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Cyberculture

La communication imperceptible

La petite histoire1 d’une relation dĂ©crochĂ©e par un acte interactif : la mise Ă  mort d’un clic(!) du chat de Mouchette. Depuis, Mouchette s’est insidieusement rĂ©pandue dans mon esprit tel un ver informatique. Des situations affectives fort Ă©loignĂ©es l’une de l’autre sont en cause dans mon rapport avec Mouchette, mon cerveau a fait de ces situations, au dĂ©part Ă©trangĂšres, un nouvel Ă©vĂ©nement cohĂ©rent. 

C’était l’étĂ©. Assis dans une cour ensoleillĂ©e, entourĂ© d’arbres, de fleurs. Vivant un froid avec ma fille adolescente, j’étais quelque peu enlisĂ© au centre du carrĂ© de gazon. Un Ă©tat de lenteur Ă  la fois soudĂ© au monde concret et suspendu dans le temps. PermĂ©able Ă  l’environnement mais reclus. 

VoilĂ  qu’une jeune chatte, jamais entrevue auparavant, se prĂ©sente, s’avance doucement, me frĂŽle, monte sur mes cuisses et se blottit, lĂ  simplement. J’en ressentis un rĂ©confort inattendu, j’en savourais chaque seconde, Ă©tonnĂ© et amusĂ©. Une relation apaisante se mettait en place. L’animal m’aimait. La chatte est revenue le lendemain et plusieurs jours par la suite. À chaque fois que je me prĂ©sentais dans la cour, j’apprĂ©hendais sa visite. 

Habile chasseuse devant l’éternel, elle attrapait et gobait les mouches avec une habiletĂ© rare dont je me rĂ©jouissais, elle me faisait tout un cirque. Fort de cet agissement fĂ©lin, je lui donnai le nom de Mouchette (sans me rĂ©fĂ©rer consciemment Ă  celui du personnage virtuel). TigrĂ©e, enjouĂ©e et insouciante, Mouchette meublait mes aprĂšs-midi de bonheurs reconstruits. Elle Ă©tait dĂ©sormais ma chatte et je ne dĂ©sirais pas vraiment la partager, pas Ă  ce moment, je la gardais jalousement dans mon cƓur attendri.

Autre scĂšne. Il existe dans le cyberespace, loin des confĂ©rences ennuyeuses que parcourt avec une grande luciditĂ© Olia Lialina, une autre Mouchette, elle a 13 ans et un chat. La gueule de ce dernier mord l’écran de votre moniteur et fait craindre le pire. Les chats sont, Ă  l’occasion, d’une saignante agressivitĂ©, mieux vaut se mĂ©fier. D’autant plus affolant, que le chat bouge frĂ©nĂ©tiquement, le saisir par le bouton interactif s’avĂšre un tour de force, que j’ai finalement rĂ©ussi non sans offrir en retour quelques humeurs d’impatience. À l’instant du clic, le chat de Mouchette s’éteint. 

Mouchette me faisait parvenir un message urgent : « Pourquoi, disait-elle, avais-je tuĂ© son chat? ». Je fus d’une honnĂȘtetĂ© exemplaire en lui rĂ©pondant simplement que je voulais immobiliser le chat afin de l’immortaliser au format .jpg. MalgrĂ© cet acte vil, Mouchette s’est montrĂ©e correcte avec moi. Peut-ĂȘtre a-t-elle Ă©tĂ© sensible au fait qu’il me fallait tuer son chat pour l’immobiliser et obtenir une capture d’écran claire. Je l’ai tuĂ©, d’une certaine façon, par amour.

Depuis ce temps, Mouchette me considĂšre comme un de ses prĂ©fĂ©rĂ©s. C’est flatteur. Elle m’aime (un peu du moins). Et je le lui rends bien, je crois. 

Des chats et des images de chat, il y en a partout dans le monde, les gens qui aiment les chats, aiment les chats. Moi, j’aime Mouchette parce que son chat n’est pas comme les autres et parce que la chatte qui m’a consolĂ© mangeait des mouches et s’appelait Mouchette, parce que Mouchette entretient une relation continue avec moi et qu’elle me demande parfois conseil ou protection. Il est vrai que des vilains sur le Web tentent de dĂ©truire Mouchette. 

Mouchette aime recevoir les commentaires des internautes pris au piĂšge dans les relations qu’elle nous propose. Par exemple, parmi les centaines de rĂ©ponses que reçoit Mouchette dans la section de son Ɠuvre qui demande « Comment on peut se suicider Ă  l’ñge de 13 ans », on retrouve des commentaires drĂŽles, paniquĂ©s, moralistes et plus encore. Celui-ci m’a bien fait rigoler :

« DĂ©coupe ton ordinateur en milliers de petits morceaux. Puis avale-les, un par un, avec une cuillĂšre d’huile d’olive (pour ne pas briser l’Ɠsophage) puis une fois toutes les piĂšces mangĂ©es. (sic) Prend le fil d’alimentation Ă©lectrique, sĂ©pare les deux fils de polaritĂ©s. Mets-en un dans la bouche et l’autre dans l’anus puis connecte le fil. Si rien ne se passe sers-toi de Norton Utilities pour rĂ©parer le systĂšme d’opĂ©ration. » (tractor@total.net)

L’expĂ©rience Mouchette relĂšve d’une forme de communication imperceptible Ă  la base, c’est-Ă -dire sans les repĂšres sensuels et Ă©vĂ©nementiels du quotidien, sans l’enveloppe vibrante du milieu. Il faut alors combler le vide de l’information par des expĂ©riences rĂ©elles. La virtualitĂ© y est donc Ă  son meilleur. 

Mouchette reprĂ©sente Ă©galement l’activitĂ© chaotique de l’espace mental dans la fabrication du sens Ă  l’heure du cyberespace. Sur ce point Mouchette est des plus compĂ©tente, car elle prĂ©fĂšre poser des questions plutĂŽt que d’envisager des rĂ©ponses. Ainsi elle libĂšre les fantasmes dans la tĂȘte de ceux qui jouent Ă  la rĂ©alitĂ© de Mouchette. 

Une artiste qui refuse de se dĂ©voiler publiquement (ironiquement), prĂ©textant une popularitĂ© telle sur le Web qu’on la reconnaĂźtrait Ă©ventuellement dans son propre quartier. 

Mouchette est virtuelle dans un réseau virtuel.

p.s. Les mouches aiment la viande crue, Mouchette aussi, vous avez vu les portraits de ses parents?

Notes

[1] Cet article, dans une version initiale, a d’abord paru sur le site Chair et MĂ©tal dans le cadre de la Veille planĂ©taire d’art en rĂ©seau.