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Cyberculture

JenniCam

L’originalité appelle souvent des questions d’interprétation. Que ce soit par sa complexité ou par son aspect inusité ou inédit, la nouveauté invite à la réflexion.

La diffusion en ligne JenniCam, littéralement « la caméra de Jennifer », soulève pour sa part une question touchant à ce que l’on pourrait désigner comme un contrat esthétique. On connaît déjà la location d’oeuvres d’art, celle-ci relève d’un contrat de service, mais dans le cas de JenniCam, le produit est une participation à l’entretien du service. En effet, l’objet de la transaction avec JenniCam est une connexion, un point de contact entre nous et la caméra de Jenni. Malgré l’engagement, vous avez la liberté de maintenir ou non cette connexion et rien ne vous oblige à suivre ce que la caméra voit, il s’agit en somme d’un contrat d’abonnement. Il sert principalement à soutenir la diffusion des images en provenance de la maison de Jenni, à la manière de la télévision publique américaine PBS qui a recours aux dons de la population pour soutenir ses activités.

En outre, à l’autre bout de cette connexion, il n’y a aucune performance, aucune mise en scène, aucun événement anticipé, pas de concept, pas de vedette, rien de spécial. Il nous est loisible de visualiser les images d’une activité quotidienne à partir de laquelle vos scénarios ou vos propres déductions se contruisent. Il vous appartient, par exemple, de déterminer dans quelle mesure l’absence de figurants dans les images diffusées indiquent qu’il n’y a personne à la maison ou que Jenni est simplement (et volontairement peut-être) hors caméra.

JenniCam se résume à une ou deux caméras numériques, constamment branchées, réparties dans l’appartement. Celles-ci sont jumelées à un ordinateur qui gère l’envoi, à fréquence régulière, de clichés visibles sur le site JenniCam ou sur votre écran à l’aide d’une petite fenêtre spécialement conçue.

En fait, deux modes de diffusion sont disponibles. Un premier service gratuit vous permet de voir une image à toutes les vingt minutes, un deuxième est réservé aux membres et, moyennant 15$ US annuellement, on vous envoie une image à toutes les deux minutes. C’est ce dernier type d’abonnement qui soulève la question du contrat esthétique. Les habitués d’Internet comprendront à quel point cette façon d’aborder le Web et son auditoire ressemble en tout point aux méthodes de marketing utilisées par les fournisseurs de logiciels. Beaucoup d’entre eux proposent une version réduite (Lite) conduisant éventuellement à l’achat d’une version complète (Pro).

Mais peu importe la formule choisie, la visualisation se fait lorsque bon nous semble. Si vous optez cependant pour un caméo accroché à votre écran, toutes vos sessions à l’ordinateur s’accompagneront de « la présence de Jenni ».

Au Québec, il existe une émission télévisée intitulée Pignon sur rue (TéléQuébec) dans laquelle on voit évoluer un groupe de jeunes dans une maison qu’ils partagent pendant un an à titre de colocataires. La caméra suit les moindres heurts et les grands fous rires de cette petite société engagée dans un contrat de véracité. 

La différence entre ces deux visualisations de la vie privée se situe d’abord dans le type de temps en direct. Une image à toutes les deux minutes (JenniCam) donne le sentiment de voir évoluer les choses très lentement et ce, à cause de la succession d’images fixes, en cela plus proche du photoroman ou de la bédé, alors que l’émission quotidienne télévisée (en différé) rejoint l’idée du téléroman avec une présence beaucoup plus forte. Donc, et curieusement, voir évoluer la vie privée à toutes les deux minutes est moins rapide que le condensé d’activités hebdomadaires.

En résumé, JenniCam est une animation en direct « au ralenti » avec des vides, des intervalles que l’utilisateur doit combler, alors que Pignon sur rue est un condensé accéléré comme si, au contraire, il n’y avait aucun vide dans la vie trépidante de ces jeunes gens.

Sur le site JenniCam, on nous offre aussi l’opportunité de connaître les goûts musicaux, littéraires et filmiques de la maîtresse de maison, sans compter les animaux domestiques, les amis, etc. L’auteure donne un aperçu plus général de ses activités dans un journal écrit que l’on consulte sur le site, on y apprend quelles sont ses préoccupations et ses relations dans une autre partie de sa vie, hors des clichés diffusés. Bref rien de moins que le quotidien de chacun d’entre nous. Le déplacement des caméras reste discrétionnaire. Un invité gêné par la présence des caméras, par exemple, pourra conduire Jenni à déplacer l’une d’entre elles. Et lorsque les lumières sont closes, on y voit guère. En somme, on est témoin d’un quotidien sans fard et sans prétention dans une maison bon chic bon genre. 

La fragmentation du quotidien en plusieurs formes (les images diffusées, le journal intime, les préférences culturelles) reflète, en outre, notre rapport quotidien à l’instrumentation technologique. La radio, le magnétoscope, la télévision, le téléphone, le répondeur, l’ordinateur, le scanneur, l’écriture, l’imprimante, la lumière électrique sont autant de médias, de zones différentes d’intervention dans la communication.

Malgré ces activités des plus ordinaires, excepté le fait qu’elle soit < en ligne >, nous retenons un aspect intéressant mais moins visible, soit le rapport entre Jennifer et la distribution photographique effectuée par l’ordinateur à partir des caméras. En effet, le temps scindé en clichés à toutes les deux minutes relève plus de l’automatisme que de l’intention contrôlée. En somme, personne ne se soucie du moment où les clichés se prennent. En ce sens, le « sujet » se découvre en même temps que nous par l’intermédaire de son propre ordinateur branché sur son propre site, et même voir à l’occasion ce qui se passe dans une autre pièce. 

Ce jeu entre le chronométrage de la prise photographique et la vie dans son flot quotidien embrasse un rapport à la conscience de soi pour le moins inusité. Dans cette forme aléatoire d’autoportrait, dont l’absence est une des facettes, la présence en continu et le fameux « ça a été » de Roland Barthes s’entremêlent étroitement. Alors que le cliché se présente à notre écran, cette image réelle et directe glisse paradoxalement dans un passé instantané sans mémoire à long terme.

Elle repose au salon et deux minutes plus tard l’image montre un divan vide. Où est-elle?, que fait-elle? resteront des questions sans certitude. Ce qui se passe entre les clichés s’avère plus informant, en ce sens le personnage s’aborde plus généreusement dans ce qui se cache que dans ce qui se montre.