Aller au contenu
Cyberthéorie

De la comtemplation à l'immersion : Une "théorie de l'écran" proposée par Raphaël Lellouche

La civilisation de l’écran

Beaucoup de gens intéressés par l’art contemporain sont réfractaires aux oeuvres diffusées sur le Web du seul fait qu’elles doivent être visualisées à l’écran. Cette contrainte est la première parmi d’autres, si on admet que les pratiques du cyberespace bouleversent de manière profonde notre relation avec l’art. Elle révèle avant tout que c’est au niveau des conditions techniques de perception que s’opèrent les changements d’habitudes. En effet, expérimenter une oeuvre sur la Toile, c’est se retrouver encore devant un écran et non en présence d’objets tangibles. On doit constater qu’à l’ère des communications, nous sommes envahis par des écrans de toutes sortes qui imprègnent de leur lumière le champ très vaste de nos activités, qu’elles soient domestiques, professionnels, sociales, de divertissement, etc. Et l’employé, l’étudiant, l’artiste qui vient de passer quelques heures à travailler à l’ordinateur en a-t-il encore d’autres à consacrer à l’art en ligne? Ou préfère-t-il se retrouver devant l’écran de la télé? Quoi qu’il en soit, nous regardons de plus en plus le monde à travers une vitre, la fenêtre ouverte sur les décors de l’audiovisuel ou sur les environnements hypermédiatiques. Nous vivons et vivrons incontestablement dans une civilisation de l’écran, un phénomène maintenant indissociable du cybertravail et de la cyberculture. Et dire la nouveauté de cet univers consiste à le situer par rapport à la culture de la reproduction mécanique afin de marquer le passage de la surface imprimée à la surface écran. 

Par ailleurs, pour comprendre pourquoi le travail de certains artistes doit se présenter sous forme de pixels de lumière, on peut se poser la simple question « Mais qu’est-ce qu’un écran, après tout? » comme le fait Raphaël Lellouche dans son article portant sur la « Théorie de l’écran » (paru dans la revue en ligne Traverses (no 2), publiée par le Centre national d’art et culture Georges Pompidou). Même si l’article ne concerne pas spécifiquement la pratique artistique, des rapprochements sont possibles dans la mesure où l’auteur analyse de manière systématique notre rapport aux surfaces bidimensionnelles, qu’il s’agisse de supports physiques ou d’environnements simulés. La réponse à la question est simple: l’écran est bien une surface. Les choses deviennent toutefois plus complexe si on tient compte du statut ambigu de l’écran par rapport aux supports traditionnels.

Une généalogie de l’écran

Nous nous intéresserons plus précisément à cette filiation dressée par Lellouche, qui va du « support fixe d’inscription » à l' »écran amnésique », en passant par l' »affichage de l’état-machine », trois moment d’une généalogie qui nous conduit à un mode inédit de traitement de l’information. 

Depuis la préhistoire, l’être humain a développé des techniques permettant d’objectiver la mémoire humaine sur des supports physiques. Dans toute leur variété ces supports enregistrent le texte et l’image permettant ainsi la conservation et la lecture en différé des messages. Et si l’information devient indépendante de l’énonciateur, il importe de souligner qu’elle est, par contre, fixée, c’est-à-dire localisée physiquement, ce qui n’est pas le cas de l’écran dit « amnésique », bien que ce dernier procède, en premier lieu, de cette logique de l’enregistrement et de la lecture. 

L’auteur décrit ensuite un second type de surface que l’on retrouve, entre autres, dans les dispositifs signalétiques des technologies mécaniques. Au principe d’enregistrement s’ajoute ici celui de l’affichage. Les cadrans des tableaux de bord, par exemple, nous renseignent de manière indicielle sur l’état interne des machines. De plus, ce mode de visualisation implique souvent des opérations de la part d’un utilisateur créant de la sorte une relation dynamique entre la lecture et la manipulation tactile (manipulation de boutons de contrôle par exemple). Qu’il s’agisse d’instruments de mesure couplés à des systèmes de commande ou du simple thermomètre, la fonction d’affichage caractérise une diversité technologique qui varient en complexité. Par ailleurs, ces surfaces signalétiques impliquent autant l’affichage analogique que digital. 

En tant que surface d’inscription et de visualisation, l’écran suppose une troisième logique qui est celle de l’interface « c’est-à-dire une surface permettant d’accéder à quelque chose qui ne se trouve à proprement parler ni sur cette surface, ni dans cette machine. » L’affirmation peut paraître étrange si on la prend au premier degré. Car il est maintenant question des machines de communication (réseaux de télévision et réseaux informatiques) qui ont intégré, en les transcendant, les technologies d’enregistrement et d’affichage. En ce sens, l’information visible à l’écran est indépendante des supports matériels et, d’une certaine façon, de la machine par laquelle elle est affichée. L’écran de l’ordinateur et de télévision fait plus qu’afficher l’état-interne d’une machine, il reçoit de l’extérieur un message qui n’est plus prisonnier d’un support physique, une information qui est donc délocalisée: « Le message, nous dit Raphaël Lellouche, n’adhère plus à son support. C’est là le principe de l’écran: il est interchangeable, substituable à un autre pour l’information qu’il affiche. » Étant libéré du support le message se communique de manière fluide, il voyage et s’affiche sur une surface devenue universelle. Tel est le moment essentiel de cette archéologie de l’écran: si, en se fixant (en se localisant) l’écriture et l’image devenait indépendante de l’énonciateur, un fois dématérialisé (délocalisé par l’électronique), celles-ci deviennent, en plus, indépendantes des supports et indifférente aux machines qui permettent son affichage. L’écran est vraiment devenu un « surface-milieu amnésique », une membrane intermédiaire, une interface! 

Suite à ces considérations générales, l’auteur approfondit cette logique stratifiée de l’écran en relevant différents facteurs qui déterminent cette culture naissante de l’écran. Les « fondements de la logique de l’écran » renvoient, entre autres, à l’hypermédia, à l’aspect intégrateur de la mise en réseau et à la simulation. Tout ça dans « le contexte de la télé-expérience du monde ». Lellouche dresse aussi une typologie des écrans articulée sur deux pôles, celui de la télévision et de l’ordinateur, à partir de laquelle il sera possible d’anticiper l’universalisation et la fusion des médias. Dans le contexte d’une guerre des écrans, la machine intelligente, caractérisée par la souplesse de la simulation et l’universalité de son langage, possède une longueur d’avance: « La force de l’ordinateur est son fonctionnement digital, le numérique étant la base de réduction commune de langages autrefois prisonniers de leur configurations physiques spécifiques: l’image, le son, l’écriture, etc. »

La coupure

Après avoir analysé et défini les conditions qui rendent possible la généralisation des écrans, il est finalement possible d’envisager l’hypothèse de leur disparition. Car « l’avènement de la réalité virtuelle marque une coupure » correspondant au passage des interfaces de visualisation vers l’absence de barrière (l’abolition des écrans), nous plongeant alors directement dans un environnement tridimensionnel simulé. Sans le préciser, l’auteur évoque sans doute les technologies, comme les casques de visualisation, où l’interfaçage coïncide avec les organes humains de perception. 

Ajoutons, pour terminer, que l’art contemporain est peut-être, dans sa crise profonde, en train de vivre cette coupure entre un rapport contemplatif des surfaces et une relation active avec des objets virtuels menant à divers degrés d’immersion. Les oeuvres interactives en réseau, par exemple, font partie d’un nouveau paradigme quant à l’expérimentation des objets d’art. Une nouvelle relation dynamique et intégrante s’est maintenant établie, puisque les oeuvres visualisées à l’écran nécessitent maintenant les interventions en temps réel de l’utilisateur. Oui, nous sommes encore devant un écran, mais en même temps, nous sommes aussi de l’autre côté grâce à la virtualisation du geste. 

Les amateurs d’art qui résistent courageusement à la dictature des écrans et à l’avancée du cyberart, pourront patienter jusqu’à cette révolution qui se dessine à l’horizon de la réalité virtuelle: l’abolition généralisée des interfaces. Ceux qui, entre temps, acceptent de jouer le jeu doivent apprendre à gérer leur présence à l’ordinateur. D’une certaine façon, ce sont dorénavant eux qui s’exposent et non plus les oeuvres puisqu’elles sont maintenant délocalisées.