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Entretiens

Zaven Paré : Marionnette électronique et bovarysme

Filiations généalogiques et artistiques

L. B. : Comme plasticien inventeur de la marionnette électronique, il se trouve que vous êtes de la famille du prothésiste de la Renaissance Ambroise Paré, pourriez-vous élaborer sur l’importance de cette filiation ? Celle-ci vous a-t-elle marqué consciemment ou est-elle apparue à un moment particulier de votre cheminement ? 

Z. P. : Je place Ambroise Paré parmi d´autres hommes de science de la Renaissance française auxquels je me suis toujours intéressé tels Bernard Palissy ou Olivier de Serres. Mais du livre sur « la Méthode de traiter les plaies », j´admire les instruments et la technicité, sans doute aussi j´éprouve une fascination pour la représentation du corps morcelé.

Prothèse jambe, résine 2007

La prothèse peut donner une idée du prolongement du corps aussi bien à l´intérieur qu´à l´extérieur du corps. L´objet prothétique frappe l´imagination, car il imite la forme et la fonction en essayant de les remplacer. La prothèse ne maintient qu´un équilibre néo-mécanique de contour et l´illusion du rétablissement d´un ordre. Panofsky dans Idea, fait la démonstration d´un idéalisme paradoxal. Il y a d´un côté le concept de l´idéal du beau et de l´autre, l´idée du beau à partir de l´analyse sensible des éléments qui le composent. L´histoire de la représentation du corps, plus particulièrement, participe de ce va-et-vient permanent entre l´appréciation du tout et de ses parties. Pendant la Renaissance, il existait des ateliers de pièces de rechange pour compléter les membres brisés des statues antiques ; les commandes des toiles flamandes dépendaient de devis comprenant des choix de formats de représentation du corps, d´angles de représentation des visages, avec ou sans les détails de certaines autres parties du corps ; ou bien encore Michel-Ange et plus tard le Caravage se constituaient des portfolios d´esquisses de fragments anatomiques, de bras et de jambes pour ensuite peindre morceau par morceau les corps des personnages de leurs compositions. Le morcellement de la figure n´était peut-être alors envisagé que pour répondre à des exigences pratiques ou économiques, mais il posait cependant le problème de la représentation de l´ensemble à partir de la participation ou de la dérivation de ses parties. 

Sur le plan commercial, nous pouvons par exemple citer « La leçon d´anatomie du professeur Tulp » de Rembrandt, dont le nombre de personnages de face ou de profil, la présence du corps disséqué et le nombre de mains visibles étaient détaillés dans la commande de l´œuvre. Sur le plan de l´idéalisation du goût, ou de l´idéal abstrait du beau à partir de l´assemblage des éléments qui le composent, la parabole sans doute la plus significative pour illustrer ce paradoxe est celle de Zeuxis et des plus belles femmes de Crotone. Zeuxis est un peintre grec dont l´œuvre a totalement disparu, mais qui est abondamment citée par les Anciens. Parmi ses œuvres les plus fameuses, il peignit une Hélène à sa toilette. Pour peindre cette Belle Hélène, dont la beauté ne pouvait être égalée par aucune autre mortelle, Zeuxis choisit parmi les cinq plus belles femmes de Crotone, les plus belles parties de leurs anatomies. La toile de François-André Vincent au Louvre représente cette scène.

Avec Descartes et Le discours de la méthode ou avec de la Méttrie et L´homme machine, la posture scientifique présuppose alors le démontage du corps en parties pour la compréhension du tout, à l´unité divine irréductible se substitue l´étude de l´organisation de l´ensemble. Le développement de l´archéologie au XIXème siècle, mettant à jour des vestiges parcellaires, propose aussi une nouvelle lecture des objets. La survie de l´objet morcelé au cours d´ères successives, une tête grecque, un buste romain, un torse cambodgien ou un doigt de pied égyptien, met en évidence la poésie et la beauté qui peuvent émaner du fragment, en soulignant la charge symbolique de l´absence de la totalité. Les fouilles archéologiques renvoient d´une certaine manière à une représentation provisoire du corps, au même titre que la relique du corps mort ou de l´ex-voto du corps miraculé. La dissection d´Ambroise Paré quant à elle, propose la même approche mécaniste que les fabricants d´automates. Puis la guillotine sectionne le corps symbolique renouant avec les têtes mythiques de la Méduse ou de saint Jean-Baptiste. 

Ces trois pratiques qui marquent les esprits, parallèles bien qu’originales, permettent d´envisager une approche sensible différente sur le plan poétique et esthétique de ce qui au départ pouvait inspirer la surprise, le respect ou le dégoût. La sculpture en marbre de la Vénus de Milo, le bassin en tissu de La machine à accoucher de Madame du Coudray, les études de mains, de pieds et de têtes guillotinées de Géricault, L´origine du monde de Courbet ou le cadavre décrit dans la poésie de La charogne de Charles Baudelaire, sont autant de fragments de corps emblématiques, qui chacun à leur manière permettent de témoigner de l´évolution de l´appréciation d´états morcelés du corps. La Vénus de Milo relève de l´appréciation d´un artefactd´origine archéologique prétexte à une tentative de reconstruction de temps historiques. La machine à accoucher est un instrument didactique et L´origine du monde et La charogne des provocations anatomiques. La décapitation à l´opposé des autres sépare radicalement le corps en deux parties, grâce à l´emploi rationnel de la guillotine plantée au cœur d´une mise en scène du corps. Au comble de ces propositions, l´autre exemple allégorique est le personnage du peintre Frenhofer de la nouvelle « Le chef d´œuvre inconnu » de Balzac. En essayant d´atteindre la perfection, il finit par noyer son chef-d´œuvre sous une telle infinité de coups de pinceaux, qu´à la fin ne subsiste que le détail d´un pied. Ce n´est pas avant Rodin que le fragment exprime finalement la genèse du processus créateur, en imitant un travail rescapé du temps, amplifications du détail d´un geste ou de mouvements, un pas, une démarche ou un bras levé un instant. Hors du champ strictement artistique, Ambroise Paré est pour moi en quelque sorte un précurseur dont je m´approprie volontiers les références de ses études de l´anatomie des humains et des monstres. Jean-François Debord mon professeur de morphologie à l´École des Beaux Arts a été très déterminant pour mon rattachement à cette filiation.