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Le Suyama Space et Generativity

Generativity, présentée au Suyama Space en 2016 est constituée d’une installation-vidéo-performance. La performance y est intégrée vidéographiquement et s’y est déroulée live le temps de trois prestations. Cette création a été réalisée dans une collaboration entre Fernanda d’Agostino, qui a assumé la réalisation de l’installation, et Isabelle Choinière, la performance.

Pour Beth Stellars, conservatrice du Suyama Space, cette collaboration est unique en son genre car elle introduit des éléments inédits, elle dit : « [Fernanda’s] focus upon the natural world with its natural selections through generational divisions indicated a new approach to the venue. The incorporation of sound, video, and performance were elements we had not featured before in such depth ».

Choinière et d’Agostino sont connues pour explorer dans leur travail, une façon d’aborder poétiquement en les reliant, la spiritualité et l’utilisation des nouvelles technologies qui permettent l’intensification de la sensorialité, objet de leur recherche. Assister à l’exposition au moment de la performance, permettait d’entrer en contact à la fois avec le public, les artistes et la commissaire.

Un lieu dédié à l’expérimentation

Le Suyama Space est un laboratoire, laissant aux artistes le temps et les moyens d’expérimenter et d’explorer leur créativité, en marge des circuits habituels de production : Brendan Kiley écrit, « The gallery has been free to the public for almost two decades and all its donations and grant money went to pay for materials and artists’ stipends — but, perhaps most important, the noncommercial gallery never struggled with pressure to make money from sales1 ».

Le travail de Fernanda d’Agostino et d’Isabelle Choinière sont donc en cohérence avec l’idée directrice du Suyama Space qui résiste à la pression imposée par le marché de l’art. D’après le public et la commissaire, cette installation-performance comporte une forte charge symbolique et émotionnelle. L’aspect inhabituel de la performance d’Isabelle Choinière surprenait les spectateurs. L’enthousiasme croissant de l’audience était manifeste dans la qualité de leur écoute et de leur concentration : « I would say the emotional response to all three overall performances was as positive about the « surround sound » as they were with the dancers and the projected video. Clearly, with all three performances, there was sincere and intense concentration with that which evolved. », déclare ainsi Beth Sellars.

Répétitions de Phase 5 d’Isabelle Choinière, dans le cadre de l’exposition Generativity de Fernanda d’Agostino,  Suyama Space, Seattle, Etats-Unis, Novembre 2016 – Photographie de Leïla Cassar

Une perception englobante

L’installation de Fernanda d’Agostino – à laquelle Isabelle Choinière a collaboré au niveau de sa conceptualisation – était constituée d’une projection au sol d’une vidéo de forme circulaire, de deux grands panneaux écraniques, dont l’un divisait l’espace en deux et l’autre était placé devant un mur, sur lesquelles étaient diffusées des vidéos qui reproduisaient en surimpression sur des éléments biologiques la performance des cinq danseuses. L’organicité des corps et des structures biologiques représentées dans les vidéos s’y trouvaient alors interreliées de même qu’avec un tas de branchage disposé au sol, des écheveaux de cordes qui descendaient du plafond et toutes sortes d’artefacts de configurations biologiques. La performance imaginée par Isabelle Choinière présentant un amas de corps entremêlés au centre des éléments de toute l’installation, faisait écho à ce concept naturaliste et biologique2. Ainsi que le relevait T.S. Flock :

Something that was very unified in the dance performance and also in the installation itself was the juxtaposition of the simplified life forms, time, spaces, human forms… It was very much kind of a reference to the earliest life forms where interfaces between the squeezed forms are so intimate. And the human form is of course so discreet. It was a little bit disturbing, in particularly in the modern age, because we’re not just afraid of our own embodiment but ashamed of it, ashamed of having a body in the first place3.


Les sons produits par une interface imaginée par Choinière déstabilisaient les spectateurs qui se sentaient englober dans la respiration d’un corps plus grand que nature4.

Ainsi la primauté du regard, propre à la perception, que l’on a habituellement devant une performance, se trouvait substituer par une perception tactile et sonore. Sensation inédite donner à expérimenter au public. Une spectatrice déclara :

I experienced it as a whole, without trying to imagine the pieces. I was grateful to came with an open mind but I was very moved by the choir formed by the dancers. I was surprised by their motions and I thought what I was observing was a synthesis that I’ve never seen before. I found it to be very moving.

La perception de cet extended body, souvent analysé dans le travail de Choinière, a ainsi été confirmé par la réception de certains spectateurs, que nous avons pu interroger immédiatement après de la performance:

It was interesting to see how this feedback of movement and sounds, with so many bodies connected, was also creating a connection between all the people and they essentially became one. The movement was guided by all of them.

Un travail in-situ


Le Suyama Space propose aux artistes de travailler dans un espace très spécifique : cette ancienne écurie réaménagée en galerie d’art possède un plafond aéré par de larges fenêtres laissant percer la lumière du jour. Il s’agit donc d’un défi créatif pour les artistes invités d’habiter cet espace en épousant ses caractéristiques, comme le précise la conservatrice :

For 20 years Suyama Space has commissioned artists from around the world to respond directly to the architecture of the building in some way.  Artists could not bring in pre-existing work, but rather had to create through their response to some element of the space. 

Fernanda d’Agostino a commencé à réfléchir au projet d’une installation il y a deux ans. Le travail de collaboration entre les deux artistes est né d’une série de conversations qui ont eu lieu alors qu’elles étaient artistes invitées au Festival Internacional de la Imagen, qui a eu lieu au Grand Teatro Los Fundadores à Manizales en Colombie en 2014.

Suite à cette rencontre, elles ont travaillés en collaboration au concept du projet lors de deux résidences conjointes et l’intégration de la performance live leur est apparue nécessaire. Isabelle Choinière, les performeuses et les techniciens se sont alors insérés dans le projet:

Isabelle achieved the Herculean job in adapting a live performance of 5 dancers in a confined space with a remarkable sound component enveloping the dancers and gathered audiences crowding around the « pad »…all in a space not built for performances of any sort.

Cette logique de création propre au Suyama Space entre en écho avec la démarche d’Isabelle Choinière, comme nous l’explique un de ses techniciens, Karim Lakhdar :

L’idée c’est que l’espace et le son amplifié sont comme une sixième « performeuse » ou comme un sixième élément performatif.

Le travail des techniciens comme celui des danseuses est fondamentalement intuitif. Même si un canevas existe, les mouvements et les sons des performeuses ainsi que l’espace dans lequel elles évoluent se modifient en permanence. Ainsi la performance donnée au Suyama Space était chaque soir « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre » pour paraphraser Paul Verlaine. Pour Beth Sellars :

There was a difference between the three performances. I think each one improved as the dancers, and adjusted to the varying circumstances.

On peut dire que la performance et l’installation s’ancraient pleinement dans le temps et l’espace où elles étaient vécues et créées. L’harmonie régnant dans le Suyama Space, incarnant un espace-temps particulier, a su entrer en communion avec le public.

Notes

[1] Brendan Kiley, Seattle Times, 21/11/2016.

[2] Voir Leïla Cassar, Structure mouvante du collectif, transindividualité fluide : la corporéité en jeu dans Phase 5 d’Isabelle Choinière et sa remise en question du lien humain-environnement publié dans cette même revue.

[3] Critique d’art présent lors de la performance

[4] Voir Mélissa Bertrand, Entremêler corps et technologies : des vagues perceptives nouvelles – Analyse de Phase 5 d’Isabelle Choinière, publié dans cette même revue.