Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2006 à Beyrouth, Mazen Kerbaj enregistre une improvisation à la trompette d’une durée de quarante minutes sur la terrasse de son appartement lors de bombardements. Trois jours plus tôt, soit le 12 juillet 2006, le Hezbollah libanais, mouvement politique chiite fondé en 1982, enlève deux militaires israéliens dans la zone frontalière qui sépare le Liban d’Israël en échange de prisonniers palestiniens. Le jour même, l’armée israélienne attaque plusieurs cibles dans tout le pays. Il s’ensuit une guerre de trente-trois jours causant la mort de milliers de personnes. Ce conflit ébranle un peuple déjà fragilisé par les quinze années de guerres civiles de 1975 à 1991, et aux prises avec une situation politique tendue, notamment avec l’assassinat du président Rafic Hariri un an plus tôt et le retrait des forces syriennes la même année. Inévitablement, le traumatisme passé resurgit et insuffle un climat d’incertitude et de peur sur le Liban.
La pièce de Kerbaj est performée sur le vif, in situ. Pour rendre compte de cette situation singulière, il convient de parler, à la suite de Paul Ardenne, d’un art contextuel. L’historien de l’art fait usage de cette expression pour définir des pratiques qui entretiennent un rapport direct avec le réel, sans intermédiaire. Il s’agit d’un art intimement lié à son contexte d’émergence spécifique. La démarche de l’artiste contextuel fait de lui un être de proximité. Comme l’écrit Ardenne : « consubstantielle à celle de contexte, la notion de « proximité » sous-tend celle de « rapport » […] autant que celle de « déplacement ». Cessant de se retrancher, l’artiste se projette à présent au cœur du monde et des siens » (Ardenne). Soulignons que dès le 14 juillet, Kerbaj initie un blogue, où, au jour le jour, il publie ses dessins ainsi que ses réflexions sur la guerre en cours. C’est dans cette entreprise esthétique et politique que s’inscrit Starry Night, marquant de toute évidence le lien inextricable entre son art et la vie.
Plusieurs auteurs à travers l’histoire de la pensée occidentale ont insisté sur la puissance sensible du son, son effet d’immédiateté sur le corps comme sur l’esprit. Foucault lisant Plutarque et les Anciens rappelle par exemple que « l’ouïe est plus capable que n’importe quel autre sens d’ensorceler l’âme » (Foucault, 2001, p. 318). Plus près de nous, les travaux de Steve Goodman et de Juliette Volcler soulignent eux aussi l’immédiateté sensible du phénomène sonore. Travaillant tous deux sur les effets physiques et psychologiques du son utilisé comme arme, c’est-à-dire des usages militaires et politiciens du son. Ils partent du principe selon lequel « entendre, c’est toucher à distance ». La dimension haptique du son est fondamentale pour traiter de l’œuvre de Kerbaj. Au-delà de l’entendre à proprement parler, je pense que la proximité induite par son improvisation musicale implique aussi une dimension d’écoute, au sens fort que lui confère Jean-Luc Nancy dans son essai À l’écoute. « Si « entendre », c’est comprendre le sens (soit au sens dit figuré, soit au sens propre : entendre une sirène, un oiseau ou un tambour, c’est chaque fois déjà comprendre au moins l’ébauche d’une situation, un contexte sinon un texte), écouter, c’est être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible » (Nancy, 2002, p. 19). Ce sens possible est indiscernable de l’expérience esthétique. Et de lui découle aussi, comme j’essaierai de le montrer, un geste de résistance qui en appelle à la vie.
En 2006, Mazen Kerbaj est connu sur la scène musicale underground de Beyrouth pour sa pratique expérimentale et les nombreuses modifications qu’il opère sur son instrument: il ajoute des extensions à l’embouchure et n’hésite pas à faire intervenir divers objets au pavillon. Ce qui s’impose dès les premiers instants de Starry Night, c’est l’imperceptibilité du son que l’on attribue d’ordinaire à la trompette. Pour discerner les sonorités particulières créées par l’artiste, on doit connaître sa pratique1. Autrement, les effets de distorsion engendrent une indétermination entre la performance musicale et le climat acoustique de la guerre: sa musique évoquant elle-même les sons de la guerre. C’est d’ailleurs ce que remarquent l’ethnomusicologue Thomas Burkhalter (Burkhalter, p. 73) de même que le trompettiste autrichien Franz Hautzinger, qui, suite à la sortie du premier disque solo de l’artiste brt vrt zrt krt t (2005), confie à Kerbaj que sa musique lui rappelle le son des hélicoptères et des armes (Burkhalter, p. 70).
Les sons qu’il crée s’apparentent à ceux entendus durant son enfance traversée par la guerre. Inconsciemment ou consciemment, son souffle et sa musique, à peu près inidentifiables, du fait de leur correspondance à l’environnement, emportent la guerre. Cette prégnance mnémonique des sons n’est pas un phénomène isolé comme le remarque Burkhalter qui réfère à d’autres musiciens libanais de la même génération. On pourrait ici parler d’effets d’anamnèse et de phonomnèse : dans le premier cas, il y a la réminiscence d’un souvenir sonore et dans le deuxième, l’anticipation d’un son par une écoute intérieure. Ces effets, souvent complémentaires, impliquent la coexistence d’un passé et d’un futur à même le présent (Goodman, 2010, p. 151).
L’improvisation libre à laquelle s’adonne Kerbaj constitue un processus qui tend vers l’inattendu, qui le réclame même. Matthieu Saladin, auteur d’un ouvrage récent intitulé Esthétique de l’improvisation libre – Expérimentation musicale et politique, soutient que, en raison du caractère éphémère de sa création, « l’improvisateur entretient définitivement un autre rapport au temps, un rapport sans doute au premier abord effrayant, car le jeu qui les lie est un jeu effrayant, c’est un jeu qui le renvoie à sa propre mort » (Saladin, 2002). Mais aussi, l’improvisation exige du musicien une présence au présent, qui est le lieu de l’écoute, car Kerbaj n’improvise pas seul, mais avec et contre les sons ambiants de la guerre. Une rencontre s’instaure entre le corps affecté du musicien et l’hostilité du lieu dans lequel il se situe. Dans l’attente imposée par la guerre, face à l’inaction qu’elle convoque2, la musique de Kerbaj se déploie comme un acte de résistance. Survivre au sentiment de dépossession et à l’anesthésie du temps en invoquant l’inattendu et sa potentialité. L’action de l’artiste, bien que toujours singulière – singularité d’autant plus marquée par le choix d’improviser, de se poser dans l’instant pour y distendre l’imprévisible – n’est plus confinée à l’individualité, mais tient à la relation avec le monde. Ainsi donc, c’est l’ensemble qui fait violence, la coexistence qui perturbe pour nous donner à ressentir les tensions de la vie et de la mort. Ce faisant, Kerbaj résiste à une « culture de la mort », dont l’un des signes est une anesthésie temporelle.
À la différence du simple entendre, l’écoute ouvre une dimension de potentialité ; elle est tendue vers un sens possible, comme disait Nancy. Ce sens du possible, et du possible en temps de guerre, mais pas seulement, implique une dimension collective, une dimension de résistance en commun. Pour rendre compte de ce rapport intrinsèque entre potentialité et collectivité (ou « peuple à venir », comme le disait Deleuze) : j’introduirais de manière prospective le terme de résonance. L’écoute ouvre un espace de résonance, lequel renvoie à une capacité d’affecter et d’être affecté. L’improvisation se constitue comme acte de résistance qui se nourrit à même la fragilité potentielle de l’écoute. C’est une force de résistance transindividuelle, ouverte à toutes les fluctuations générées par l’environnement et le contexte dans lequel elle advient. L’improvisation se charge et recharge le présent vivant. Elle combat ainsi l’impuissance produite par la suspension temporelle. Et ainsi, « dans cette présence ouverte et surtout ouvrante, dans l’écartement et dans l’expansion acoustiques, l’écoute se confond à l’événement sonore » (Nancy, 2002, p. 34) pour en dégager une potentialité inédite, un appel à tous ceux qui sont disposés à éprouver la guerre, là où ils sont. L’artiste nous fait ici entrer en résonance avec un champ de guerre.
Notes
[1] C’est moins la nature des sons que l’effet de proximité acoustique qui permet de deviner la musique de Kerbaj. Toutefois, lorsque la pièce est présentée en galerie sans écouteurs, telle que je l’ai entendu la première fois, l’effet de proximité tend à se perdre.
[2] Je renvoie le lecteur au dessin réalisé par Kerbaj en date du 20 juillet 2006 et qui, à mon sens, représente le poids de l’attente lié à la guerre. En ligne.
<http://mazenkerblog.blogspot.ca/2006_07_01_archive.html>
Bibliographie
– Ardenne, Paul, « Art et politique: ce que change l’art « contextuel »», L’art même, no 14, en ligne, <http://www2.cfwb.be/lartmeme/no014/pages/page1.htm>.
– Burkhalter, Thomas, « Between Art for Art’s Sake and Musical Protest: How Musicians from Beirut React to War and Violence », Popular Music and Society, vol. 34, no 1.
– Foucault, Michel, « Cours du 3 mars 1982 », dans Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard, 2001, 540 p.
– Goodman, Steve, Sonic Warfare. Sound, Affect, and the Ecology of Fear, Cambridge, MIT Press, 2010, 296 p.
– Nancy, Jean-Luc, À l’écoute, Paris, Éditions Galilée, 2002, 96 p.
– Saladin, Matthieu, « Processus de création dans l’improvisation », Volume!, vol.1, no 1, 2002, en ligne, <https://volume.revues.org/2486>.