On représente la plupart du temps la surveillance par une sorte d’anthropomorphisme : c’est l’humain qui surveille l’autre humain par le truchement d’un dispositif. Or, dans leur article « Invisible Surveillance in Visual Arts1 » (2012), Katherine et David Barnard-Wills démontrent que nous vivons dans une ère de la dataveillance. Celle-ci est définie comme l’« utilisation systématique de nos systèmes de données personnelles dans le but de surveiller ou de contrôler les actions d’une ou plusieurs personnes2 ». Si les auteurs de ce brillant article voient une opposition entre la surveillance du corps et celle des données, l’œuvre make-A-move de Pat Badani réconcilie ces deux aspects et aborde, par là, la complexité des enjeux liés à la surveillance.
Deux visages sur des écrans encastrés dans un mur rouge réagissent au passage des visiteurs et travailleurs de l’immeuble du Pôle de Gaspé. La vitrine n’est plus cet espace conçu afin de rendre visible, depuis la voie publique, ce qui se déroule à l’intérieur d’un commerce ou d’une galerie. Opaque, elle sculpte désormais l’espace public lui-même avec les regards curieux, apeurés ou discrets des visages qui occupent sa surface. Ce sont alors les visiteurs qui se retrouvent dans le grand aquarium que représente l’espace public sous l’égide de la surveillance. Les senseurs captent notre présence et nos mouvements ; ils réagissent plus fortement à certaines couleurs de vêtement. Le captage de nos données, par sa dimension cachée, entraine ce que Georgio Agamben appelle la désubjectivation3. Il vise à contrôler l’être humain plutôt qu’à créer de nouvelles subjectivités. Seulement, ici, l’animation des portraits photographiques, par son caractère saccadé et répétitif, ne leurre pas : nous savons qu’il y a là un processus technologique, voire algorithmique. Le dispositif rendu en partie visible permet de nous amuser avec celui-ci en nous approchant ou en nous éloignant de lui. On peut lui échapper, aussi. Bref, il nous permet de tester ses limites. Ainsi, nous découvrons que les regards ne peuvent traquer qu’une personne à la fois et qu’ils privilégient la proximité. Nous devinons que le reflet de la vitre parasite le bon fonctionnement du dispositif. Ce sont précisément ces « failles » qui incitent à la participation ; cette participation qui, pour paraphraser le critique américain Howard Rheingold, est un véritable antidote au contrôle et à la surveillance4.
Avec make-A-move, c’est le potentiel créatif et ludique de la surveillance qui est mis en scène. La possibilité d’une subjectivité au sein de ce processus est, quant à elle, ravivée par les portraits en gros plan et la distance intime qu’ils imposent. Par cette œuvre participative, Pat Badani nous convie à penser la surveillance comme quelque chose qui peut être réapproprié afin de façonner un espace public à l’avantage de ses multiples singularités.
Notes
[1] Katherine et David Barnard-Wills (2012). « Invisible Surveillance in Visual Art », Surveillance & Society, UK, n° 10, pp.204-214.
[2] Traduction de l’auteure. Ibid., p.206.
[3] Traduction de l’auteure. Ibid., p.206.
[4] Roland Piquepaille. (2006). « Howard Rheingold About Our Mobile World », ZDNet, http://www.zdnet.com/article/howard-rheingold-about-our-mobile-world/, consulté le 11 novembre 2015.