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RACCORDS d'Alain Fleischer ou la magie de l'art transmédial

Alain Fleischer, Écran sensible / La Lettre, réalisée à la Galerie de l’UQAM, 2013
et Tout un film, une seule image, 1992-1994, © Alain Fleischer / SODRAC (2013)
Photo : Laurence N. Béland

Alain Fleischer, auteur prolifique d’ouvrages littéraires et réalisateur de 350 films environ, signe une œuvre magistrale qui alterne du cinéma à l’écriture en passant par la photo. Du 16 mm au 35 mm et à la vidéo, du fragment au roman et à l’essai, son œuvre manifeste une quête incessante du souvenir, de l’oubli et de la mémoire. Elle traque tant la médialité que la trace, créant une polyphonie à travers des personnages fictionnels, des formes et des figures ludiques, tels que Happy Days, série « Les Jouets » et Poires et citrons, série « Natures mortes », deux projections vidéographiques, 2012. Cette polyphonie opère à la fois sur le registre narratif et le registre intermédial. Son œuvre revisite aussi des œuvres cinématographiques et littéraires, que ce soit Hitchcock recadré, un film de 20 minutes de 1999, Antonin Artaud et Franz Kafka, série « L’œil Gauche », de 2012 en projection vidéographique.

À l’occasion de l’exposition intitulée RACCORDS, dans le cadre du colloque Lumières de la ville, bien que personnages et formes demeurent sujets et objets de captation, c’est peut-être davantage l’interrogation des médias qui nous frappe, de leur interpénétration et de leur réversibilité. On assiste au déploiement des innombrables possibilités et limites qu’offrent film, vidéo, photo, mais aussi à leur « dépliement ». Fleischer dévoile et accentue les procédés du processus photographique et filmique qu’il se plaît à entremêler. Ainsi le filmogramme devient contenu d’une photo, l’écran vidéo diffuse le négatif d’un film et le recadrage d’un film explore le grain jusqu’à déstabiliser la vision, le trouble sensoriel subsumant le récit. Les personnages deviennent ici la photographie, ses procédés et ses effets, là le cinéma et la vidéo, leur grammaire et leur composition.

L’expérience de la chambre noire collective

Raccords, Alain Fleischer
Crédit photo : LP Côté © Galerie de l’UQAM, 2013

Le 22 février 2013, le public s’entasse dans le hall d’entrée de la Galerie. Pour l’événement du lancement, la grande salle est fermée d’une paroi opaque qui empêche la lumière de pénétrer. La commissaire Louise Déry nous prévient : « il est essentiel de respecter les consignes. Vous serez plongés dans le noir, pendant quelques minutes avec une faible lumière infra-rouge. Vous devez éteindre vos cellulaires et vous ne pourrez prendre aucune photo, sans compromettre l’expérience. Quelques chaises sont disponibles pour ceux et celles qui désirent s’asseoir, les autres devront rester debout. Personne ne pourra sortir de la salle : si vous êtes claustrophobe, on préfère vous prévenir. »

Toutes les chaises sont rapidement occupées. Dans la quasi noirceur s’installe une rumeur. Nous faisons face au mur sur lequel une grande surface argentique est fixée. Quelques personnes s’affairent, d’autres discutent à voix basse. La commissaire réitère les consignes : « cellulaire fermé, pas de photo ». Puis l’artiste Alain Fleischer déclenche le projecteur 16 mm. Des ombres apparaissent sur le papier argentique constitué de quatre lés fixés parallèlement, qui atteignent la dimension d’un écran de cinéma. On saisit rapidement l’inversion des contrastes. Dans la portion de droite, au premier plan, un visage se dessine entouré d’une chevelure blanche. Je crois reconnaître l’artiste lui-même à cause de ses longs cheveux blancs. Aussitôt je me reprends, et comprends qu’il s’agit d’un négatif de l’image à venir. À gauche du personnage, vers l’arrière plan, apparaît l’ombre fantomatique d’un autre personnage. Les grains s’accumulent jusqu’à opacifier certaines zones. Des formes apparaissent et se transforment sur l’immense surface à la fois sombre et floue. Durant ce temps, tel un métronome le cliquetis du projecteur marque la cadence.

La projection se termine en dix minutes. Dans le noir, l’équipe de « scaphandriers » se met alors en action et travaille avec précaution à l’application du révélateur qui a pour effet d’inverser les contrastes, à l’aide de rouleau à manche télescopique. Le grain du papier argentique s’imbibe d’éléments chimiques qui révèlent la silhouette de deux personnages. Au final, une image positive surgit : à droite le visage d’une femme à la chevelure noire et, à gauche vers l’arrière, un homme penché. L’opération n’est toutefois pas terminée, il faut cesser le développement, dans le sens photographique du terme, avec un bain d’arrêt également appliqué au rouleau. Une dernière étape d’application au rouleau permet de fixer l’image et la performance est terminée.

La Lettre, 2013, le film source photographié

Le film en 16 mm utilisé et projeté sur la surface argentique s’intitule La Lettre. Présenté en boucle dans un écran plat intégré dans le mur, les visiteurs peuvent le visionner sur le mur opposé à celui de Raccords. Je me souviens qu’un personnage masculin, joué par l’artiste lui-même, écrit une lettre. Sur l’océan derrière lui passe un bateau qui bientôt sort du cadre. À un certain moment on aperçoit un poisson rouge. Puis un visage de femme apparaît en premier plan, dans la portion de droite, tandis que l’homme appuyé sur la balustrade devant l’océan continue d’écrire. Au final, cette scène s’imprime sur l’écran sensible durant l’expérience collective de «  la chambre noire ». Si les deux personnages, le lieu marin et l’action scripturaire construisent la trame narrative du film, sur la photo cette trame se résorbe dans une accumulation de plans condensés les uns dans les autres. Chaque figure semble disparaître en entassant ses traces granulaires sur la surface.

En raison des personnages joués par Fleischer et sa compagne Danièle Shirman, je demande à l’artiste s’il s’agit d’un film documentaire, d’un docu-drama ou d’une fiction. « C’est une fiction, me répond l’artiste. Nous jouons des personnages créés pour ce film »1. Il demeure que ce film source, diffusé en négatif dans le noir, prend une toute autre forme par sa remédiation en photo. Il faut avoir assisté à la performance pour comprendre que la révélation publique d’une photo à partir d’un film 16 mm dépasse le simple procédé d’un maître bricoleur ingénieux. Cet événement dépasse également les prouesses d’une équipe de techniciens qui, grâce à la lumière inactinique importée de la chambre noire, révèlent devant nous l’image finale.

Cette première expérience d’Écran sensible, à partir de La Lettre, qu’il vient de réaliser à Montréal, Fleischer l’expérimente dès 1998 avec sa série Écrans sensibles. Son stratagème consiste à « photographier un film en procédant autrement que par prélèvement ou arrêt sur image [,] de le photographier dans l’intégralité de son déroulement, histoire de tester ce que, d’un film, la photographie est à même de saisir, de retenir »2. Cet « autrement » alimente donc la révélation publique d’une image filmogrammique issue d’un projecteur 16 mm, qui sert pour l’occasion d’agrandisseur. Contrairement à l’écran cinématographique qui laisse apparaître et disparaître l’image sans jamais être altéré lui-même, le papier argentique retient les pigments clairs obscurs d’une image en voie de révélation. Il se crée alors une mixité des procédés d’enregistrement de la succession temporelle, mobile pour le film et fixe pour la photo.

Le « dépôt de mémoire »

Raccords, Alain Fleischer
Crédit photo : LP Côté © Galerie de l’UQAM, 2013

Pour Fleischer, le processus créatif et son résultat constituent un « dépôt de mémoire ». Il s’agit en quelque sorte d’une mise en abyme du dépôt mémoriel d’un film sur la surface photographique. Une mémoire constituée d’une fiction alimentée de divers souvenirs, mais aussi porteuse d’une époque cinématographique et historique. Peut-être est-ce dans cette perspective que se situe l’affirmation suivante de Fleischer et le jeu de forces centripètes et centrifuges qui alimente son œuvre :

« Tout ce que j’ai produit pendant des années, loin de multiplier les occasions de visibilité, n’a sans doute eu pour résultat contraire que ce trou noir, entassement massif que j’ai laissé se construire dans le temps, sans me méfier de la menace qu’il représente pour sa propre lisibilité, et qui maintenant pourrait décourager toute tentative de faire apparaître aux yeux des autres ce qui, dans une très large proportion, n’existe que pour moi et pour le cercle restreint de mes intimes. (…) Sans doute encore me suis-je, pour une fois, contraint moi-même à l’enfermement dans un lieu et à la fixation de mes images, pour qu’un spectateur les regarde, Mais de ce lieu qui rassemble et retient les images, je cherche déjà quelle pourrait être ma vitesse d’évasion. »3

La quête de Fleischer reposerait entre autres sur une certaine tentative de réversibilité des techniques d’enregistrement, en redessinant leur ontologie et en les entrelaçant à l’affût d’une apparition à même les disparitions enfouies dans l’angle mort, dans la mort et dans le hors-champ. Cette réversibilité ou tentative de retour en arrière tente-t-elle de refaçonner ce qui a été enregistré à l’intérieur du champ, contrairement à ce qui n’a pas pu être enregistré ? Ce jeu tenterait de rendre mobile ce qui est fixe et de rendre immobile ce qui est mouvant. Ce qu’il nomme son «  trou noir » semble alimenter une quête de lumière, à travers souvenir, remémoration et oubli, en guise de survivance comme les images savent le faire. Par ailleurs, la lumière risque de brûler l’image si elle pénètre dans la chambre noire au moment du développement, mais elle permet aussi de créer des ombres et de ciseler le souvenir imagé devant l’entassement massif des temps d’une vie.

Une temporalité feuilletée

Comme le résume Pierre Ouellet4, la temporalité dans l’œuvre de Fleischer entrelace différents angles complémentaires. Parmi ceux-ci, précise-t-il, se retrouvent le temps intime, à caractère biographique, voire ancestral d’une lignée, mais aussi le temps historique de l’empire post-hongrois, notamment à connotation politique. Bien davantage que d’une chronologie classique, chez Fleischer le temps comporte des dimensions oniriques, fantasmatiques, voire mythiques, par l’entremise des figures du rabin, du savant ou du guérisseur tout au long de ses ouvrages. La mémoire dont il s’agit dépasse la mémoire historique : il en résulte une diachronie plus complexe que le passage du temps. Tous ces modes temporels sont réabsorbés dans le temps poïétique et dans la dimension esthésique de ses écrits ou de ses créations audiovisuelles.

Ainsi, la temporalité associée à l’expérience collective du 22 février 2013 recèle diverses couches temporelles propres à l’ambiance de la salle, au déroulement de l’action filmique et à l’anachronisme du processus de développement photographique argentique à l’époque du cellulaire et du numérique. En ce sens, l’événement transmédial performatif est porteur d’un registre médiologique qui s’étend sur près de deux siècles. Comme on le sait, la photographie et la cinématographie permettent de pérenniser des instants de vie et leurs tensions productrices de mouvements plus ou moins étendus dans le temps. En effet, si la photographie inventée par Nicephore Niepce en 1839 précède chronologiquement le cinématographe des Frères Lumière officiellement lancé en 1895, la performance médiologique de Fleischer et de son équipe – l’impression publique d’un film 16 mm sur un écran sensible –, entrelace ces temps historiques à travers de multiples dimensions qui s’étirent en largeur, en hauteur et en profondeur, mais aussi à travers les lignes de force qui constituent le « dépôt de mémoire ».

Quand Fleischer, tel un magicien, joue avec les médias cinéma-photo-vidéo-graphie, il joue avec le temps : son temps, celui de ses contemporains, celui de ces ancêtres entre autres victimes de l’Holocauste, mais aussi le nôtre, temps contemporain des techniques d’enregistrement numériques et temps singulier de nos mémoires agglutinées. Fleischer qualifie ce temps de feuilleté dans la mesure où certaines portions ne sont pas visibles, car un obstacle gène : « Le disparu passe dans un angle mort, on retourne (ou on retrouve) dans l’espace le temps perdu. » Dans chaque œuvre, les angles morts livrent les choses passées, jamais définitivement ni entièrement, car leur point de vue varié n’est jamais épuisé. Ainsi de l’un à l’autre, certains angles restituent davantage de traces du passé que d’autres, le tout exerçant un effet cumulatif non négligeable.

Il devient impossible de reconstituer ce qui s’est joué dans l’intervalle du hors-champ historique et intime. C’est toujours à recommencer. Pour sa part, curieusement, la photo Écran sensible / La lettre, 2013ne contient aucun autre raccord que ceux du film source. Au demeurant elle accumule la trace perpétuelle de l’apparition sur la disparition, dans la profondeur délimitée de l’écran sensible, où le mouvement se condense et le temps se dépose. Cette temporalité mène inéluctablement l’artiste, et nous-mêmes par ricochet, aux confins d’un trou noir qui ne cesse de réveiller d’incessantes forces centripètes et centrifuges à saveur dramatique, ludique et onirique.

Notes

[1] Lors d’une conversation impromptue avec l’artiste, accompagné de Danielle Schirman, à la Galerie de l’UQAM, le 19 mars 2013.

[2] Voir Alain Fleischer, La vitesse d’évasion, Paris, Léo Scheer, 2003, p. xvi.

[3] Voir Alain Fleischer par lui-même, “Documentation sur les écrans sensibles” in Dossier de presse, Galerie de l’UQAM, février 2013, p. 1.  Informations extraites d’un document du Forum: Alain Fleischer, sous le temps l’image tient, les écrans sensibles, Blanc-Mesnil, 2012.

[4] En vue d’explorer la temporalité dans l’œuvre de Fleischer en lien avec l’exposition Raccords, Pierre Ouellet, directeur de la Chaire d’esthétique et de poétique de l’UQAM, l’a invité à donner une conférence dans son séminaire le 14 mars 2013. Conférence, de préciser Fleischer, non pas préparée à l’avance, mais improvisée et ouverte au dialogue à partir des commentaires et interrogations de Ouellet et des auditeurs présents.