Épistémologue du corps, Andrieu développe une réflexion à la fois théorique et empirique sur les techniques du corps, qu’il s’agisse d’hybridation, d’immersion et d’incorporation ou de prothèses favorisant l’autonomie et la santé. Depuis quelques années, il explore l’immersion dans le corps et l’immersion des corps dans des éléments, notamment à travers l’art du cirque, les dispositifs immersifs et le Brain-Interface Machine, passant de l’orgasme au vertige, jusqu’à l’osmose dans la nature. Avec ces deux ouvrages, il revisite cette fois les arts immersifs, les redéfinit, en propose une topologie qui conjoint le dispositif et l’expérience. À cette occasion, il a invité des chercheurs pour analyser diverses pratiques artistiques immersives qu’il regroupe selon les rapports qu’elles entretiennent avec l’interface, l’hybridation et l’« im-sertion » ou leurs interrelations. Avec la collaboration d’Anaïs Bernard, il réunit les œuvres immersives qui se démarquent dans l’histoire récente de l’art. De ces deux ouvrages résulte un croisement entre des recherches dans le domaine de l’art immersif et interactif et des contributions artistiques parmi les plus représentatives. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’élaboration conceptuelle sur l’immersion qui amène des distinctions particulières novatrices.
Arts immersifs, dispositifs & expériences
Pour commencer, Andrieu explique comment s’est développé son intérêt pour les immersions expérientielles à partir de ses travaux sur l’hybridation et les avatars corporels ainsi que sur l’écologie corporelle. Il fait un parrallèle entre les émotions intenses que Jean-Jacques Rousseau a ressenti lors de sa rencontre avec Diderot au donjon de Vincennes en 1762, tel qu’il l’écrivit à M. de Malesherbes, et le phénomène de l’immersion dans le contexte du numérique dont l’expérience intense, selon Oliver Grau, (Grau, 2004), renvoie à l’augmentation de l’émotion et à la diminution de l’espace critique.
Andrieu et Bernard écrivent :
« Le dispositif immersif est un lieu, une instance ou un média dont l’efficacité performative est suffisante pour produire un effet inédit dans le corps. Cet effet est une expérience émersive par les émotions, les images, les sensations internes qui en sont produites de manière volontaire ou involontaire. Ce décalage entre l’immersion expérientielle et l’émersion corporelle d’images et d’idées est précisément l’objet de notre réflexion sur les dispositifs immersifs et les dispositions subjectives (p. 14) ».
Dans la foulée de ces considérations sur les dispositifs immersifs et les dispositions émersives liés à la drogue, à l’alcool et autres substances, Andrieu et Bernard lient le caractère immersif d’un dispositif au fait que le corps
« est embarqué (au sens d’embodiement) dans un milieu dont il ne contrôle pas les effets en lui dans le cours de l’interaction. […] Le milieu devient ainsi immergeant si le dispositif favorise une modification de l’image du corps, du schéma corporel et de l’esthésiologie, l’esthétique n’étant plus ici la simple contemplation d’une image hors de soi (p. 15) ».
Dans ces conditions où le dispositif favorise les conditions immergeantes du milieu, le corps est affecté dans sa sensorimotricité et dans son schéma corporel au cœur même de son intimité et l’expérience esthétique se caractérise davantage par l’intervention dynamique qui s’ensuit que par la contemplation.
Ces deux citations sont essentielles pour introduire et apprécier le changement de paradigme que proposent Andrieu et Bernard dans leur conception de l’immersion, en mettant tout d’abord l’émersion au premier plan de leur argumentation, pour un peu plus loin la décliner avec l’hybridation, l’interaction et ce qu’ils nomment l’« im-sertion », néologisme sans doute nécessaire, mais plus difficile d’accès. Pour saisir cette nomenclature et les renversements de sens qu’elle entraîne, il faut jongler avec chacun des termes et les apprivoiser. Au bénéfice du lecteur, le corps du texte est émaillé d’exemples pertinents. D’ailleurs les textes des autres chercheurs fournissent des exemplifications fécondes, même s’ils n’ont pas été écrits dans ce but premier.
Servant de fondement topologique aux expériences corporelles à partir de dispositifs variés, l’émersion et les trois catégories immersives (interaction, hybridation, imsertion) constituent à mon sens l’originalité de la proposition d’Andrieu et Bernard, le corps résidant au centre de cette démarche écologique.
« Avec la notion d’émersion [ils défendent] la thèse que l’immersion, l’hybridation, l’interaction et l’imsertion (re)activent le corps. L’émersion dans l’immersion révèle d’autres modes d’existence du corps de l’individu dans son propre corps. L’imsertion insère le corps dans un milieu dans lequel il devient addictif à ce qu’il produit en lui. L’immersion est une plongée du corps dans l’élément par le moyen d’un dispositif ou d’un milieu immersant. L’émersion est l’activation dans le corps des effets du milieu ou de l’élément. » (p. 17)
(Ndlr. : Une confusion semble s’être toutefois glissée dans la première phrase du dernier paragraphe de la p. 17 qui se lit comme suit : « L’immersion est une plongée de l’élément dans le corps à la différence de l’imsertion qui est une plongée du corps dans l’élément. » En s’appuyant entre autres sur la citation précédente, la formulation suivante serait sans doute plus juste : « L’immersion est une plongée du corps dans l’élément, alors que l’imsertion est une plongée de l’élément dans le corps.)
Il est intéressant de noter que l’art de s’émerser produit une œuvre double, celle que le corps produit à l’intérieur et celle que la mise en œuvre extérieure produit à partir de l’activation du dispositif. On saisit ici de mieux en mieux l’activité du corps aux prises avec un milieu immersif dont il externalise des manifestations à l’aide d’un dispositif, ou aux prises avec l’incorporation d’élément ou d’un milieu, son imsertion, qui entraîne des manifestations émersives à l’intérieur même du corps ou parfois à l’intérieur et à l’extérieur, dans un circuit écologique. Après avoir situé les pôles expérientiels de la symbiose, du vertige, de l’extase et de l’osmose en fonction du conscient et de l’inconscient et de l’intérieur et de l’extérieur (p. 19-20), Bernard et Andrieu arrivent à la proposition d’une topologie des arts immersifs, sans toutefois faire mention de typologie. Le tableau de la page 21 fait se croiser à l’horizontal trois dispositifs, soit Interaction, Hybridation et Imsertion, et à la verticale quatre dispositions intimes, soit Osmose, Extase, Symbiose et Vertige. Il en résulte divers croisements possibles.
Andrieu et Bernard complètent leur proposition par l’insertion d’un dernier tableau, à la page 24, dont le premier volet affiche le nom de certains artistes qu’ils associent respectivement aux catégories Interactions, Imsertions et Hybridations, regroupées sous le générique Immersion et dont le second volet schématise une représentation des environnements immersifs et de la transparence du médium pour chaque catégorie.
À la suite du chapitre inaugural de Bernard Andrieu et d’Anaïs Bernard, les lecteurs pourront poursuivre une exploration très diversifiée sur les nouveaux modes d’expérience du corps dans le cinéma, la performance ou l’installation avec les textes des auteurs-chercheurs suivants :
Sylvain Angiboust, Florent Barrère, Richard Bégin, Gláucio Bezerra Brandão, Louise Boisclair, Catherine Bouko, Cynthia Bresolin, Laurie Brunot, Jérôme Carrié, Johann Chateau-Canguilhem, Marianne Cloutier, Isabelle Cossin, Cécile Croce, Marie-Laure Delaporte, Mathieu Duvignaud, Biliana Fouilhoux, Manuelle-Sarah Fournier, Julie Gothuey, Lucile Haute, Jacques Ibanez-Bueno, Samuel de Jesus, Claire Lahuerta, Xavier Lambert, Frédéric Lebas, Françoise Lejeune, Christine Leroy, Olivier Lussac, Aurélie Michel, Alain Mons, Zaven Paré, François Potdevin, Isabelle Rieusset-Lemarié, Petrucia Terezinha Da Nobrega, Franco Toriani, Manuela Torres García, Bruno Trentini, Pascale Weber.
Manifeste des arts immersifs
Le terme de Manifeste dans le titre intrigue, interpelle, laisse entendre un changement de cap. Habituellement, ce terme sonne la cloche d’une déclaration politique, publique ou artistique qui revendique un changement de programme ou promeut un nouveau courant. C’est sans doute ce que désirent marquer Anaïs Bernard et Bernard Andrieu, en déclarant que « ce qui est recherché dans l’art de s’immerger, comme déjà dans la drogue, le sexe, la musique, le virtuel, la nature ce n’est pas le bout du corps, sa limite physique, son extrémité mais l’épreuve de sa profondeur et de son extension (p. 6) ».
Les lecteurs de ces livres pourront s’étonner de retrouver dans le Manifeste deux tableaux aux pages 9 et 38 déjà publiés aux pages 21 et 23 des Figures de l’art 26. Bien évidemment, cette répétition ne causera pas de problème aux lecteurs d’un seul des deux ouvrages. De plus, ces deux livres portant tous deux sur les arts immersifs et leur déclinaison conceptuelle, certains passages sont répétés d’un livre à l’autre. Malgré quelques répétitions, la lecture du Manifeste demeure porteuse d’éléments novateurs, d’un développement substantiel et d’une argumentation convaincante.
Comme le disent si bien les auteurs,
« Plonger dans son corps est différent de plonger son corps dans un environnement. En plongeant dans son corps, le contenant devient le contenu : le sujet y découvre des environnements qu’il aura incorporés involontairement ou qui activeront de nouvelles sensations par la pénétration des effets immersifs de ces environnements. […] Ces variations d’intensité dans ces milieux plongent chacun(e) dans des modalités sensorielles inédites : c’est le milieu qui écologise le corps en le reconfigurant dans les limites de son adaptation. » (p. 7)
Cette distinction entre plonger dans son corps et plonger dans un élément n’est cependant pas toujours aussi nette, puisque les deux peuvent survenir conjointement dans un continuum à degré variable. Il en résulte une déclinaison infinie où le corps est écologisé par le milieu, comme le disent les auteurs. Mais on pourrait aussi dire que le corps écologise le milieu lorsque le dispositif lui permet d’activer des changements dans le déploiement artistique.
Somme toute, le « Manifeste Emersif » qui selon les auteurs donne naissance aux arts immersifs, propose six principes de base. Malgré leur complexité, je propose de les résumer comme suit :
1. Le processus immersant entre corps, œuvre et environnement favorise une émersion d’images, de sensations et d’affects ;
2. Cette émersion résulte « de dispositifs inductifs qui provoquent l’activation involontaire (cérébrale et sensible) de productions spontanées […] dans l’imagination de l’artiste et du spect-acteur (p. 8) » ;
3. Avec certains dispositifs, de l’interaction à l’imsertion en passant par l’hybridation qui branche le cerveau à des extensions variées, l’art de s’immerger active la profondeur du corps ;
4. La plongée dans son corps d’éléments immersants fait produire un contenu émersif par leurs effets immersifs ou invasifs ;
5. « L’éveil (Awareness) dans le corps de sensations inédites vient modifier, dans le cours et après l’expérience émersive et subconsciente, la conscience de soi (Consciousness) … (p. 8) » ;
6. « Ces techniques d’éveil en soi du corps vivant » se différencient de « l’activation du vivant par le dispositif immersif de la conscience de son vécu, qui en sera toujours une interprétation esthétique (p. 8) ».
Il en résulte, sous forme de tableau à la page 9, quatre techniques de conscience retenues par les auteurs, soit 1- Cogito Pensée ; 2- Brain TV, Implants, Neurofeedback, Autocérébroscopie ; 3- Potentiel évoqué ; et 4- Empathie, lesquelles s’adressent à des niveaux de conscience spécifiques, soit 1- la conscience du vécu ; 2- la conscience du vivant ; 3- l’éveil du vivant ; 4- l’activité du vivant.
Au bout du compte, chaque technique de conscience associée à son niveau de conscience respectif correspond à une dimension de l’art, soit 1- la représentation du corps ; 2- l’attention à l’hybridation ; 3- l’activation exogène par la performance ; 4- l’émersion endogène par écologisation (p. 9).
Puis les auteurs réinsèrent le tableau des dispositions intimes (Osmose, Extase, Symbiose, Vertige) croisées aux dispositifs d’interaction, d’hybridation et d’imsertion présenté ci-haut pour l’ouvrage précédent.
Une fois complétée l’exposition des six principes, des caractéristiques des techniques de conscience et de leur association à des niveaux de conscience et à des dimensions artistiques synthétisés, Bernard et Andrieu poursuivent avec une brève transition historique des arts médias aux arts numériques pour mieux situer la naissance des arts immersifs dont ils effectuent la genèse depuis les années 1960.
Puis ils élaborent sur la prépondérance de l’écran, l’insertion de l’art dans le corps et le retour haptique du corps qu’ils étoffent d’exemples d’œuvres des cinq dernières décennies. Parallèlement à cette évolution de l’art, la neurophysiologie a également évolué et même bien avant. À cet égard, « l’activation émersive de la conscience (p. 25) » fait l’objet d’un développement détaillé et fort intéressant, issu d’un chapitre inédit de la thèse de Bernard Andrieu, intitulée « Genèse et critique de la neurophilosophie ». (Andrieu, 1996)
De retour à l’art immersif, cette fois dans sa dimension d’osmose invasive entre autres dans la nature, Bernard et Andrieu écrivent :
« L’écologie immersive repose sur des expériences d’immersion incorporative au sens de Gordon Calleja pour qui l’incorporation dans l’immersion est comprise à la fois comme une assimilation de l’esprit dans l’immersion corporelle et comme un « embodiment » (Calleja, 2011, p. 33)
Les dernières pages de la section du Manifeste revisitent les degrés d’expérience d’immersion qui amplifient le rapport rétroactif entre œuvre et spectateur. Enfin, trois sections développent à nouveau les paramètres de l’interaction, de l’imsertion et de l’hybridation.
En deuxième partie, Bernard et Andrieu exposent un catalogue d’œuvres de 42 artistes représentatives de l’une ou l’autre des catégories topologiques ou de leur hybridation. Notons que chaque œuvre est accompagnée d’une photo en couleurs. Toutes, sauf deux, (re)présentent un ou des corps ou une partie du corps, membre ou visage.
Au bout du compte, ces deux ouvrages demeurent incontournables. Certains lecteurs pourront trouver un peu compliqué le recours aux nouvelles terminologies proposées par Andrieu et Bernard pour nommer des phénomènes encore peu explicités dans la littérature. Néanmoins, ces précisions et leurs néologismes raffinent grandement les conceptions de l’immersion, notamment en art actuel, et ses différentes déclinaisons internes ou externes au corps. Comme nous l’avons vu, la part émersive du corps aux prises avec l’une ou l’autre des trois catégories principales d’immersion, a le mérite de distinguer, sans toutefois effectuer de séparation, la part propre à l’activation du corps dans cet environnement qui l’écologise et qu’il écologise.
Bibliographie
– Andrieu, Bernard, Arts immersifs, dispositifs & expériences, Revue d’études esthétiques, Pau, Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, 2014, 492 p.
– Andrieu, Bernard, « Genèse et critique de la neurophilosophie », thèse de doctorat, Paris, Université Paris X, 1996, 960 f.
– Bernard, Anaïs et Bernard Andrieu, Manifeste des arts immersifs, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2014, 138 p.
– Calleja, Gordon, 2011, In-Game: From Immersion to Incorporation, Cambridge, The MIT Press, p. 169.
– Grau, Olivier, Virtual Art, From Illusion to Immersion, Cambridge, The MIT Press, 2004, 430 p.