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Critiques Dossier d'évènement

TRANSPARENCE / TRANSPARAÎTRE (volet 1): une triple exposition qui nous regarde

La Galerie d’art R3, la Galerie d’art du Parc et l’Atelier Silex présentaient une triple exposition d’œuvres lumineuses d’artistes de France, des États-Unis et du Québec et deux duos, commissariés par The Two Gullivers, offraient des performances intrigantes, lors de la rencontre internationale TRANSPARENCE / TRANSPARAÎTRE (volet 1) en avril 2018, organisée par le Groupe de recherche en arts visuels (Groupe URAV) de l’Université du Québec à Trois-Rivières, en partenariat avec le Centre de Recherche en Arts et en Esthétique (CRAE) de l’Université de Picardie Jules Verne.

Ce compte-rendu examine certaines stratégies réflexives que révèlent ces manifestations singulières.

«Trouver des mots pour ce qu’on a devant les yeux, comme cela peut être difficile.
Mais lorsqu’ils viennent, ils frappent le réel à petits coups de marteau
jusqu’à ce qu’ils aient gravé l’image sur lui comme sur un plateau de cuivre.»

Walter Benjamin, Sens unique, Paris : Lettres nouvelles, 1978, p. 317

Entre transparence et opacité, le regard d’une œuvre

Depuis son apparition sur terre l’humanité baigne dans une succession infinie d’obscurité et de lumière au gré des rythmes quotidiens, climatiques et saisonniers, des sources naturelles et artificielles, des tonalités clair-obscur qui caractérisent formes, figures et mouvements. Il n’est donc pas étonnant que, pour se révéler, toutes les activités artistiques nécessitent un apport lumineux, soit-il externe ou interne, direct ou indirect ou un multiple d’entre eux. Sans ces radiations, les arts visibles, arts plastiques et du spectacle, ne pourraient produire aucune impression sur la rétine. Organe de la vue, symbole de la perception intellectuelle et du soleil (Chevalier et Gheerbant, 1982, p. 686), l’œil constitue la source d’entrée de la lumière où évolue tout un jeu de transparence et d’opacité. Par renversement, on dira même que les œuvres les plus abouties ont de l’œil, c’est-à-dire qu’elles produisent des effets (Souriau, 1990, p. 1079). Outre son rôle dans les phénomènes perceptuels, la lumière contribue à l’apparence des couleurs selon qu’elle réunit une partie ou l’ensemble du spectre solaire, qu’elle provienne d’une source artificielle ou qu’elle soit projetée sur des matériaux plus ou moins teintés. Aussi bien dire que la transparence en art1 évolue dans un vaste continuum d’intensité lumineuse selon les surfaces qui la réfléchissent, la réfractent ou la bloquent, mais aussi selon les organes de vision qui captent leur regard. Ainsi les arts dits de lumière (verre, vitrail, holographie) et les arts de projection (vidéographie, photographie, etc.) sans oublier la sculpture, la performance et l’architecture, créent des jeux où l’œil de l’œuvre semble autant nous regarder que nous la regardons2.

Poïétique, poétique, pragmatique et interprétance

Emblématique à plusieurs égards, Perspicere (2018) de Philippe Boissonnet à la Galerie d’art du Parcdonne le la du circuit d’exposition. Alliant acier, verre gravé et hologramme de transmission sur plexiglas, cette sculpture holographique évoque tous les dispositifs exposés. Du verbe latin, voir à traversPerspicereinvite aussi l’acte de (le) faire et ses innombrables déclinaisons possibles. Le faire poïétique des artistes, le faire poétique de la mise en exposition, le faire pragmatique et interprétatif de la perception des participants, contemplateurs ou observateurs. À l’instar de cette image holographique fluctuante, dont les couleurs et l’apparence se modifient selon l’angle et la distance de notre position, les trois lieux d’exposition mettent « en perspective la pensée qui cherche à voir clairement, à discerner la transparence de l’opacité, la présence de l’absence.» (Boissonnet, 2018) C’est donc à des illusions incessantes, mais néanmoins véritables, que la fréquentation des expositions nous mènera. Pour Boissonnet, cela est clair : « Avec l’enregistrement holographique de l’information lumineuse (spatiale et temporelle), il n’y a plus besoin de faire semblant, de faire acte de foi envers la perspectiva artificialis. Le regard, le cerveau, le corps se trouvent dans un état naturel de perception tridimensionnelle de l’espace (id.) ». Nous voyons donc l’espace se colorer et nous regarder alors que nous tentons tant bien que mal de saisir sa transparence dénuée d’opacité

Cette tentative de capture impossible se poursuit avec Traverser la perspective (2007-2013) à la Galerie d’art R3, une installation d’hologrammes de Martina Mrongovius. Se demandant justement comment le regard exerce son activité sur le réel, l’artiste suggère l’émergence, de chaque hologramme, d’une scène animée de photographies assemblées en fonction du sens de l’espace et du mouvement. Une sorte de palimpseste inusité apparaît de l’espace virtuel qui traverse l’espace physique. Pour ce faire, un jeu de parallaxe, soit l’impact de l’incidence de la place de l’observateur dans la scène observée, contribue à la profondeur des scènes animées. Ainsi Mrongovius qui s’intéresse à la “perspective nomade” selon les termes de Jacques Desbiens, examine « comment les sensations spatiales peuvent être cartographiées dans une scène (grâce) à la capture photographique elle aussi nomade, comme une perspective errante qui façonne l’espace virtuel» (Mrongovius, 2018). La distribution des hologrammes entre en écho avec la traversée de la perspective, comme si le dispositif lui-même était pris à son propre jeu en multipliant les lieux de projection dans l’espace et les scènes d’une histoire fragmentée.

Dans l’espace à l’arrière de la Galerie d’art R3Akiko Sasaki interroge le hiatus dans l’oeuvre Entre lumière et matière (2018), impressionnante installation constituée d’un écran de tubes en verre, de morceaux de film dichroïque et d’une projection d’images en mouvement. L’artiste joue sur l’inversion de l’immatériel en matériel, de l’obscurité en lumière, de l’invisible en lisible. Pour certains de nous, peut-on lire sur l’étiquette descriptive, « l’acte de toucher remplace la vue ». Grâce au toucher, la personne non-voyante apprend à décoder le braille, une écriture de points aux motifs géométriques. Inversant la procédure, ici les signes du braille sont traduits en lumière par l’intermédiaire d’un film projeté et leur lecture impossible pour qui ne connaît pas le braille devient visible, alors que chez les non-voyants, l’écriture en braille s’exerce dans l’obscurité. Cette œuvre forte et juste, allie beauté et projection, réflexivité et mobilité, handicap et prothèse : « En introduisant le braille dans mon œuvre, je mets l’accent sur le rapport entre la vision et le toucher, tout en soulignant l’apparent paradoxe complémentaire entre le visible et le lisible, le visuel et le tactile ; entre la lumière et la matière» (Sasaki, 2018). La lecture de cette œuvre renvoie au point du ressenti dominant, parfois tactile chez les uns, visuel chez les autres. Enfin, elle met en relief l’apprentissage nécessaire pour décoder le dispositif qui pallie à un sens manquant et l’imperfection du dispositif qui restitue la lecture en une vision perceptible du sens.

Avec l’œuvre Naître – transparaître – disparaître – renaître (2018) de Louise Paillé à la Galerie d’art du Parc, la capture du donné à voir procède non pas de transparence mais plutôt d’opacité. Cette installation de techniques mixtes constituée de fils enroulés et assemblés en boules suspendues de différentes grosseurs ou posées au sol, réunit quatre espaces-temps poétiques: « naître, comme par magie; transparaître, comme par enchantement; disparaître, comme par inadvertance; renaître, comme par miracle» (Paillé, 2018). Dissonante par rapport aux autres œuvres traversées ou alimentées par la lumière, ces quatre mouvements évoquent plutôt, dit l’artiste, « une éclosion explosive de couleurs ». Ce sont les reflets de la lumière qui apparaissent sur les murs ou qui colorent certaines pelotes qui évoquent la transparence. Car de l’opacité pleine et compacte ne ressort aucune transparence, c’est plutôt la réfraction de la lumière sur certains fils ou sa réflexion sur les murs qui la font apparaître.

Pour sa part, dans Négocier le réel (2018), une installation sculpturale disparate de tissus, de mobiliers et d’assiettes exposée aussi à la Galerie d’art du Parc, Ghislaine Vappereau interroge certaines modalités perceptuelles de la forme, mieux, des formes. Pour cela, elle met en jeu principalement deux phénomènes distincts mais reliés, la profondeur et l’ombre. Dans cette dualité d’apparition et de disparition, les formes difformes de ses sculptures désappareillées conjuguent le donné et le figuré, le matériel et l’immatériel : « L’ombre atteste de la forme mais dans une masse si simplifiée qu’elle induit un doute. Aussi, l’ombre s’adjoint un double, mais le voilà qui s’avachit en guenille» (Vappereau, 2018). Entre double et doute, la question de la transparence est donc subsumée par l’effet de lumière qui donne à voir des semblances d’objet réel déformé, des ombrages disloqués du contour de projection et leur transposition dans un difforme inédit, mais bien tangible et visible.

Un étage plus haut, encore à la Galerie d’art du Parc, Transparent Walls, Série Diaphanies (2018), une installation lumineuse de Charlotte Beaufort, donne à contempler, disséquer et interroger des effets de la lumière changeante du jour, appuyés par la diffusion programmée de trois projecteurs de lumière. Le titre, dont le pluriel laisse songeur, favorise néanmoins la recherche de phénomènes concomitants. À certains moments, la projection d’une sphère lumineuse se divise en deux demi-sphères et autant d’ombrages qui déploient « l’apparition-disparition de phénomènes» (Beaufort, 2018).Tel un personnage, le lieu d’exposition participe ne serait-ce que par la texture du mur écran, la direction d’entrée de la lumière du jour par les fenêtres et la circulation de visiteurs devant ces sources lumineuses. Nourrie par une projection fluctuante, trouble et hirsute, la figure mobile hypnotise le regard qui reste captif de peur de manquer les détails qui expliqueraient son évanescence, localiseraient sa provenance, distingueraient les phénomènes superposés de projections naturelles et artificielles. À force d’observation patiente, notre vision en vient à capter le dynamisme subtil du flot lumineux, ses dimensions à la fois particulaires et ondulatoires, ses apparitions et disparitions, mais surtout sa transapparition. La résultante projetée interroge la part de la lumière naturelle à produire une forme et celle de la lumière artificielle à la transformer.

Dynamique, participative et audiovisuelle, linstallation miroitante de Lorraine Beaulieu, Lifestream (2018) à l’Atelier Silex, établit un rapport critique entre le vivant et l’eau potable sur Terre. Couvrant 75% de la surface du corps planétaire et constituant environ 70% du corps humain, l’eau pure est essentielle à la vie. Mais qu’en est-il de la pureté, à l’époque où les océans regorgent de plastique, où les tests d’eau potable sont souvent révélateurs de déchets toxiques, où les tests de fluides corporels révèlent des proportions alarmantes de métaux lourds? Pour matérialiser son intention de recherche, l’artiste a constitué des plateaux découpés à même des contenants en plastique d’eau embouteillée. Des haut-parleurs, situés en dessous de ces contenants, font résonner des battements cardiaques captés sur des participants.e.s volontaires. Un dispositif lumineux projette au sol des ombres issues des ondulations créées par le son à la surface de l’eau. Une sculpture, faite de bouteilles de plastique bleuté, flotte, proche des haut-parleurs suspendus : « Elle projette au mur tout un imaginaire de formes transparentes et brillantes pouvant rappeler les fonds aquatiques autant que des cellules vivantes vues au microscope » (Beaulieu, 2018). À l’ère de l’anthropocène, cette œuvre subtile et sensible transduit les pulsations cardiaques en vibrations alarmantes.

À l’intersection de la biologie, de la technologie et de l’art, Guylaine Champoux propose, à l’Atelier Silex également, une installation, complexe et fascinante, intitulée Mon in-between (2018). Sa proposition imagière résulte de diverses captures dont certaines au microscope à balayage électronique, ensuite assemblées dans un montage numérique d’images fixes, puis animées en mode vidéographique. L’installation interroge la temporalité du médium, la projection lumineuse et son absorption par le bois, la source étant « tantôt une capture numérisée d’épiderme ou encore une manipulation numérique d’images à caractère échographique, tantôt une vue à balayage électronique d’un détail d’une aile de papillon en trois facteurs d’agrandissement différent» (Champoux, 2018). La projection synchronisée sur une table qui ressemble à une table de dissection renvoie à la symétrie de planches de Rorschach. Au final, ce sont les sources de lumière, leur intensité et leur référence colorimétrique qui alimentent notre posture interrogative, réflexive et critique sur la matière réelle et son image numérique.

Performance, explosion et résurrection

Cette posture se poursuit avec Transparent Travel (2017)3, un documentaire vidéo projeté à la Galerie d’art R3. La transparence devient pré-texte à faire des tables-rondes et des performances, comme l’expérimentent depuis quelques années avec le support du Groupe URAV de l’UQTR, les artistes Duo AZed (Aimé Zayed & France Arseneault), Philippe Boissonnet, Lorraine Beaulieu, Louis-Pierre Clément et Mylène Gervais, Olivier Ricard et The Two Gullivers, notamment à la Biennale de Venise. Y étaient invités aussi en 2017 les artistes d’origine albanaise Helidon Gjerji (qui vit à New York) et Iva Lulashi (qui vit à Venise). Concept créé par The Two Gullivers en 2004, les artistes roulent leur valise transparente depuis 2015, tous les deux ans, de leur lieu de résidence jusqu’à la Biennale de Venise. Simple objet usuel, leur valise de voyage se transforme en vitrine d’effets personnels, d’œuvres en gestation, en atelier d’artiste, en réservoir d’eau fuyante, en hologramme. Selon l’intention de l’artiste et selon le contexte événementiel, leurs performances donnent lieu à des manœuvres de diversion et à des interventions critiques, à saveur esthétique ou érotique, dévoilant ainsi les contradictions à la fois de l’institution muséale, aéroportuaire ou maritime en contexte de crise migratoire et climatique. Durant son déroulement à travers la ville de Venise, Transparent Travel se transforme aussi en tribune artistique internationale de discussion et de critique, d’échange et de recherche entre artistes, architectes et public participant.

Lors de l’événement de clôture, le duo The Two Gullivers – Flutura Preka et Besnik Haxhillari, les étudiant.e.s du Groupe d’Intervention Performative et le public ont participé avec enthousiasme à l’œuvre Le Souffle d’Artiste / Le Souffle du Public Tout d’abord, le public souffle et projette des ballons blancs dans un immense cube vitré transparent. Ensuite, les deux performeurs envahissent le cube et provoquent une suite d’éclatement des ballons lorsque ceux-ci entrent en contact avec leurs costumes blancs parsemés de clous. Cette pétarade de petites explosions transforme le cube performatif en un lieu d’implosion. Les artistes précisent : « L’air, le blanc et la transparence font émerger et disparaitre aussitôt un « corps » performatif éphémère» (The two Gullivers, 2018). Articulant le rapport de la transparence, c’est-à-dire la chose ou son résultat, et du transparaître, le verbe et ses déclinaisons, cette performance incite notre imaginaire à récapituler la complémentarité des œuvres exposées en galerie, ici en lumière immersive, là jouxtant des matériaux transparents et opaques. Toutes rappellent que, derrière l’œuvre, se cache une intention sans laquelle toute cohésion esthétique est impossible.

Le clou de l’événement, c’est le duo AZed – Aimé Zayed et France Arseneault qui l’enfoncera dans notre rétine à petits coups de marteau dans le réel culturel, contemporain et mythique. Leur inoubliable performance d’art vivant, aussi audacieuse qu’engagée, Still Life synchronise l’ancien et le moderne, les cultures moyennes-orientales et occidentales, respectivement de l’Égypte ancienne et de l’Occident actuel. Le membre masculin du duo, telle une momie debout sur une plaque tournante, attend que l’autre membre, féminin, le délivre des multiples membranes cellulosiques en plastique semi transparent qui l’enveloppent. Au fur et à mesure, non sans un certain suspense, le corps nu du performeur trans(ap)paraît jusqu’au moment où surgit dans ses mains un iPhone. Alors que celui-ci sonne et clignote, le performeur ouvre les yeux, place ses bras en croix et répète en hurlant : Still Life. Devant un public protocolaire et étudiant, cette performance rapproche avec brillo le XXIe siècle et l’Antiquité égyptienne. Le téléphone cellulaire symbolise la reconnexion plastique et numérique du mortel à la vie, sa résurrection de Thanatos à Eros. Qui plus est, paradoxe de la langue anglaise, Still Life se traduit en art par Nature Morte, même s’il signifie littéralement Encore Vivant (Duo AZed, 2018).

À l’ère de l’anthropocène, où le réchauffement planétaire provoque des écarts climatiques, où la pollution menace le vivant et la biodiversité, les océans, l’eau potable et les denrées disponibles, cette récente exposition tisse des fils critiques entre nature et culture, vie et artifice, art et sciences, dont les œuvres donnent à penser un trans(ap)paraître aux prises avec l’opacité

Notes

[1] Sur la transparence, voir Philippe Junod, « Nouvelles variations sur la transparence », Appareil, vol. 7, 2011, en ligne, <http://appareil.revues.org/1197>. Voir aussi l’appel de communications du colloque Transparences / Transparaître.

[2] Pour approfondir cette idée, voir Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris : Éd. De Minuit, 1992.

[3] Transparent Travel, communiqué de presse, 1 juillet 2017.