espace à l’extérieur de vous, mais c’est votre espace interne que vous sollicitez.
L-A. L. : En effet, c’est notre espace interne.
E. P. : Est-ce un micromouvement à l’intérieur du corps ?
L-A. L. : Je ne sais pas si on peut dire cela, mais ça se passe à l’intérieur du corps.
B. T. : J’ai plutôt l’impression que je flotte quelque part dans l’espace et que je suis juste là. Je n’ai pas la sensation que je suis sur le dos et sur le plancher. Je me sens dans un non-lieu.
E. P. : Avez-vous la sensation d’être en apesanteur ?
L-A. L. : Je dirais plutôt que nous perdons nos références quant au plafond, aux murs. En fait, nous n’y pensons pas, il n’y a pas de pensée qui nous traverse, nous ne pensons à rien et nous sommes seulement dans la sensation.
I. C. : Je ne sais pas si c’est une partie de la réponse, mais au début du processus, nous avons eu de la difficulté lorsqu’on travaillait la séquence des jambes. Il y en avait plusieurs qui travaillaient à partir des muscles externes, elles « forçaient » dans l’espace. À ce stade-là, je pense qu’on « dessinait » plus dans l’espace. Je voulais plutôt qu’elles aillent chercher la sensation – comme lorsque l’on découvre le psoas ou le muscle interne –, une sensation vraiment interne et de flottement. Peut-être aussi que c’est votre processus de projection qui change ? La sensation de « flotter », le travail quant à l’ouverture du bassin, la relation avec l’autre qui vous incite/oblige à bouger/vous déplacer. Tous ces éléments et consignes changent complètement la manière que vous habitez votre corps dans l’espace, comment vous vous projetez dans l’espace lorsque vous avez l’impression de flotter ? Est-ce que cela décrit ce que vous vivez ?
B. T. : C’est subtil. Nous ne nous sentons plus comme notre corps physique : notre tronc, nos bras…
L-A. L. : Nous explorons des textures.
B. T. : Nous nous sentons seulement remplis d’air.
E. D. : Nous en parlions quelquefois. Nous nous sentions comme dans un utérus et nous nous imaginions comme des bébés qui explorent, qui flottent. Dans cette séquence plus particulièrement, j’essayais de m’imaginer comme un bébé dans le ventre de sa mère, qui flotte, qui nage. C’est à cette image, ou sensation, à laquelle je me réfère quand j’explore les mouvements, bien plus qu’à l’espace de mes hanches. Le résultat à l’extérieur peut sembler le même, mais le processus est différent.