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Cyberthéorie

L'hypermédia: une tactilité sans matière? I

L’interactivité d’un point de vue physique et matériel

Dans un texte paru dans le numéro 7 de la revue Synesthésie qui porte sur la Transsensorialités, Louise Poissant soulève la question des sens dans le champ virtuel du cyberespace. Selon un reproche que l’on entend souvent à propos des technologies de l’hypermédia, elle souligne qu’ « il est vrai que, pour l’heure, le cyberespace est essentiellement affaire d’oeil. Les sens de la proximité, le toucher et l’odorat, ne sont que très allusivement sollicités en téléprésence. » On a, en fait, tous tendance à croire que la pauvreté au niveau sensoriel caractériserait ces documents que l’on visualise sur cette surface de verre qu’est l’écran de l’ordinateur. La perte concernerait surtout le sens du toucher, privé que l’on serait d’un contact avec des corps ou de la matière, et ce, au profit d’une perception purement optique, lisse et léchée. Par contre, tout le monde apprécie le fait que les textes et les médias soient devenus « hyper », permettant ce nouveau mode de consultation qu’est l’interactivité. Cependant, il serait peut-être intéressant d’établir une relation entre cette idée d’interaction et nos habitudes de perception tactiles et visuelles. En effet, ces habitudes ont peut-être été modifiées, ou vont être modifiées par les technologies numériques, engendrant du même coup une nouvelle sensorialité.

D’abord, l’interactivité est une notion assez vaste qu’il faut tenter de cerner. Pour mieux s’orienter, on peut se référer au compte rendu de Pierre Robert concernant la question soulevée par Nathan Shedroff intitulée « What is Interactivity anyway? » (article complémentaire ci-contre). Avec un certain scepticisme, l’auteur questionne la prétendue interactivité des nouveaux médias en la situant dans un ensemble plus vaste d’activités humaines. Il classe ces dernières en fonction d’un spectre qui va du passif à l’interactif: entre autres comparaisons, un repas entre amis est plus interactif que le fait de regarder la télévision. Ce simple exemple suggère que le passif et l’actif dépendent d’une manière d’être présent à ce qui nous entoure, une présence qui implique notre relation avec des objets et des sujets physiques. Le passif et l’actif sous-entendent peut-être aussi cette incontournable notion de linéarité, notion qui renvoie à des considérations sur le temps et l’espace. À ce titre, participer à une bagarre serait plus interactif que le fait de regarder un coucher de soleil. Cela dit, essayons dans un premier temps de comprendre plus spécifiquement nos rapports avec des contenus de nature plus symboliques, pour nous diriger dans un deuxième temps vers une réflexion très pragmatique sur le multimédia.

On peut affirmer d’emblée que l’interactivité est liée à un choix, une libre décision. La nature et la conception d’un document interactif est fondée sur cette réponse, cette participation d’un « utilisateur ». Les interventions de ce dernier peuvent, à la limite, modifier à divers degrés le document lui-même. L’interactivité suppose donc un acte volontaire (une notion immense), qui peut, entre autres, se manifester dans le seul fait de regarder. Cependant, l’interactivité implique peut-être aussi l’acte qui consiste à « entrer en contact avec quelqu’un ou quelque chose en éprouvant les sensations du toucher1« . En tant qu’expérience globale et plurielle le tactile aurait alors le corps comme organe de perception, particulièrement la peau, avec des zones plus sensibles comme par exemple, le bout des doigts. Si l’interactivité peut être représentée sur un spectre allant du passif à l’actif on peut tenter de classer les médias sur une gamme, où les degrés d’interactivité coïncideraient avec ceux de la tactilité.

Dans cette optique, on aurait d’abord des contenus dont la présentation ne demanderait rien d’autre que la passivité, dans laquelle tout geste serait perçu de manière négative. Pensons aux médias de masse par rapport auxquels nous devons idéalement nous comporter comme de simples spectateurs. Ouvrir la télévision est bien un choix qui nous appartient, mais pour le reste, on préfère décider pour nous: « revenez-nous après la pause », nous répète-t-on souvent. Ainsi, la liberté de choisir son programme est aussi mal vue que le zapping et le balayage, car ils sont considérés comme de vraies calamités, autant par les producteurs d’émissions de télévision et de radio que par leurs commanditaires. Enfin, le geste d’éteindre est aussi difficile pour le spectateur hypnotisé que fatal pour le diffuseur hypnotiseur. Il est donc clair qu’en bas de la gamme, le contrôle de l’information ne peut être partagé et que celle-ci se transmet sur le mode radical de la domination et de l’asservissement. Et la commande (contrôle!) à distance n’est pas vraiment conçue pour nous faire bouger plus que nécessaire.

Cet abandon, auquel on se prête (souvent volontiers) devant le petit écran, vaut aussi pour la salle de cinéma bien que s’y ajoutent l’effort du déplacement et la sélection d’un film. Sauf qu’une fois dans la salle de projection, on a d’autre option que de dormir ou sortir si on veut… réagir; des choix qui dérangent autant le réalisateur que les autres spectateurs. Bref, ne doit-on pas tout simplement s’oublier dans la noirceur d’une salle de cinéma?

Par ailleurs, on fait un saut qualitatif quand on a accès aux supports sur lesquels les contenus sont enregistrés. On place dans nos lecteurs des bandes audio et vidéo achetées ou louées; un acte de consommation qui suppose consultations, recherches et déplacements. Et lorsque la lecture n’est plus linéaire, grâce aux supports numériques (CD et DVD), le saut est encore plus significatif. Du bout des doigts… on peut trouver et donc choisir plus aisément des passages sur un disque laser que sur une bande.

En ce qui concerne les documents imprimés (livres, revues, journaux), le contrôle s’équilibre un peu plus entre ceux qui émettent et ceux qui reçoivent, dans la mesure où l’on s’éloigne quelque peu la passivité des médias de masse. Là aussi on a le support en main, sauf que la machine n’est plus nécessaire. La lecture se fait par notre propre manipulation. Ce contact est on ne peut plus physique et matériel: on tourne des pages en plus d’apprécier poids, souplesse, qualité des surfaces et odeurs d’encres. La consultation est donc assez flexible puisque je peux visualiser, selon mes choix, des surfaces de textes et d’images, surfaces ou pages, relativement indépendantes les unes des autres. C’est là d’ailleurs que réside toute la révolution du livre lorsque, du rouleau de papyrus de l’Antiquité, on passe, au début du moyen âge, au codex, soit un assemblage de cahiers faits de feuilles de parchemin pliées – un support qui, comparativement au papyrus, se plie sans se déchirer, rendant ainsi l’invention du livre possible.

Illustrations, lettrines, alinéas, gros titres des livres, revues et journaux sont autant de points de repères visuels qui autorisent une consultation qui n’est pas nécessairement celle qui a été dictée par le ou les auteurs ou rédacteurs. La lecture est donc une activité plus active que passive puisque notre capacité à manipuler l’objet permet de briser un enchaînement textuel déterminé à l’avance. Car les documents imprimés (sauf les livres de références dont le contenu est classé par ordre alphabétique) ne sont-ils pas conçus sur un mode linéaire du seul fait que les pages soient reliées? Et les structures temporelles du genre récit, chronologie, biographies, sans parler de la simple pagination, ne sont-elle pas possible sans la reliure? Cependant, en comparant d’un point de vue très matériel l’imprimé aux médias de masse, on se rend compte qu’une relation plus active et moins linéaire avec les contenus dépend d’un possible rapport tactile avec les objets matériels. 

Autre comparaison possible entre le principe de la bande enroulée et celui de la reliure, c’est que ce dernier se déploie beaucoup plus facilement dans l’espace. On parle ici d’un espace bêtement géométrique qui met en rapport des plans (des pages) et un volume (un livre ouvert), et dont la configuration peut évoquer autant l’éventail que le carrousel. Et, de ce point de vue, le cahier, qu’il soit simplement plié (journaux) ou relié (livres et magazines), est sûrement plus interactif que le rouleau de papyrus ou la cassette vidéo.

Il devient évident maintenant que le tactile est plus près de l’espace que du temps, et que le partage du contrôle sur les contenus, est relatif à la façon d’être physiquement présent aux différents médias. Mais le problème avec les hypermédias n’est-il pas lié à la perte du support? Comment expliquer alors ce gain d’interactivité puisqu’il y a déficit du point de vue de la matérialité des corps. Dans un prochain article on reprendra la question qui devra être abordée par le biais de la virtualité. On se demandera en fait si le toucher est toujours, avec les nouveaux médias, une ouverture vers l’interactivité.

Note

[1] Définition du Petit Robert du verbe toucher.