Le texte que je présente ici constitue à la fois une synthèse rapide de mon travail personnel et un point de départ pour un projet de création d’un nouveau courant artistique. L’idée de l’institutionnalisation de ce courant peut être un résultat d’une étude sur la notion de « crise de l’art ». Nous pouvons soutenir que celle-ci peut, légitimement, se montrer problématique, du point de vue d’un savoir qui vise à une « Histoire » de succession de crises. Eugène Ionesco déclare que : « toute l’Histoire de l’art n’est qu’une suite de « crises » de ruptures, de reniements, d’oppositions, de tentatives, de retours aussi à des positions abandonnées … S’il n’y a pas crise, il y a stagnation, pétrification, mort » (Lagoutte, 2007, p. 14). Ionesco n’applique pas les « secrets divinatoires de Nostradamus », mais prévoit l’existence actuelle ou prochaine de ces crises. De ce fait, les crises de l’art représentent, pour lui, une sorte de moteur pour l’évolution de l’Histoire de l’art.
Dans cette optique, je me suis basé sur deux hypothèses principales. La première consiste à dire que la mise en réseau sur internet à travers un processus d’e-mailing peut être un remède contre une crise artistique. Pour cela, j’ai tout d’abord posé les questions suivantes :
L’art est-il vraiment en crise?
Qu’est ce que la crise de l’art?
La crise de l’art est elle une crise esthétique causée par la révolution numérique actuelle et la fin de l’esthétique classique ou elle est une crise du marché de l’art et d’une nouvelle culture financière?
La deuxième porte également sur la fonctionnalité et l’avantage de cet échange épistolaire électronique interpersonnel à la fondation d’une communication de groupe qui agit sur un dénominateur commun ce qui permet la création d’un nouveau courant artistique.
Dans les lignes qui suivent, je tenterais de répondre à ces questions en trois parties.
Courant d’art
Cette première partie théorique est une sorte de « tour d’horizon » sur l’état de l’art contemporain. Dans ce contexte, je me suis référé à l’article d’Aude de Kerros1 intitulé « Financial art, krach ou pas krach », publié dans la revue Artension. Cette critique prédit le déclenchement d’une crise de l’art contemporain qui coïncide selon elle avec la chute du mur de Berlin à l’automne1989 et celle du marché de l’art au début de 1991. Toutefois, le débat de la crise de l’art, circonscrit au milieu de l’actualité, se convertit en un simple discours. C’est après une dizaine d’années que des théoriciens, des critiques et des philosophes comme Jean-Pierre Béland, Domecq, Jimenez, Michaud et autres qui ont étudié l’aspect de cette crise, achèvent leurs discours comme s’ils avaient sauvé l’art contemporain. Cette crise est alors devenue désuète ou plus précisément elle est tombée dans les oubliettes. Elle a eu lieu en vase clos dans les discours plastiques, afin que les débats prennent d’autres pistes plus actuelles.
L’art ne peut pas se réduire à une question de goût, ni à une philosophie de l’art parce qu’il a abouti, à une crise. Cette crise est détectable, d’emblée, sur le plan terminologique comme nous le constatons dans l’exploitation du terme « institutionnel » qui vient d’être traité de deux manières différentes2 :
Fred Forest l’utilise dans un contexte économique lié à la crise de l’art et au marché de l’art en disant : « Sommes-nous au commencement de la fin pour le système de l’art contemporain? L’art contemporain, l’art du marché, l’art institutionnel et officiel qu’on nomme aussi l’art d’affaires, va-t-il survivre à la crise? »3. L’institution devient dans ce cadre disons contemporain un terme d’ordre financier qui assure une mission économique et gestionnaire. Par contre, Hegel a déjà exploité ce terme en tant que contexte évolutif pour l’art. L’institution dans le sens positif devient un moyen qui joint les artistes sous un même prétexte.
En effet, l’institutionnalisme artistique selon l’approche de Hegel m’a emmené vers les notions de « communauté » et de « communication ». Ce sont les notions mêmes à partir desquelles je me suis basé pour étudier les productions artistiques actuelles. Je pense que ces notions permettent de repenser le courant de l’art et permettent également d’étudier les possibilités de création d’un nouveau courant artistique.
Avant de tenter de comprendre et de mettre en contexte l’idée de la création d’un nouveau courant artistique, il me semble important de comprendre les aspects primordiaux propres à l’état actuel de l’art contemporain.
Mes recherches sur les différentes notions d’institutionnalisme m’ont conduit vers les notions de pluralisme, de communication, d’échange, de collectif et de mise en réseau. J’ai conclu que l’institution n’est qu’un résultat d’une communication. Je me suis interrogé sur la nature de la communication contemporaine à l’ère du Web. En effet, avec ce média, l’internaute dispose aujourd’hui de nombreux outils qui permettent aux usagers de participer en interagissant.
Internet est un outil de masse ce qui peut être bénéfique dans une crise touchant universellement tous les acteurs de l’art. La mise en réseau sur Internet peut s’insérer aussi comme complément aux autres outils dans notre plan de communication de crise. Outre le fait, d’être facile à contrôler, l’échange, la communication et le feedback peuvent agir, dans la quasi-totalité des crises dans l’art, comme un amplificateur de crise. Ils peuvent même aider l’artiste à gérer la crise.
Cet ogre numérique était depuis longtemps souhaité par Duchamp, et Moholy-Nagy mais exploité ultérieurement par d’autres artistes comme Fred Forest qui a bien créé une esthétique de communication et des tendances comme l’art sociologique, l’art en réseau, les œuvres interactives, etc.
Courant d’ère
La deuxième partie est consacrée aux diagnostiques et à l’étude du terrain. Elle peut répondre aux questions suivantes : quels sont les enjeux de la mise en réseau sur Internet dans une crise artistique ? Quelle est la place d’un nouveau courant artistique dans cette crise ? Cette deuxième partie se représente comme un courant d’ère : un courant d’ère numérique.
En novembre 2006, j’ai reçu un e-mail contenant une œuvre scannée de l’artiste belge Luc Fierens. J’ai transmis cette œuvre à plus de 7000 adresses e-mails d’artistes en sollicitant leurs interactions. Durant 3 mois, j’ai reçu plus de 200 réponses et contributions dont quelques-unes sont exposées sur mon blog personnel4.
J’ai essayé de créer mon propre réseau de correspondance via internet. Ce réseau s’appuie sur quelques fondements de l’art postal que « Roswitha Guillemin » détaille sur son site personnel. Selon elle, le mail art « c’est créer une complicité avec l’autre […] C’est donner et recevoir […], c’est de la poésie, de la correspondance […]». J’ai donc créé ce travail en m’appuyant sur certains processus fondamentaux de l’art postal. J’ai essayé d’accentuer ces processus à travers les NTIC. Internet devient ici un canal qui remplace la poste. Tout en soutenant les principes de la correspondance et de la communication. Il permet la transmission de notre message instantanément à tous les destinataires. Cette nouvelle idée de communauté se développe sur internet mais s’attache toujours aux principes de l’art postal s’articulant initialement sur l’envoi et la réception. Il est vrai que le principe de l’échange est le même dans notre transition vers le réseau numérique. Cependant, je dois souligner que le numérique m’a permis de découvrir ses prédominances et son dépassement des techniques exploitées dans l’art postal.
Après avoir sollicité l’artiste et le poète belge Luc Fierens pour qu’il m’adresse via E-mail une œuvre, notre démarche tourne autour de l’expérience numérique et suppose une implication active de l’artiste récepteur dans cette conception numérique tout en s’adressant à plusieurs artistes et en maintenant le message de départ dans lequel est envoyée l’œuvre. Celle-ci reprend sa forme initiale dans chaque message pour être à nouveau adressée à un autre destinataire. Ceci me ramène à l’idée de Walter Benjamin « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ».
J’ai essayé à travers l’expérience de mise en réseau et tout en surfant sur le Web de mesurer à quel point l’art a souffert et souffre encore. J’ai ainsi pu observer et regarder le travail des artistes par le biais des réseaux numériques dans l’objectif d’approcher leurs attentes et leurs préoccupations. Je ne considère pas le fait de communiquer comme un acte de transcription des productions et des interactions entre artistes via des fichiers ; mais plutôt comme une démarche qui vise la création d’un jeu d’échanges entre les artistes. Bref, communiquer permet un temps d’arrêt pour les artistes pour prendre le temps de s’interroger sur les messages reçus.
Notre démarche de mise en réseau s’articule autour d’un processus d’E-mailing selon lequel j’ai fait circuler une œuvre matrice sur le réseau électronique. Notre objectif étant de soumettre l’œuvre aux acteurs de l’art et aux interactions des artistes sollicités. Une même image peut subir une multitude de modifications et peut déjà refléter la situation actuelle de l’esthétique. En d’autres termes, cette même image semble, sans doute, refléter l’image d’un art multicolore. Je me suis efforcé de tirer de cette démarche d’E-mailing des liens et de réa-ménager des contributions selon des styles et des mouvements artistiques précis, et de les réorganiser selon des modes de pensées interdisciplinaires, de techniques et de styles.
J’ai essayé de répartir les courriers reçus en deux parties. Dans la première, j’ai classé les artistes qui acceptent d’interagir sur l’œuvre. J’ai montré en quoi les interactions sont liées à la charge identitaire de l’artiste dans chaque contribution. J’ai essayé de regrouper des artistes sous un même axe. J’ai constaté qu’un grand nombre d’artistes contemporains essaient de créer en s’inspirant de certains courants de l’art moderne et en essayent d’imiter le style ou la technique. J’ai répertorié ces résultats en créant un rapport entre la contribution reçue et le parcours de l’artiste.
Dans cette défragmentation, j’ai remarqué qu’il y a des artistes qui trouvent la beauté (le beau) selon des modes de pensées disciplinaires. D’où, la notion d’identification de l’œuvre d’art, dans un contexte d’arts plastiques telles que la gravure, la sculpture, la peinture, etc. Notre démarche nous a permis de découvrir différentes pensées artistiques, de croiser des points de vue et des différences de goûts et d’idéologies. Certains artistes ont accordé une valeur à des techniques inspirées de l’art moderne telles que le photomontage le coloriage ou à de concepts tels que la défragmentation et le glissement.
Dans la deuxième partie, j’ai travaillé les messages reçus et non l’œuvre. J’ai reçu 200 réponses des 7000 courriels envoyés. Plusieurs artistes ont refusé de participer à notre recherche parce qu’ils ne seront pas payés pour leur travail. D’autres refusent ce type d’art ou ils trouvent que ce travail ne s’inscrit pas dans leur démarche artistique. Certains ne répondent pas de peur que cet e-mail soit un spam et refusent même d’ouvrir les pièces jointes venant d’une source inconnue. Je ne suis pas un artiste célèbre pour que l’ensemble de nos destinataires prennent en considération notre message. Je signale enfin que j’ai reçu des centaines de messages du Mailer Daemon (message d’erreurs) indiquant que le message n’a pu être remis à son destinataire. Toutefois, il faut rappeler que j’ai envoyé le message en anglais et en français.
Les contributions reçues sur les réseaux électroniques expliquent comment notre plan de communication se développe comme un véritable outil qui permet de générer une communication et des interactions. Cette démarche me semble fondamentale, voire adaptée à la crise de l’art contemporain et à ses acteurs. Toutefois, la crise de l’art se révèle bien plus profonde que nous ne pouvions l’imaginer. J’ai essayé de montrer qu’en temps de crise l’idée que les acteurs de l’art ne cherchent pas à vendre un produit mais ils cherchent de travailler sur l’image pour véhiculer des messages. Cette communication n’a pas pour vocation de vendre un produit ou de faire la publicité d’un travail. Elle est tout simplement une réaction à la crise que l’art a subie.
Courant d’air
La crise va continuer car il devient difficile de comprendre ce qui se passe. Elle va continuer aussi parce que nous sommes impuissants d’imaginer les solutions novatrices dont nous avons besoin pour pouvoir sortir de la crise. Notre recherche montre à quel point les pratiques de communication autour d’un projet relationnel génèrent des savoirs opérationnels utiles aussi bien pour l’artiste que pour l’art. Dans cette activité multiforme et permanente de va–et–vient, la responsabilité de chacun s’engage sur la base d’une communication interpersonnelle et du dépassement de la solitude et de l’égocentrisme de certains artistes. Ainsi, l’idée d’une mise en réseau assure, resserre et entretient les liens avec des artistes, en leur proposant un message ambigu.
Un courant d’art devient ainsi un courant d’air. La troisième et dernière partie s’est chargée de rendre compte des différentes interprétations et des résultats généraux de la recherche. En fait, les synthèses que j’ai développées ci-dessus confirment que la crise de l’art n’a jamais était une crise du marché ou de l’esthétique mais celle de la critique d’art. Ces synthèses permettent de situer la crise de l’art dans une nouvelle perspective.
Aujourd’hui, la création d’un nouveau courant artistique devient très difficile. Elle ne peut être ni à la portée de l’artiste ni à même à celle de la création d’une communauté des artistes travaillant sous un dénominateur commun (ni même à un mariage avec la science). C’est la critique qui permet de créer un nouveau courant artistique. Cependant, cette création d’un nouveau courant ne semble pas être possible dans l’état actuel de l’art.
L’idée d’un nouveau courant artistique n’est qu’une démarche inspirée de la cité idéale de Platon. Un nouveau courant idéal repose sur la rigueur des critiques. Il peut être dirigé par des critiques intègres et perspicaces, voire par des théoriciens. Ceux-ci devront se tourner vers les pensées d’un secteur artistique intelligible. Ils s’appliqueront à élaborer des règles suprêmes, générales et les plus objectives possibles afin d’établir un ordre au sein duquel chaque artiste puisse prétendre à une démarche plastique libre et juste en fonction de ses orientations.
Notes
[1] Ailleurs, Michaud formule alors le diagnostic suivant, dans sont livre la crise de l’art contemporain:
« La prétendue crise de l’art contemporain est donc une crise de la représentation de l’art et une crise de la représentation de sa fonction… La démocratisation culturelle se poursuivra… La diversité des groupes sociaux sera encore plus lisible dans la diversité culturelle et artistique… Il n’y a ni à s’opposer à cette évolution, ni à l’accompagner, elle se fait. En même temps, c’est de cette diversité qu’on peut attendre vitalité et surtout, désir, ces deux éléments essentiels à toute création ».
[2] Jerry Krellenstein considère que « l’art contemporain est en crise et [que] cette situation résulte avant tout d’une crise de terminologie, où plusieurs personnes emploient le même mot tout en lui donnant une signification différente ».
[3] Fred Forest, Colloque International Art media X, 12 et 13 décembre 2008, BNF et INHA : ouverture des travaux Edgar Morin. Esthétique, Ethique, Communication technologique ou le destin du sens.
[4] http://ramziturki.artblog.fr/11/
Bibliographie
– Lagoutte, Daniel, Introduction à l’Histoire de l’art, 2ème édition, Paris, Hachette, 2007, 159 p.