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Entretiens

Sonifier la phusis

Cet entretien en deux parties porte sur le travail de recherche-crĂ©ation d’installation sonore de Lorella Abenavoli, il s’inscrit dans le contexte du dossier Affect ou Émotion en art immersif et interactif. L’artiste prĂ©sente sa dĂ©marche puis revisite quelques-unes de ses Ɠuvres dont Le Souffle de la Terre et Verticale, L. son d. la m..tĂ©. d. .a sĂšve d..s un a.bre au pr..temps, en Ă©voquant son rapport intime avec la crĂ©ation et en dĂ©veloppant ses conceptions de la spatialisation, de la sonification et de l’audification.

Entretien avec Lorella Abenavoli (partie 1)

MatiĂšre et Ă©nergie sont les sources indissociables de ma pratique de sculpteur et le travail du son comme mĂ©dium est venu lui donner forme. Ausculter, rendre audible, entendre et Ă©couter les corps humains, les corps cĂ©lestes, les arbres, les poussiĂšres cosmiques, toutes ces entitĂ©s qui peuplent le monde et qui simultanĂ©ment le fondent. Saisir les imperceptibles vibrations de la matiĂšre, leur donner corps Ă  travers l’Ɠuvre, extraire ses plus intimes tremblements et ses tempĂȘtes insoupçonnĂ©es, cela pourrait dĂ©crire mon projet artistique. (Lorella Abenavoli)

Artiste, plasticienne et sculpteure Ă©lectroacousticienne, Lorella Abenavoli, a sĂ©journĂ© plusieurs fois au QuĂ©bec : Au printemps 2004, elle vient y prĂ©senter Le Souffle de la Terre (2000-2007) Ă  OBORO. Pour ce projet de transduction1 des frĂ©quences sismiques en sons, elle travaille Ă©troitement avec des scientifiques, gĂ©ophysiciens et ingĂ©nieurs. Durant son sĂ©jour, elle visite une Ă©rabliĂšre oĂč la sĂšve lui inspire le projet Verticale, L. son d. la m..tĂ©. d. .a sĂšve d..s un a.bre au pr..temps (2006-2014). En relation avec diverses Ɠuvres du rĂ©pertoire, ses crĂ©ations l’inciteront Ă  thĂ©oriser la sonification et l’audification. Avec ses installations sonores qui circulent en France, en Europe, au Canada et aux États-Unis, Abenavoli rend accessibles des dimensions Ă©nergĂ©tiques qui nous Ă©chappent. Entre autres crĂ©ations, mentionnons DĂ©faut originaire (1996-2001) sculpture d’eau qui fait partie de la Collection Fondation Schneider (France), et sa crĂ©ation sonore rĂ©alisĂ©e pour la performance Batracien, l’aprĂšs-midi de Bernardo Montet (2006)

J’aimerais que nous Ă©changions sur l’expĂ©rience esthĂ©tique de Verticale. La spatialisation, Ă  la fois verticale et circulaire, est une part importante de ton installation. On le voit trĂšs bien quand on visionne le MP4 (ci-dessus). Et les visiteurs de ton installation l’ont sĂ»rement constatĂ©. Qu’est-ce que la spatialisation ajoute Ă  l’organicitĂ© de ton Ɠuvre ? Pour ĂȘtre plus prĂ©cise, qu’est-ce que la spatialisation cylindrique des 42 haut-parleurs qui sont placĂ©s sur 6 niveaux ajoute ?

Dans mon travail, la spatialisation est d’abord une intention. Elle est la condition pour envelopper le corps et elle est la mĂ©taphore formelle de l’EinfĂŒhlung, l’expĂ©rience qui nous lie aux choses, au monde, ici Ă  l’arbre. Ce terme allemand est Ă©laborĂ© Ă  partir du prĂ©fixe « ein » c’est-Ă -dire « dans, in » et de « fĂŒhlung » qu’on retrouve en anglais dans « feel » qui signifie sentir. Le terme a Ă©tĂ© traduit en français par empathie, mais il m’a toujours semblĂ© insuffisant Ă  exprimer l’idĂ©e contenue dans le terme germanique. On y reviendra probablement dans notre Ă©change, mais rappelons briĂšvement que l’EinfĂŒhlung dĂ©signe le transport de soi dans une chose qui est Ă  l’extĂ©rieur de soi et durant cette expĂ©rience il se produit une indiffĂ©renciation entre l’ « objet » explorĂ© et notre ĂȘtre tout entier. La spatialisation rĂ©pond au dĂ©sir d’immerger le corps du public en vue de lui faire partager cette expĂ©rience primordiale, expĂ©rience prĂ©alable et condition d’élaboration de l’Ɠuvre. Une fois ceci posĂ©, la question qui succĂšde immĂ©diatement est celle du comment.

Dans Verticale, L. son d. la m..tĂ©. d. .a sĂšve d..s un a.bre au pr..temps, qu’on nommera par commoditĂ© Verticale,l’intention Ă©tait de produire une spatialisation enveloppante bien sĂ»r, mais aussi verticale, c’est-Ă -dire dont la dynamique sonore induirait la sensation d’un mouvement ascendant, Ă  l’image de celui de la sĂšve. Une fois cette orientation plastique prise, les sonoritĂ©s issues de l’audification de la sĂšve, constituent dans ce projet, une matiĂšre premiĂšre qui sera sculptĂ©e, mise en espace par l’installation elle-mĂȘme.

On pourrait plutĂŽt parler d’espace-temps quant au traitement sonore qui renvoie d’une part aux timbres, aux volumes, aux effets, Ă  la composition, aux textures, aux couleurs et d’autre part au traitement spatiodynamique du son. C’est exactement comme en sculpture. L’image que l’on construit, quelque soit la technique qu’on utilise, est indissociablement matĂ©rielle et spatiale. Ces deux dimensions sont insĂ©parables. On peut sĂ©parer ces dimensions par le discours, mais l’Ɠuvre est le siĂšge de la coexistence indissociable de ces dimensions. La spatialisation, dans le contexte de Verticale, est une dimension qui ne doit pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un ajout ou une possibilitĂ© supplĂ©mentaire « au service Â» du son. Elle est une condition, la condition plastique de l’Ɠuvre.

Pour Verticale n°1, exposĂ©e Ă  la Galerie R3, le dispositif cylindrique semblait rĂ©pondre au mieux Ă  ces deux exigences : immerser le visiteur et lui permettre d’éprouver la dynamique verticale du son. Le diamĂštre, la hauteur du cylindre ainsi que la rĂ©partition des haut-parleurs ont Ă©tĂ© conçus et disposĂ©s dans ce but. Cette structure suspendue constituĂ©e de six mobiles permettait de faire varier le diamĂštre en fonction de la perception du cheminement vertical des sons, mais aussi de dissocier les haut-parleurs du sol.

Qu’en est-il de la mĂ©diation de tes Ɠuvres. Par exemple, considĂšres-tu l’enregistrement MP3 de Verticale comme une Ɠuvre sonore Ă  part entiĂšre ?

Tout d’abord j’ai eu la chance de bĂ©nĂ©ficier d’un enregistrement professionnel, fait par Steve Heimbecker lors de la manifestation Sonic Jello. Il s’agit d’un enregistrement in situ, avec un micro de cinq canaux placĂ© au centre du dispositif, rendant compte de l’environnement de l’installation. Il ne s’agit donc pas des sons extraits des fichiers sources. En ce sens ce Mp3 est intĂ©ressant, car il incorpore l’acoustique du lieu et un peu la spatialisation in situdu son. Un peu, car les fichiers Mp3 ont ensuite Ă©tĂ© transformĂ©s en fichiers stĂ©rĂ©o et ne peuvent plus rendre compte de la diffusion multicanal.

Cela Ă©tant dit l’objet sur lequel tu me questionnes, cet enregistrement stĂ©rĂ©o, est une trace, que je ne considĂšre pas comme une Ɠuvre Ă  part entiĂšre. Une trace nĂ©cessaire pour partager, communiquer, diffuser l’esprit de l’Ɠuvre. Je me suis rendu compte Ă  l’occasion de ce travail que la dimension spatiotemporelle du son multicanal n’est absolument pas reproductible. Et comme cette dimension est essentielle Ă  ma pratique de sculpteure, je ne peux considĂ©rer la trace de l’enregistrement comme Ă©tant une Ɠuvre. Ce qui n’interdit pas de la diffuser comme objet sonore au mĂȘme titre que le disque d’un concert n’est pas l’Ɠuvre, mais sa trace.

DĂšs le dĂ©but de la production, tu vis l’expĂ©rience esthĂ©tique en tant que premiĂšre spectatrice-auditrice et cela Ă  chacune des Ă©tapes. Je suppose ce parcours parsemĂ© d’émotions, multiples et de divers ordres. Pourrais-tu nous parler des Ă©motions liĂ©es au processus crĂ©atif de Verticale ?

Est-ce que ces Ă©motions propulsent ou inflĂ©chissent ton processus, peut-ĂȘtre mĂȘme la qualitĂ© du rendu sonore, ta composition, le rythme, etc.

Pour Verticale, comme pour mes autres projets qui utilisent l’audification, lorsque surgissent les premiers sons, l’émotion est intense. C’est une Ă©piphanie – au sens Ă©tymologique – de laquelle surgit le sentiment d’accĂ©der au sacrĂ©, Ă  la vie cachĂ©e dans toute chose. Quelque chose apparaĂźt, une forme inconnue, qui raconte, d’une façon inĂ©dite, le monde, tout en faisant pourtant Ă©cho Ă  une prescience intuitive et sensible. C’est le moment de la symbolisation. Et comme toutes les sonoritĂ©s apparaissent en temps rĂ©el au fur et Ă  mesure du projet, ces Ă©motions sont sans cesse renouvelĂ©es, aussi bien Ă  l’atelier que lors des expositions. Il est aussi probable que le traitement en temps rĂ©el, qui entraĂźne la disparition de ces sonoritĂ©s, nous donne une conscience intime de la perte, du temps et les rendent encore plus Ă©mouvantes.

Cependant je ne dirais pas que ce sont les Ă©motions qui dĂ©terminent le cheminement empruntĂ© pour donner forme Ă  l’Ɠuvre. Enfin, il faudrait alors dĂ©finir ce que sont les Ă©motions
 Disons qu’en m’appuyant sur l’étymologie et sur l’intuition on peut dire que c’est ce qui nous Ă©meut, ce qui nous meut de l’intĂ©rieur, ce qui nous Ă©branle et nous fait trembler. Lorsque j’entends les premiers sons, l’émotion est intense. Par la suite, dans le travail de composition, je veux sublimer ces sons, leur donner une chair en vue de les partager; en somme travailler plastiquement cette matiĂšre premiĂšre. Mais en mĂȘme temps je ne souhaite pas aller vers le spectaculaire. Alors toute la tension de l’Ɠuvre se situe entre ces deux pĂŽles : prĂ©server quelque chose qui serait originaire et en mĂȘme temps nourrir ces sonoritĂ©s afin qu’elles nous touchent. C’est ce qui me conduit Ă  construire ces dispositifs, afin que le son soit le plus habitĂ©, le plus consistant possible.

Quant Ă  l’audification, cela consiste Ă  transformer en son les mouvements de la matiĂšre, ses forces et, pour aller vite, Ă  transposer dans le domaine de l’audible les captations de ces Ă©nergies qu’on appelle par le seul mot d’ondes bien que leurs Ă©chelles spatiotemporelles et leur nature soient trĂšs variĂ©es. Il me semble capital de ne pas confondre les sources et les sons comme le font les mĂ©dias et parfois les artistes, il n’en reste pas moins que lorsqu’émergent les premiers sons, on les confond bien souvent avec les sources, car ceux-ci rendent perceptibles et partageables, avec une certaine Ă©vidence, ces murmures du monde. Il se produit une sorte de mĂ©tonymie formelle oĂč les sons prennent la place des sources qui sont peu ou pas perceptibles en temps normal. Par exemple je vais parler naturellement « des sons de la Terre Â» Ă  propos de ceux produits dans l’installation intitulĂ©e Le Souffle de la Terre mĂȘme s’il s’agit d’une image auditive construite de toute piĂšce.

Par ailleurs, malgrĂ© les multiples exigences techniques et de haut niveau qui peuvent consommer l’énergie Ă©motionnelle pour canaliser cette Ă©nergie dans l’exĂ©cution et la recherche de solutions, il a sĂ»rement dĂ» y avoir des puncti, ces instants de grĂące comme Barthes les nommait.

Je viens d’évoquer ces moments de grĂące qui ne sont pas si rares avec ce travail d’audification. Concernant la part technique, tout mon travail d’artiste consiste Ă  toujours avoir comme horizon la chair de l’Ɠuvre. Alors, mĂȘme s’il faut y passer des mois ou des annĂ©es (ce qui n’est pas rare dans mes Ɠuvres), la complexitĂ© technologique ne doit jamais prendre le dessus sur l’Ɠuvre. Il est vrai que lorsque les mĂ©andres techniques semblent parfois infinis, avant d’arriver Ă  cette matiĂšre si volatile et subtile qu’est le son, les puncti, pour reprendre ce terme, se font rares. Alors je cherche autrement. Mais c’est comme une retenue pour mieux laisser Ă©clore l’Ɠuvre.  

Quel a Ă©tĂ© le stimuli qui a provoquĂ© le dĂ©sir de rĂ©aliser Verticale et donner l’impulsion de poursuivre ce projet pendant plusieurs annĂ©es ?

C’était en 1992. Je travaillais le bitume, dans le jardin devant l’atelier de sculpture des Beaux-arts de Rennes. J’étais dehors et c’est l’idĂ©e du son comme mĂ©dium qui m’est apparue. Je me suis dit que je pourrais trĂšs certainement extraire, rĂ©vĂ©ler et sculpter l’énergie qui nous traverse et traverse toute chose en utilisant des capteurs assez subtils pour rendre audibles toutes ces vibrations imperceptibles. J’ai mis ce travail de cĂŽtĂ© pour terminer ce que j’avais commencĂ© avec le bitume et l’eau. Quand le temps est venu de commencer cette recherche, je m’y suis consacrĂ©e complĂštement. Je ne distingue pas vraiment Le Souffle de la Terre de Verticaleni mĂȘme le travail fait pour la chorĂ©graphie Batraciens, l’aprĂšs-midi (2006) ou Nox Mater (2007). L’idĂ©e essentielle est toujours de rendre audible cette palpitation du monde.

Batracien l’aprĂšs-midi – 2007, ChorĂ©graphe(s) : Montet, Bernardo (France), DĂ©posĂ© par Cie Mawguerite, Bernardo Montet

La charge de travail liĂ©e Ă  tes projets est incommensurable. D’ailleurs le chapitre 2 sur Le Souffle de la Terre et le 6 sur Verticale de ta thĂšse nous renseignent sur les dĂ©fis que tu as dĂ» relever, au regard des connaissances techniques et scientifiques Ă  apprivoiser, des tests et ajustements Ă  effectuer et des considĂ©rations plastiques, sculpturales et artistiques Ă  prendre en compte. À titre d’exemple, combien de temps as-tu consacrĂ© Ă  Verticale ? Et qu’est-ce qui a Ă©tĂ© le plus marquant et le plus dĂ©terminant pour toi dans le processus ?

Comme artiste et chercheure indĂ©pendante, ces projets sont vraiment trĂšs longs, car je dois en gĂ©nĂ©rer les financements, mettre en place les collaborations, coordonner la direction de projet, assurer la comptabilitĂ© et pratiquer mon art pour ne pas perdre le rapport sensible au monde. C’est vrai que cela me semble parfois surhumain et je pense aujourd’hui que seule une structure de laboratoire universitaire rĂ©pondrait Ă  l’envergure de mes projets et en retour, mes projets auraient toute leur place dans un contexte de recherche interdisciplinaire. Je suis actuellement Ă  la recherche d’une telle structure. Enfin la durĂ©e des projets ne correspond pas Ă  un investissement Ă  temps plein. Il y a de longues pĂ©riodes d’arrĂȘt puis le travail reprend dĂšs que les conditions sont Ă  nouveau rĂ©unies. Mes premiĂšres rĂ©sidences de recherche sur Verticale ont eu lieu en 2005 et en 2006. La premiĂšre exposition de l’installation l’a Ă©tĂ© en 2014.

Quand j’ai Ă©coutĂ© Verticale avec un casque d’écoute, j’ai Ă©tĂ© Ă  la fois saisie, intriguĂ©e et impressionnĂ©e. Je recevais des sons Ă©tonnants aux qualitĂ©s de clartĂ©, de finesse, d’énergie et de puissance. Tout d’abord l’originalitĂ© de l’Ɠuvre m’a frappĂ©e. Je n’aurai jamais pensĂ© qu’un-e artiste puisse non seulement dĂ©sirer entendre le flux d’un arbre, mais rĂ©ussisse Ă  nous le faire Ă©couter. Le traitement technoartistique m’a intriguĂ©e. Je me suis demandĂ© ce qui appartenait au flux de l’arbre, Ă  la visĂ©e artistique et Ă  la composition, mais aussi au dispositif et Ă  la transformation esthĂ©tique.

Verticale contrairement au Souffle de la Terre est une composition. En effet, dans le Souffle de la Terre, le traitement et la diffusion en temps rĂ©el des donnĂ©es ont dĂ©terminĂ© les dĂ©cisions esthĂ©tiques quant aux installations : il fallait faire Ă©clore les sonoritĂ©s qui arrivaient. C’est pourquoi le travail prĂ©alable Ă  l’installation a surtout consistĂ© Ă  Ă©laborer un Ă©crin pour accueillir ces sons. Par ailleurs j’ai travaillĂ© de longues semaines Ă  Ă©couter les ondes sismiques afin de me familiariser avec elles et de choisir les frĂ©quences de transformation des ondes, le matĂ©riel et le dispositif de diffusion adĂ©quat en fonction de ce traitement temps rĂ©el : il n’y avait donc aucune Ă©criture si ce n’est spatiale. Les ondes sismiques en constituaient la composition.

Pour Verticale, j’ai travaillĂ© Ă  partir des donnĂ©es enregistrĂ©es et fixĂ©es, ce qui change le processus de travail en entier. La matiĂšre sonore originaire pour Verticale était trĂšs pauvre et minimaliste. En suivant les conseils du biologiste Melvin T. Tyree2, nous avions mis en Ɠuvre des captations ultrasonores saisissant la cavitation, c’est-Ă -dire « la formation puis l’éclatement de bulles de vapeur d’eau et d’air, au sein de la sĂšve qui monte dans les arbres3 ». ConcrĂštement, le fichier brut produisait une sorte de bruit blanc.

Cependant, en procédant au ralentissement du signal, est apparue une matiÚre sonore percussive, un code morse désarticulé qui en faisait sa singularité. Une arythmie, émouvante. Puis une seconde matiÚre vibratoire a émergé, une nappe massive et grave.

J’ai simplement travaillĂ© avec ces deux matiĂšres, ajoutant un peu de rĂ©verbĂ©ration, modifiant les frĂ©quences d’échantillonnage et ainsi la durĂ©e et la tonalitĂ© de l’échantillon.

En rĂ©alitĂ©, j’ai travaillĂ© avec un Ă©chantillon unique qui faisait quatre secondes Ă  raison de deux millions de points par seconde. J’ai jouĂ© avec cette matiĂšre en composant une piĂšce d’une quinzaine de minutes. Ensuite je suis passĂ©e sur le cylindre et j’ai travaillĂ© en sept canaux les sept Ă©tages de haut-parleurs. Je travaillais au centre de mon dispositif et composais ainsi dans l’espace et dans le son.

À titre d’exemple, lorsque la cavitation est ralentie, mĂȘme faiblement, elle produit des sonoritĂ©s dont la source (le haut-parleur) est facilement repĂ©rable pour notre appareil auditif. Il m’était alors facile de spatialiser verticalement cette matiĂšre sonore. Pour accentuer la sensation d’un son ascendant, qui disparaĂźt haut et loin dans le ciel, j’ai dĂ» filtrer les derniers niveaux de haut-parleurs de façon graduelle afin de laisser passer plus d’aiguĂ«s, y ajouter de la rĂ©verbĂ©ration, non plus pour spatialiser le son, mais pour engendrer des espaces auditifs imaginaires qui nous invitent Ă  accompagner et Ă  vivre l’ascension de la sĂšve.

Enfin, la premiÚre phase de la composition, qui était originairement construite sur une piste, a ensuite été dupliquée sur sept pistes, dont chacune a été retravaillée pour les besoins de la spatialisation.

On peut rĂ©sumer en disant qu’il y a une matiĂšre premiĂšre donnĂ©e par le dispositif systĂ©matique du processus d’audification, il y a ensuite un travail de composition et d’écriture sonore (car dans Verticale, ce n’est pas le traitement temps rĂ©el qui gĂ©nĂšre la partition) et enfin un travail de composition spatiale Ă  partir duquel la partition va ĂȘtre remodelĂ©e canal par canal.

C’est fascinant de voir que les multiples dimensions du travail de composition se trouvent intrinsĂšquement liĂ©es dans ton processus de crĂ©ation et de rĂ©alisation.

Concernant l’écriture, est-ce que tu nommes les sons que tu produis et est-ce que tu les rĂ©pertories ?

Voici quelques noms pris dans les archives de Verticale : FICHIERS-TZZZ-TICTIC-ETC, ERABLE-de1MHzĂ 96Khz, ERABLE-FLUX, ERABLEdeNORVEGE-CAVITATION, VARIATIONS CLIC-CLIC, DÉRIVÉ 1, DÉRIVÉ 2, CLICLIC-TRANSFORMES ou encore E Verticale-7channel-to-stereo-16bits-2.1.L, test14deg-23mars06-15h36-2mghz-60s-preamp-5mv_1-500HZ-16b


Y a-t-il d’autres Ɠuvres artistiques qui ont audifiĂ© l’énergie du flux des arbres, des racines ou autres Ă©lĂ©ments ?

Quelques artistes ont dĂ©jĂ  travaillĂ© Ă  audifier d’autres essences. Je pense en particulier Ă  une recherche, proche de mon travail Ă  certains Ă©gards, qui rend perceptible la montĂ©e de la sĂšve dans un pin (Pinus Sylvestris). Sur le plan de la recherche prĂ©liminaire, ce travail est exemplaire. DirigĂ© par l’artiste Marcus Maeder, TREES (2009) est le fruit d’une collaboration entre scientifiques et artistes. Il y a une autre Ɠuvre qui rend audible la cavitation. Elle a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e par Alexander Metcalf et s’intitule The Tree Listening Project dont la premiĂšre version a Ă©tĂ© exposĂ©e en 2006. Depuis des annĂ©es il prĂ©sente cette piĂšce avec de nouvelles versions selon les contextes. Les autres travaux que je connais sont plutĂŽt des sonifications par mise en correspondances comme celle du Laboratoire associatif d’art et de botanique : Sabrina Issa, Nicolas Bralet, François-David Collin et Hugo Roger intitulĂ©e « PiĂšce pour montĂ©e de sĂšve » (2011) qui a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e dans le cadre de l’exposition « Territoires Â» organisĂ©e par le Laboratoire des Arts et MĂ©dias (LAM-LETA) de l’UniversitĂ© Paris 1. D’un point de vue documentaire, le site de Richard Lowenberg prĂ©sente des Ɠuvres qui audifient et sonifient l’activitĂ© des plantes dans des contextes performatifs.

Si certaines de ces Ɠuvres et mon travail ont un air de famille, je ne peux pas dire qu’il y ait une filiation, tout au moins volontaire, car je ne les connaissais pas avant de me lancer dans le projet. C’est cette mĂ©connaissance du domaine, entre autres, qui m’a conduite Ă  faire une thĂšse.

Revenons aux cavitations et aux sons qui les transduisent. En Ă©coutant Verticale, j’imaginais Ă  certains moments le son d’une bille de verre qui frappe une boule de plomb (immanquablement devant l’inconnu on cherche des ressemblances avec le connu).

Pour toi les cavitations sonores sont-elles de l’ordre indiciel (comme la trace, l’empreinte), de l’ordre iconique (comme les images, mais aussi la forme) ou de l’ordre symbolique en gĂ©nĂ©ral ?

Je dirais que, par dĂ©finition, l’audification de phĂ©nomĂšnes physiques et Ă©nergĂ©tiques est d’abord de nature indicielle. Il me semble que, par cette facultĂ© plastique, le son produit des images temporelles de nature iconique. C’est ce qui se produit dans Verticale.

J’ai pu grĂące Ă  l’analyse d’Ɠuvres d’autres artistes confirmer que l’approche indicielle de l’audification et l’approche symbolique de la sonification par mise en correspondance produisent des images ou des « imaginations Â», c’est-Ă -dire des images en acte. Cependant, je suis plus intĂ©ressĂ©e par l’audification dans mon travail, justement Ă  cause de cette relation indicielle, qui me rapproche de la structure invisible, mais pourtant sensible des formes de la phusis.

Que signifie phusis ?

La notion de nature dans le contexte de l’anthropocĂšne semble presque obsolĂšte. En revanche la notion de phusis, φυσÎčς,  telle qu’elle est envisagĂ©e chez les prĂ©socratiques, englobant la nature et la physique, dĂ©signe tout ce qui est et se meut, tout ce qui se mĂ©tamorphose dans un flux commun, notion pouvant elle-mĂȘme englober l’ùre appelĂ©e l’anthropocĂšne.

Pourtant, ce qui peut paraĂźtre contradictoire, c’est le fait que les phĂ©nomĂšnes qui constituent mes « modĂšles », mes « sources » sont imperceptibles, tout au moins tels que les sciences les dĂ©crivent. Ce que je veux dire c’est que l’arbre qui a Ă©tĂ© enregistrĂ© pour Verticale est bien une manifestation du monde auquel j’ai accĂšs de façon sensible. On ne peut pas dire d’un arbre qu’il est imperceptible. Et mon EinfĂŒhlung de l’arbre est bien aussi une expĂ©rience sensible qui relĂšve non plus de la vision ou du toucher, mais bien d’une communication sensible qui s’ancre dans cet « ĂȘtre-arbre ». Mais lorsque je me penche sur les moyens techniques pour rĂ©vĂ©ler cette Ă©nergie Ă©prouvĂ©e, je fais appel Ă  des techniques et des connaissances scientifiques qui extraient et objectivent le flux de la sĂšve et son mouvement. Scientifiquement parlant je ne travaille pas l’arbre, mais des ondes mĂ©caniques ultrasonores. Mais artistiquement parlant, je tente de reprĂ©senter l’arbre, tout au moins une part essentielle, son Ă©nergie, ses tremblements.

Enfin, cette dimension vibratoire de l’arbre n’est pas directement perceptible, tout au moins pour la plupart des personnes, car elles n’y prĂȘtent pas attention pour mille raisons ; et la nouveautĂ© des techniques de captation de ces mouvements infimes, font en sorte que bien qu’indicielles, ces formes sonores ont un certain niveau d’abstraction, car totalement inconnue. Et je fais le pari – et c’est la raison et l’objet de ma thĂšse – que le son est en train de devenir un mĂ©dium d’images auditives qui deviendront familiĂšres et courantes avec la maturitĂ© des pratiques sonores Ă©lectroniques et numĂ©riques.

Le son deviendrait ainsi « mĂ©dium d’images auditives Â».

Concernant la sonification et l’audification, dans Verticale n’y a-t-il pas un peu des deux ? Comment distinguer davantage ces notions complexes.

Tout d’abord il faut dire qu’il y a aujourd’hui de nombreuses sous-catĂ©gories taxonomiques proposĂ©es par la recherche en sonification. Je ne suis pas sĂ»re qu’il faille toutes les Ă©noncer ici. AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© et lu de nombreux textes sur la sonification dans le cadre de ma recherche, aprĂšs avoir analysĂ© un corpus d’Ɠuvres qui en faisait usage, j’ai dĂ©cidĂ© de limiter Ă  deux, le nombre de sous-catĂ©gories taxonomiques de la sonification pertinentes pour penser cette technique au sein des Ɠuvres d’art. On peut rĂ©sumer ainsi ces deux grandes tendances.

D’une part, il y a les pratiques artistiques qui utilisent de façon prĂ©dominante une sonification par mise en correspondance (Parameter Mapping Sonification) qui arrime des paramĂštres quantitatifs Ă  des paramĂštres sonores, construisant ainsi des systĂšmes de correspondances codĂ©es, entre des mesures et des sons. Parmi les Ɠuvres Ă©tudiĂ©es dans lesquelles on retrouve ce procĂ©dĂ©, il y a La Harpe Ă  nuages  (Reeves, 1997-2000), Genesis(Kac, 1999) et Bondage (Tanaka, 2004).

D’autre part il y a l’audification, dans laquelle s’inscrit ma pratique, qui met en relation « directe » des donnĂ©es exprimĂ©es sous forme d’ondes, qu’elles soient physiques ou abstraites, avec un systĂšme de diffusion audio ; on retrouve L’optophone (Hausmann, 1922), GP4 (Brand, 2004), Save the Waves (AubĂ©, 2008), Electrical Walks(Kubisch, 2006), Le souffle de la Terre (Abenavoli, 1999-2007), VERTICALE (Abenavoli, 2014-2015), Delay(Sherman, 2012-2016). C’est la relation tactile et indicielle avec les sources, oĂč les procĂ©dĂ©s de captation instaurent une relation homothĂ©tique entre les phĂ©nomĂšnes captĂ©s et les sons produits, qui est propre Ă  l’audification.

Pour rĂ©pondre Ă  ta question, c’est essentiellement de l’audification qui est opĂ©rĂ©e dans Verticale.  Cette technique est prĂ©dominante dans la mesure oĂč ce sont des ondes mĂ©caniques ultrasonores qui sont transposĂ©es dans le domaine audible par simple ralentissement et amplification. Mais dĂšs lors que j’introduis des effets je sors des dĂ©finitions strictement scientifiques.

En fait parmi les Ɠuvres que j’ai Ă©tudiĂ©es, et les miennes n’échappent pas Ă  la rĂšgle, la plupart n’ont pas un usage univoque de l’audification ou de la sonification par mise en correspondance. En effet, les dĂ©finitions proposĂ©es par les sciences constituent un cadre utile pour penser la sonification et ses systĂšmes de reprĂ©sentation auditifs mais ses rĂšgles ne peuvent ĂȘtre suivies par les pratiques artistiques dont les Ɠuvres n’ont pas de vocation dĂ©monstrative.

En revanche sur un plan esthĂ©tique et intellectuel le choix fait par chaque artiste produit des significations trĂšs diffĂ©rentes et il ou elle aspire Ă  saisir des dimensions du rĂ©el trĂšs diffĂ©rentes aussi en privilĂ©giant l’une ou l’autre de ces approches.

Suite Ă  la partie 2

Notes

[1] « La notion de transduction dĂ©signe globalement le fait de transformer une Ă©nergie en une autre Ă©nergie de mĂȘme nature, mais d’intensitĂ© diffĂ©rente ou le fait de transformer une Ă©nergie en une autre de nature diffĂ©rente. Ici, on parle de transformer des ondes sismiques, ondes mĂ©caniques de trĂšs longues frĂ©quences, en ondes sonores, qui sont des ondes mĂ©caniques de plus hautes frĂ©quences que l’on peut entendre. Â» (Abenavoli, courriel, 25 mars 2018).

[2] Rencontré à la suite de la lecture de son article : « La montée de la sÚve dans les arbres », Pierre Cruiziat et Melvin T. Tyree, La recherche n° 220, avril 1990, p.406 à 414.

[3] Voir citation de Cruiziat, 2001, p.289, tel qu’indiquĂ©e dans ma thĂšse (Abenavoli, 2017, p. 219).