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Cybermalaise dans la civilisation numérique

Witziges Bild – Marc Boucher

Actualité de la réalité virtuelle immersive

Mal du siècle, peut-être pas, mais si la réalité virtuelle immersive parvient à s’implanter au XXIe siècle au point de devenir un espace incontournable tant pour la recherche et le développement scientifique qu’artistique, tant pour le travail que le loisir, c’est que l’on aura alors résolu le problème du cybermalaise. 

La réalité virtuelle immersive (RVI) représente une avancée considérable en réalité virtuelle  (RV), notamment en termes d’apprentissage et de performance. Les utilisations scientifiques et techniques de la RV sont déjà nombreuses, allant de la biologie moléculaire au design industriel et de la modélisation comportementale (agents autonomes) à l’intelligence artificielle. La RVI s’annonce prometteuse, malgré les défis technologiques importants qu’implique une plus grande intégration des capacités sensorielles et motrices de l’utilisateur. Une plus grande intégration des canaux sensori-moteurs peut cependant entraîner une conséquence contrecarrant l’objectif recherché et que l’on nomme cybermalaise, mal du simulateur ou mal de la réalité virtuelle. Le cybermalaise est une cinétose, c’est-à-dire un trouble découlant de la discordance entre la perception des systèmes visuel et vestibulaire, ce dernier étant aussi appelé sens de l’équilibre. En réalité virtuelle, il y a parfois non congruence des informations d’origine sensorielles associées d’une part à l’environnement simulé (médiat, virtuel) et, d’autre part, à l’environnement physique (immédiat, actuel). Ces symptômes vont d’un « effet viscéral » à la nausée, en passant par la fatigue et l’étourdissement.

La réalité virtuelle, nouveau Klondyke, peut-être, de la civilisation numérique, s’adresse d’abord à la vue, sens est dominant chez les humains. Un conflit sensoriel naît lorsqu’il y a divergence entre ce que nous communique nos yeux et nos autres sens, entre la perception du monde extérieur et celle du corps. La plupart d’entre nous l’éprouvent au cinéma, par exemple en visionnant une séquence de poursuite automobile filmée du point de vue du conducteur ; la caméra subjective induit alors la sensation de mouvement comme si nous étions dans le véhicule. Dans un tel contexte, la plupart des gens tolèrent sans problème la contradiction entre perception visuelle et proprioceptive, c’est-à-dire entre extéroception et proprioception. Cette contradiction est d’ailleurs une source de plaisir, qui contribue au succès d’un certain genre de cinéma où nous pouvons nous sentir comme étant en mouvement bien qu’immobiles. Le système nerveux central (SNC) génère la sensation de mouvement (kinesthésie) parce que, sur la foi de ce que lui communique les yeux, il estime que nous sommes en mouvement, et devrions donc le ressentir physiquement. Il s’agit d’une illusion perceptuelle courante, mais dont le terme qui la désigne est peu connu : la vection. Cette illusion de mouvement propre induit visuellement fut d’abord étudiée expérimentalement par Ernst Mach en 1875. Elle se produit notamment lorsque, ayant pris place dans un wagon en gare, on se rend compte que c’est le train sur la voie d’à coté qui vient de se mettre en mouvement, et non le nôtre. Si on est debout à cet instant même, on perd momentanément l’équilibre, comme si le sol se dérobait sous nos pieds. La vection découle du fait que le SNC interprète le flux optique (défilement plus ou moins rapide des objets sur la rétine de l’observateur) comme s’il résultait des mouvements du sujet, bien que ce dernier soit immobile.

Un excellent exemple de la capacité des images en mouvement à produire un tel effet sur les spectateurs est le film Canada 67 présenté au Pavillon du téléphone, un des attraits majeurs de l’Exposition universelle de Montréal. Réalisé par les Studios Disney en Circle-Vision 360, ce film fut tourné au moyen de neuf caméras, puis projeté sur autant d’écrans correspondants. Lors de certaines séquences, les spectateurs devaient s’accrocher aux rampes aménagées dans la salle (qui ne comportait aucun siège) au risque de tanguer vigoureusement avec l’image, notamment lorsqu’ils avaient l’impression de virevolter au-dessus des chutes du Niagara. Chacun était en mesure de constater que le sens de l’équilibre est affecté puissamment par les stimulations visuelles saturant le champ visuel.

Vue en plongée du public et de la salle de projection du Pavillon du téléphone Expo 67 Montréal. Yale Joel
homas Nelson & Sons
Vue de l’intérieur de la salle de projection du Pavillon du téléphone Expo 67 Montréal. Ruggles/Bell Historical Collection.

Le degré de sensibilité au contenu visuel dynamique varie d’un individu à l’autre, et est plus apparent dans un contexte de réalité virtuelle immersive, là où les mouvements de l’utilisateur déterminent ce qu’il voit. Imaginons que nous portions des lunettes de réalité virtuelle et que nous tournions la tête d’un côté ou de l’autre. Idéalement, le contenu de la scène virtuelle se déplace de manière analogue. Mais comme l’ordinateur ne parvient pas toujours à calculer les images à afficher aussi rapidement que s’y attendrait notre propre système visuel, un décalage temporel s’interpose entre ce que nous voyons et ce que nous devrions voir. Notre système visuel, auquel notre cerveau consacre une partie importante de ses circuits neuronaux, repère instantanément les incohérences qui peuvent naître du fait que nous tournons la tête trop rapidement pour que l’ordinateur ait le temps de calculer et d’afficher chacune des images dont l’ensemble devrait correspondre à notre mouvement. La perception de la latence (temps de réponse) perçue produit alors un malaise. Le système de RV devrait pouvoir fournir un débit rapide d’image en haute définition, peu importe la rapidité ou la complexité des mouvements de l’utilisateur, objectif près d’être atteint par certains dispositifs grand public. L’intensité du sentiment de présence1 dans l’environnement virtuel dépend du niveau de résolution des images en plus de leur taux de rafraichissement. Annick Bureaud évoque la sensation de nausée qui peut nuire à l’expérience de réalité virtuelle dans Dog House, projet de cinéma immersif de Makropol.

« Cinq membres du public pouvaient participer, occupant la place de chacun des protagonistes de l’histoire et la voyant de leur point de vue. Si la narration éclatée et multiple […] fonctionne remarquablement bien, en revanche la promesse d’incarnation d’un personnage laisse largement sur sa faim et on reste spectateur, plus ou moins nauséeux (à cause des mouvements d’une image que l’on ne contrôle pas), d’une histoire où des acteurs (et non pas nous-mêmes) incarnent des personnages2. »

La réalité virtuelle immersive se veut de plus en plus accessible, comme en témoigne l’arrivée de prototypes tels l’Oculus Rift, le Morpheus (Sony) et le Google Cardboard,  Ce dernier est une lunette de visualisation combinant le bidouillage low tech et la technologie high tech grand public. Elles permettent de maintenir directement devant les yeux l’écran d’un téléphone intelligent compatible. Par leur côté low tech, ces lunettes en carton ne sont pas sans faire penser au stéréoscope de Holmes, en vogue durant la deuxième moitié du XIXe siècle.

Emballage Google Cardboard – Wikipedia
Google Cardboard assemblées – Wikipedia
Stéréoscope de Holmes – Wikipedia

Les dispositifs plus sophistiqués comportent un système de tracking intégré au visiocasque,  qui permet de faire correspondre l’espace virtuel à la position qu’y occupe l’utilisateur, en conformité aux mouvements et à l’orientation de la tête, et ce notamment au moyen d’un gyroscope et d’un accéléromètre intégrés. Le Morpheus de Sony Computer Entertainment vise à développer un système de RVI, principalement pour la console de jeu Playstation3.

Project Morpheus – Wikipedia

Le dispositif Oculus Rift, pour sa part, s’est fait connaître du grand public grâce à cette vidéo, vue par plusieurs millions d’internautes.

Elders react to Technology

Dans un post du 25 mars 2014, Mark Zuckerberg concluait ainsi l’annonce de l’acquisition de Oculus Rift par Facebook. « La réalité virtuelle était autrefois un rêve de la science fiction. Mais l’Internet aussi ne fut déjà qu’un rêve, de même que l’ordinateur et le téléphone intelligent. Le futur approche, et nous avons l’occasion de le bâtir ensemble. Je suis impatient de travailler avec l’équipe d’Oculus afin de mettre au monde ce futur et d’ouvrir de nouveaux mondes pour nous tous. » (Notre traduction) Ce futur est d’ailleurs presque ici, si l’on se fie à l’enthousiasme avec lequel a été reçu un dispositif combinant Oculus Rift à d’autres technologies. 

Skyrim in VR – Cyberith Virtualizer + Oculus Rift + Wii Mote = Full Immersion

Un dispositif semblable utilise la plateforme Virtuix Omni, qui détecte les mouvements avec la Kinect et fonctionne avec les jeux PC et l’Oculus Rift. 

Vitruix Omni

Embarquement pour Cyber

Ce n’est peut-être pas pour demain, mais des recherches, encore au stade expérimental, s’orientent vers une convergence du gaming et du cinéma, dans un espace virtuel, immersif : un espace à 360 degrés même, et ce en 3D. L’avenir dira si le 3D préféré sera stéréoscopique ou non, c’est-à-dire si les images sembleront demeurer derrière l’écran ou en saillir. Pour l’instant, la puissance de calcul des ordinateurs n’est pas au rendez-vous afin d’offrir des images en haute définition se succédant sans latence à un débit élevé. Il n’est cependant pas trop tôt pour commencer à réfléchir sur les manières de vivre l’expérience d’immersion sensorielle dans les environnements virtuels de toutes sortes. 

Les dispositifs artistiques de RV ont connu un bref âge d’or4 dans la dernière décennie du XXe siècle, pour rapidement sombrer dans la désuétude, victimes de leur accessibilité limitée, quincaillerie lourde, rendus approximatifs, latence marquée et coûts très élevés. La loi de Moore est déterminante : la technologie employée peut s’avérer vétuste avant même que le projet arrive à terme. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, il n’est pas toujours avantageux d’avoir pris une longueur d’avance, surtout si les compétiteurs auraient eu, entre temps, la possibilité d’employer des technologies plus récentes, donc plus performantes et moins chères. Dans le vocabulaire des nouveaux médias, la RV renvoie donc à la navigation par les utilisateurs dans un monde donnant un rendu en temps réel des trois dimensions de l’espace visuel. Osmose (1995) de Charlotte Davies, Icare (1997)5 de Ivan Chabanaud ainsi que La Funambule Virtuelle5 (2000) de Marie-Hélène Tramus et Michel Bret sont des dispositifs où l’équilibre dynamique du corps est mis en jeu.

La Funambule Virtuelle (2000) Installation interactive de Michel Bret en collaboration avec Marie-Hélène Tramus.

Une des œuvres sans doute les plus célèbres du premier âge d’or de la réalité virtuelle est Osmose (1995) de Charlotte Davies. « Cette installation comporte un dispositif permettant à l’usager de naviguer dans un environnement d’images et de sons tridimensionnels. Muni d’un casque de réalité virtuelle et d’une veste détectrice de mouvements, le participant utilise sa respiration et son équilibre pour se diriger dans un univers de formes semi-abstraites inspirées de la nature. Un écran de projection permet aux autres visiteurs de visionner les images en temps réel6. »

Capture vidéo en temps réel de l’environnement immersif Osmose (1995).

Le système de repérage du dispositif d’Osmose comporte des capteurs adaptés au processus corporels que sont la respiration et les ajustements posturaux, ces derniers assurant le maintien de l’équilibre. Dans son approche, Davies met l’accent sur la dimension phénoménologique de l’expérience et renvoie explicitement aux sensations proprioceptives. La proprioception est la perception du corps lui-même, elle comprend la sensation de poids et d’équilibre. Il s’agit en fait d’un vaste ensemble de perceptions, auquel contribue divers capteurs distribués dans le corps, notamment dans les muscles, tendons et articulations. Il s’agit aussi de la sensibilité par laquelle nous connaissons la position de nos membres sans avoir à les regarder (être assis, le bras croisés, debout, les mains derrière la tête, couché, accroupi, etc.) On peut considérer la perception du corps comme étant une perception spatiale, d’une part l’espace du corps lui-même, variant selon le jeu des articulations, pratiquement infiniment, d’autre part le corps dans l’espace. Suivant Oskar Schlemmer, on peut contraster deux conceptions distinctes de l’espace, et qui nous sont familières. D’une part, l’espace géométrique conventionnel, notamment celui de la scène perspectiviste : un espace objectif, cubique, défini par la mesure dans trois axes uniformes et perpendiculaires. D’autre part, l’espace anthropocentrique ou égocentrique : un espace subjectif, sphérique, ressenti, possédant un centre duquel le mouvement peut rayonner dans toutes les directions. Rudolf von Laban, théoricien et pionnier de la danse moderne a, pour sa part, développé le concept de la kinésphère. Il s’agit d’un volume imaginaire qui correspond à la portée maximale des membres ; il entoure le corps qui déploie sa motilité en lui. Cet espace individuel du mouvement, que l’on peut représenter par un icosaèdre, chacun le transporte avec soi.

Icosaèdre

Dans l’animation par ordinateur intitulée The Garden (A 21st Century Amateur Film) (1992-96) Tamás Waliczky utilise ce qu’il appelle la perspective « en goutte d’eau ». Cette forme de perspective diffère de celle à laquelle le procédé caractéristique de la Renaissance nous a habitués. Elle est construite à partir du point de vue du personnage filmé, produisant ainsi des images d’apparence distordues pour un observateur extérieur. L’espace de représentation n’apparaît pas uniforme ni plan, mais plutôt sphérique, la taille des objets variant selon les déplacements du personnage par rapport à ces objets, et non par rapport au spectateur. Ce film d’animation combine un point de vue subjectif (égocentrique) à un point de vue objectif (allocentrique), il en résulte un espace hybride, qui peut servir à illustrer, pour le bénéfice d’un tiers, une expérience d’immersion en réalité virtuelle. Paul Virilio et Joël de Rosnay emploient par ailleurs tous deux le terme « bulle » pour qualifier le type d’expérience spatiale caractéristique de la réalité virtuelle.

The Garden (21 Century Amateur Film), 1992-96 Tamás Waliczky

On notera au passage que la proposition de Waliczky est différente de celle de Davies, Osmose comporte néanmoins un écran permettant aux « autres visiteurs » d’emprunter le point de vue de l’immersant (néologisme de Davies). La possibilité pour ce dernier de se situer au sein des images d’un point de vue égocentrique, et qui constitue une première étape vers la possibilité de se sentir présent en RV, dépend d’abord de la puissance de l’informatique pour le calcul des images. Ces calculs tiennent compte de l’orientation du regard, de sorte que le défilement des images qui s’impriment sur la rétine de l’œil  corresponde aux mouvements de la tête de l’immersant. Les images doivent être rafraîchies à une fréquence élevée pour donner l’illusion d’un flux continu et sans latence, surtout pour des images en haute définition. Ceci est maintenant possible avec les nouveaux visiocasques offrant des images de 1920 pixels par 1080, à 120 images par seconde, en stéréoscopie.

Immersion

En réalité virtuelle, on peut considérer que présence et immersion sont synonymes, bien qu’il n’y ait pas consensus à ce sujet, qui fait d’ailleurs l’objet de nombreuses études depuis plusieurs années, et ce au sein d’un nombre croissant disciplines faisant de plus en plus appel à la réalité virtuelle. Le concept d’immersion se décline en plusieurs variantes : immersion tactique, stratégique, narrative, perceptuelle… 

Les principales définitions de la réalité virtuelle contrastent les points de vue psychologiques et techniques ; les définitions techniques de l’immersion font abstraction de l’état psychologique du sujet. Par contre, une définition fonctionnelle de la RV met l’emphase sur l’interaction et la cognition, cette dernière étant impliquée à un plus haut niveau lorsqu’il y a interaction symbolique. « La réalité virtuelle va lui [l’homme] permettre de s’extraire de la réalité physique pour changer virtuellement de temps, de lieu et (ou) de type d’interaction: interaction avec un environnement simulant la réalité ou interaction avec un monde imaginaire ou symbolique. » (Fuchs, Moreau et Tisseau, 2006, p. 7)

On doit aussi considérer le phénomène de présence en RVI d’un point de vue phénoménologique, c’est-à-dire en mettant l’accent sur ce qui est vécu dans un tel contexte, sans pour autant ignorer les dimensions technologique et psychologique. On peut considérer l’immersant comme étant au centre de l’interface, à la jonction du système perceptuel humain et du dispositif, ce dernier en tant que système matériel et logiciel.

C’est l’immersant qui fait la réalité virtuelle

Dans un environnement virtuel autant que dans un environnement naturel, il faut que le défilement des images soit attribuable à une cause dont le système perceptuel puisse rendre compte : le mouvement du sujet. Le système de RV doit pouvoir simuler le rapport organique existant entre action et perception ; il devrait donc pouvoir éventuellement parer aux incohérences entre les impressions visuelles et vestibulaires (oreille interne) qui peuvent occasionner un cybermalaise. 

La perception de la réalité ainsi que des objets qui s’y trouvent est déterminée par un travail de modélisation effectué par le cerveau7, qu’il s’agisse de réalité immédiate ou médiatisée. En effet, c’est au moyen de comparaisons, d’approximations successives et de réajustements constants que le SNC vérifie et révise le degré de conformité de la réalité physique au modèle qu’il a en mémoire. La perception de la réalité, qu’elle soit virtuelle ou actuelle, s’élabore à partir du même système perceptuel qui se construit chez l’humain au cours de son développement individuel, et ce au fil des générations successives. Le développement des technologies de RV passe nécessairement par la connaissance du système perceptuel, notamment grâce aux neurosciences et à la psychologie en ce qui a trait au sentiment de présence ainsi qu’à l’attention. Ces connaissances sont d’ailleurs utiles à la compréhension de la cognition dans une foule de contextes autres que ceux relevant de la RV. L’expérience d’être plongé dans un monde fictif, selon qu’il s’agisse de la lecture, du cinéma ou du jeu vidéo, ouvre par ailleurs d’autres champs d’investigations complémentaires (Therrien, 2014) Certaines activités ou états de présence et d’attention peuvent d’ailleurs nous mener à oublier le corps, celui même qui tient le livre ou la manette de jeu. Nul n’est cependant tenu de s’en remettre à un dispositif de haute technologie pour s’éprouver comme corps virtuel. Cela dit, il faut préciser que ce que l’on entend par corps virtuel dépend de l’activité dans laquelle nous sommes engagés.

Le corps s’éprouve, se dédouble ou s’oublie selon les circonstances ou, en ce qui nous intéresse, selon le dispositif. Grâce à sa panoplie d’effets, le cinéma nous a d’abord habitués à oublier momentanément le corps qui, enfoncé dans un fauteuil, demeure soumis au champ gravitationnel terrestre. Le corps que nous éprouvons à ce moment est une sorte de corps virtuel ; les sensations éprouvées sont déterminées à la fois par ce qui est projeté à l’écran et par les haut-parleurs, et par le corps qui gère le système perceptuel. On se sent tantôt lourd, léger, crispé, détendu, selon la capacité du film à nous happer, et la nôtre à s’y abandonner. Ces effets réussissent même si on les sait fondés sur des trucages de toutes sortes ; ils tirent avantage des diverses illusions auxquelles peut succomber le système perceptuel.

C’est la réalité virtuelle qui fait l’immersant

L’adaptation à un environnement, qu’il soit virtuel ou actuel, ainsi que la capacité d’y agir ou de s’y déplacer, sont des activités à la fois sensorielles et motrices. Le corps avec lequel on entre dans la RVI est nécessairement un corps virtuel, qui ne coïncide pas avec le corps qui s’est construit au fil de son développement et vécu sensori-moteur, mais s’élabore à partir de lui. En d’autres mots, il s’agit du corps phénoménologique plutôt que biologique. 

Le sentiment de présence en RV est intensifié par le fait de pouvoir y faire quelque chose, ne serait-ce qu’en posant le regard ici plutôt que là, modifie l’image affichée. L’immersion est intensifiée cette simple action minimale, qui distingue les capacités du Cardboard Google de celles de l’Oculus. Selon l’orientation du regard de l’immersant, les variations dans le rendu (output) correspondant à la position et aux mouvements de la tête de ce dernier (input). La locomotion, par exemple au moyen d’une plateforme de type treadmill est une action dans l’environnement virtuel dont dépendra le point de vue affiché.8 La manipulation d’objets virtuels est une autre manière d’intensifier le sentiment de présence, que ce soit au moyen d’un gant de donné ou, mieux encore, avec des dispositifs de retour d’effort qui peuvent simuler la dimension haptique. La manipulation d’un objet implique le contrôle postural, des ajustements musculaires en fonction de la résistance, de la consistance et du poids. Une interface haptique, avec retour d’effort, c’est-à-dire offrant la sensation de résistance de l’objet visualisé, permettrait de manipuler un œuf virtuel, qui pourrait se casser dans le virtuel. Les Pissenlits de Michel Bret, réalisé en collaboration avec Edmond Couchot, ont ouvert cette voie il y a déjà assez longtemps. 

Les Pissenlits (1996) Michel Bret et Edmond Couchot, Installation interactive.

Comme presque partout, la vision occupe une place suprême en réalité virtuelle et il demeure difficile d’y intégrer un spectre étendu de la perception sensorielle. Les interfaces gestuelles et visiocasques servent à déterminer le contenu visuel affiché, donc de relier activité motrice et perception visuelle. Le regardeur fait littéralement le tableau. La sollicitation de la vue, même appuyé par l’ouïe, ne parvient pas à produire l’illusion que le corps est vraiment engagé dans la réalité virtuelle, bien qu’à un certain degré la capacité d’y agir par le sens haptique (sensation associée à la préhension d’objet). Les sens de réception à distance (ou organes de téléception) que sont la vue et l’ouïe sont relativement faciles à médiatiser alors que l’intégration de modalités sensorielles autres que la vue et l’ouïe pose problème. 
Il faudra donc éventuellement développer en RVI des stratégies pour intégrer la propioception car elle est synonyme de perception de soi en tant que corps physique, incarné. La sensation d’avoir un poids, une consistance, d’être soumis à la gravité ne se prête pas directement au jeu des capteurs, interfaces et transducteurs.

La réalité virtuelle immersive et le vieux rêve de l’œuvre d’art totale

On peut estimer, rétrospectivement, que le culte liturgique a longtemps constitué l’œuvre d’art totale par excellence, autant chez les Grecs que chez les chrétiens, et tout particulièrement chez les catholiques et les orthodoxes. Tous les arts et tous les sens y étaient convoqués. Dans L’Œuvre d’art de l’avenir (1850), Richard Wagner a posé les fondements théoriques à toute réflexion subséquente portant sur la synthèse des arts en termes d’œuvre d’art totale ou Gesamtkunstwerk. Quelques décennies plus tard, un autre compositeur, Alexandre Scriabine, rêvait « d’un projet grandiose qui devait représenter non seulement une œuvre d’Art Total, synthèse de la poésie, de la musique et des arts plastiques, une symphonie de lumières et de couleurs, de caresses et de parfums faisant appel à toutes les perceptions sensorielles à la fois […] » (Kelkel, 1971) De Moïse Mendelssohn aux constructivistes russes, en passant par Voltaire, Diderot et Goethe l’art total est l’objet de considérations théoriques diverses. Plus récemment, alors que Marshall McLuhan atteignait la notoriété, Dick Higgins avançait le concept d’intermédialité. Si la RVI devenait la forme idoine de l’art total, ce serait là la consécration dans la civilisation du numérique de l’interacteur dans le rôle d’éternel premier. Sans lui, pas d’œuvre. 

« La course vers des « réalités virtuelles », des mondes multisensoriels fabriqués avec les technologies numériques, a effectivement relancé des questions essentielles sur le fonctionnement de nos organes de perception. Ainsi, ces nouvelles technologies ont a leur tour et à leur manière réveillé le débat sur la synesthésie, sur la synthèse et la fusion sensorielles, sur l’œuvre d’art total(e), sur une transdisciplinarité qui impliquerait la mise en commun des arts visuels, sonores, tactiles, olfactifs, bref les saveurs dont dépendent notre savoir (rappelons la parenté étymologique de ces deux termes). » (Sirot et Norman). 

Une équipe de chercheurs d’universités britanniques présentait en 2009 un prototype non fonctionnel de visiocasque diffusant des odeurs et des gants stimulant le sens tactile dans le cadre d’un projet nommé Virtual Cocoon, resté sans lendemain.

A Video of the Virtual Cocoon

Si l’on en juge d’après le succès atteint par le cinéma en odorama, la réalité virtuelle odorante n’est pas pour demain. Par contre, les recherches sur les interfaces tactiles et à retour d’effort sont beaucoup plus prometteuses. Le prototype fonctionnel d’un dispositif communiquant des sensations tactiles d’objets virtuels a été présenté à l’université de Bristol, il s’agit d’une interface haptique fonctionnant au moyen d’ultrasons. Des objets virtuels peuvent être manipulés grâce à cette technologie qui sera commercialisée par la compagnie Ultrahaptics.

Si la manipulation d’un objet virtuel venait à ne représenter aucun problème grâce à une interface haptique avec laquelle l’utilisateur n’a pas de contact physique, la question est pour nous de savoir ce qu’il en est du corps lui-même dans un environnement virtuel. Un fait demeure, je suis là où est mon poids ; cette formule est bien plus qu’une lapalissade des danseurs, mais un fait incontournable. Le monde virtuel ne connaîtrait pas la gravité ; il faudra donc trouver des subterfuges pour nous faire croire que nous y entrons avec notre corps entier. S’il s’avérait possible que l’on puisse un jour développer des dispositifs permettant de donner l’illusion que ces deux corps, virtuel et actuel, coïncident, et par là d’éliminer le cybermalaise, un nouveau chapitre sur le problème corps-esprit s’ouvrirait. Quoi qu’il en soit, au-delà des interactions entre la vue et le sens de l’équilibre tel que nous les connaissons, on devra tenir davantage compte de la proprioception en ce qui a trait au cybermalaise. Reste à voir si cela sera possible, et si l’immersant ne se fera pas phagocyter par l’œuvre d’art total(e).

Notes

[1] Nouvelles technologies et illusion d’immédiateté. Marc Boucher, consulté le 4 avril 2015 
http://effetsdepresence.uqam.ca/upload/files/articles/nouvelles-technologies-illusion-immediatete.pdf  

[2] Réalité virtuelle et altérité, Annick Bureaud, consulté le 4 avril 2015
http://www.annickbureaud.net/?p=1051 

[3] Mentionnons Legible City (1989) de Jeffrey Shaw et D. Groeneveld, The Virtual Museum (1991) de Jeffrey Shaw, Home of the Brain (1992) de Monika Fleischmann et Wolfgang Strauss, Cluny (1993) de Medialab, Dancing with the Virtual Dervish(1991-1994) de D. Gromola, Y. Sharir, et M. Novak, Osmose (1995) et Ephémère (1998) de Char Davies et enfin World Skin (1997) de Maurice Benayoun. 

[4] « Yvan Chabanaud a réalisé une installation, l’Anthropoptère, permettant à un spectacteur de réaliser un vol virtumental dans un espace mythologique, à la manière d’Icare. Le spectacteur revêt un manteau comportant quatre capteurs de position (capteurs magnétiques Fastrak de Polhemus) permettant de repérer ses mouvements. Il dispose par ailleurs d’un casque lui transmettant les images et les sons  de l’espace. Ainsi il peut évoluer dans un monde imaginaire peuplé d’objets mythiques. » Alain Grumbach, Cognition virtuelle, réflexion sur le virtuel, ses implications cognitives, ses réalisations artistiques. Paris, GET / ENST, 2001, p. 120.
http://www.letaillieur.eu/Briques/REV/covi-courte.pdf  Consulté le 4 avril 2015.

[5] « M-H. Tramus et M. Bret ont réalisé plus récemment un dispositif: le « funambule virtuel » permettant à un humain muni d’une sorte de balancier utilisé par les équilibristes, de commander des actions d’un funambule électronique dont l’image est projetée sur un écran. Le funambule est doté d’un comportement lui permettant  de rétablir son équilibre en effectuant un mouvement du corps ou en se déplaçant. Il peut ainsi réagir aux perturbations engendrées par l’humain. La compétence artificielle du funambule est obtenue grâce à un programme informatique qui est capable d’apprendre automatiquement à réaliser une tâche. Ce programme consiste en un réseau connexionniste, qui s’inspire de l’architecture neuronale naturelle. » Grumbach, loc. cit. p. 110. 

[6] http://www.immersence.com/ consulté le 4 avril 2015 (notre traduction).

[7] Voir Alain Berthoz, La Décision, Paris, Odile Jacob, 2003 : « Déjà à ce niveau [le cervelet], le contrôle du mouvement et les mécanismes de la pensée ont une certaine équivalence par le fait de ne pas travailler directement sur le monde extérieur mais sur des modèles internes. » p. 135. « En effet, le cerveau projette sur le monde ses préperceptions et ses hypothèses. C’est essentiellement un comparateur des prédictions et de la réalité. » p. 120.

[8] « The ability to get from place to place is a fundamental requirement for action in both real and virtual environments. This requirement epitomizes what is very powerful yet what also may be flawed in virtual reality (VR) systems. These systems offer the possibility of perceptually immersing individuals into computer-generated environments, and yet the typical means for the most- basic form of interaction—locomotion—do not at all match the physical actions of walking in reality. Generally, the powerful illusion of immersion may be lost through naive interaction metaphors borrowed from non-immersive forms of human-computer interaction. » Mel Slater, Martin Usoh et Anthony Steed « Taking Steps: The Influence of a Walking Technique on Presence in Virtual Reality » ACM Transactions on Computer-Human Interaction, Vol. 2, No. 3, September 1995, pp. 201-219.

Bibliographie

– Fuchs, Philippe, Guillaume Moreau et Jacques Tisseau, Traité de la réalité virtuelle volume 3, Paris, Les Presses Mines, 2006, 424 p.

– Therrien, Carl, « Réapprendre à voir, réapprendre à agir. L’immersion vidéoludique entre concrétisation et irréalisation », dans Figures de l’immersion. Cahier ReMix, n° 4, février 2014, Montréal, Figura, en ligne,
<http://oic.uqam.ca/fr/remix/reapprendre-a-voir-reapprendre-a-agir-limmersion-videoludique-entre-concretisation-et >, consulté le 4 avril 2015.

– Manfred, Kelkel, « Les esquisses musicales de l’Acte Préalable de Scriabine » Revue de musicologie. Société Française de Musicologie, 1971, pp. 40-48. 

– Sirot, Jacques et Sally Jane Norman « De la synthèse des arts à la synesthésie numérique »,Transdisciplinarité et genèse de nouvelles formes artistiques Observatoire Leonardo1997, en ligne, <http://www.olats.org/livresetudes/etudes/norman.php>, consulté le 4 avril 2015