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Espace sonore, recherche-création et fusion conceptuelle - Approche constructive de l'espace sonore

Le son est un champ d’étude parcouru par un très grand nombre de pratiques, de techniques, de concepts et même de théories. Du mixeur à l’acousticien, de l’instrumentiste au bruiteur en passant par les études anthropologiques par le son et l’archéologie sonore : le son est un objet complexe et vastement étudié. Et donc, logiquement, lorsque j’ai commencé ma recherche-création sur le concept d’espace sonore, je pensais trouver un champ d’étude unifié et cohérent tant ce concept habite profondément nos habitudes d’écoute et structure la quasi-totalité des pratiques sonores. Cependant nous sommes contraints d’admettre que le concept est morcelé, façonné au fil du temps par des a priori et qu’il n’existe que très peu de réflexions globales sur le sujet. Ma recherche m’a donc amené à forger des concepts spécifiques à la spatialisation du son ainsi qu’à poser les bases d’une méthodologie globale, utilisable par tous, de la compréhension de l’espace sonore. 

Tout d’abord, il est essentiel de savoir que le concept d’espace sonore n’est nulle part clairement défini et suivant le cadre d’utilisation il devient le centre d’une organisation disciplinaire ou conceptuelle. Par le terme d’espace sonore, on désigne le plus souvent les rapports particuliers qu’entretient un son, un groupe de son ou une composition sonore avec l’idée d’espace.  Indice géographique, référence culturelle ou anthropologique, acoustique, sensation d’éloignement, articulation proxémique, etc. ces rapports peuvent prendre de très nombreuses formes et se combinent les unes aux autres dans le cadre d’une composition ou d’une analyse sonore.

Figure 1 : Schématisation analytique des sons constituants le métro de Montréal

Prenons un exemple simple, celui du métro de Montréal, et schématisons-le comme il est courant de le faire 1. Cette représentation est certes pratique mais sectionne arbitrairement les différents aspects sonores et ne met pas clairement en évidence les liens entre eux. À force de lectures et d’analyses spatiales sur des objets différents un schéma général du concept de spatialisation s’est dégagé 2.

Figure 2 : Organisation intuitive des champs disciplinaires de l’espace sonore

On voit donc rapidement que cette schématisation ne reflète pas vraiment notre expérience de l’espace sonore : elle impose une distinction artificielle des moments de l’analyse, contraint à une duplication des champs disciplinaires ou conceptuels qui ni une approche efficace ni un reflet de la nature complexe et dynamique des objets spatiaux. Fort de ce constat, je me suis donc attelé à forger des concepts qui permettraient, à partir de la pratique sonore, de traverser les champs nécessaires à l’utilisation et à la compréhension de l’espace sonore. C’est donc, très fortement inspiré par l’épistémologie constructiviste, que j’ai cherché une solution générale…

Figure 3 : Schématisation générale des aspects de la spatialisation, Le Moigne, 1995, p.45

L’épistémologie positiviste est une épistémologie de la vérification […] : elle vise à inventer, construire, concevoir et créer une connaissance projective, une représentation des phénomènes : créer du sens, concevoir de l’intelligible en référence à un projet. Les logiques conjonctives, on le verra, permettant ces exercices auto-poïétique, interdit aux logiques disjonctives qui ne peuvent que vérifier la qualité formelle d’une démonstration, trébuchant sans cesse sur les paradoxes qu’elles engendrent elles même depuis qu’un certain Crétois, nommé Epiménide, assura que tous les Crétois étaient des menteurs (Le Moigne, 2001, p. 139).

Trois concepts très intriqués et fondamentaux à la spatialisation se sont organisés après plusieurs années de travail et de création. Forgés au contact du metteur en scène (Denis Marleau, Florent Siaud), du réalisateur (Philipe Grégoire) et de multiples œuvres ainsi que durant ma maîtrise, cette approche conceptuelle a été éprouvée comme étant à la fois un guide pour la création mais aussi un vocabulaire commun, accessible à tous.

L’espace induit 3 qui organise les signifiants et les signifiés culturels, géographiques et dynamiques ainsi que la culture de l’auditeur et la capacité d’évocation générale d’un son ou d’un groupement de son. La topologie sonore 4 qui articule les caractéristiques physiques d’un son avec notre capacité à qualifier l’espace sonore et sa valeur narrative. Et enfin la dynamique spatiale 5 qui rattache la valeur esthétique et narrative des mouvements des sons dans l’espace aux sensations de déplacement et aux capacités des sons à générer du mouvement.

Figure 4 : Nouvelle organisation des sons constituants le métro de Montréal

Ces trois concepts sont entremêlés et s’instancient les uns les autres au courant de la création ou de l’analyse. On obtient donc une approche qui permet à la fois d’analyser l’espace sonore sans en perdre la notion dynamique et de guider la création en gardant le créateur au centre du processus. La répartition schématique des sons du métro de Montréal devient donc dynamique, élimine les frontières inutiles et permet de lier les éléments les uns aux autres au sein d’une approche de la réception. De façon générale ces trois concepts permettent de rendre compte des aspects très précis de la spatialisation en tant que geste esthétique volontaire et chargé de sens. De cette nouvelle façon de concevoir l’analyse spatiale il a été possible de généraliser l’idée pour organiser les disciplines et les concepts nécessaires à l’analyse, la création et la réception de l’espace sonore. Cela est, il me semble, une des grandes possibilités de la recherche-création : elle concrétise l’approche constructiviste d’une épistémologie dynamique et projective, issue de la pratique et qui permet de saisir à bras le corps des organisations complexes au sein de cadres pluridisciplinaires.

Figure 5 : Nouvelle organisation des sons constituants le métro de Montréal

Bibliographie

– Chion, Michel, La toile trouée ou la parole au cinéma, Paris, Cahier du Cinéma, 1988, 192 p.
– Deshays, Daniel, Pour une écriture du son, Paris, Klinchsiek, 2006, 192 p.
– Greimas, Algirdas Julien, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, 262 p.
– Klinkenberg, Jean-Marie, Précis de sémiologie générale, Paris, Le Point Essai, 1996, 512 p.
– Le Moigne, Jean-Louis, Le constructivisme. Tome 2, Les épistémologies, Paris, L’Harmattan, 1995, 264 p.
– Macé, Pierre-Yves, «Espaces appareillés», dans Laurent Pottier, La spatialisation des musiques électroacoustiques, Saint Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012, p. 27-38.
– Mc Adams, Stephens, Penser les sons, Paris, Presses Universitaires de France, 1994.
– Morin, Edgar, La Nature de la nature (t. 1), Paris, Le Seuil, coll.« Points», 1977, 416 p.
– Morin, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 1990, 160 p.
– Pierce, John, «Hearing in time and space», Dans Perry R. Cook, Music, Cognition and Computerized Sound, Cambridge, MIT Press, 1999, p. 89-103.
– Pinker, Steven, Comment fonctionne l’esprit, Paris, Odile Jacob, 2000, 680.