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Cyberculture

Le musée imaginaire : Malraux - Malevitch

Malraux avec sa collection de poupées Hopi.

Aujourd’hui, la virtualité est censée être l’apanage des créations électroniques, et particulièrement d’Internet. La reproduction d’oeuvres d’art tient une large place dans les nouveaux médias, CD-Rom ou sites Web. Les musées virtuels fleurissent. Cependant, cette question de la virtualité des oeuvres liées à leur reproduction a déjà été posée de manière aiguë il y a plusieurs décennies et les analyses de Walter Benjamin dans les années 30 continuent à nous interpeller sur des questions fondamentales à ce sujet. Mais la question de la réunion des oeuvres dans les musées et des conséquences de ce regroupement, notamment, de leur interaction et de la modification de notre regard qu’elles impliquent, a été posée avec une acuité particulière dans le concept de « Musée Imaginaire » élaboré par André Malraux1 dans les années 50. 

Le musée est une réunion concrète des objets. Mais le mode bien particulier de dialogie des oeuvres entre elles, créé par la nature même du musée, amène Malraux à étendre tout naturellement ce concept d’interactivité à leur réunion virtuelle dans les livres ou les magazines grâce aux moyens de reproduction photomécanique évoqués par Benjamin. La virtualité des oeuvres étend désormais le dialogue à des objets impossibles à rapprocher concrètement dans le lieu du musée réel. Les nouveaux moyens de diffusion comme l’Internet changent-ils fondamentalement les règles du jeu de cette virtualité? Les bases posées par Malraux sur ce « Musée Imaginaire » issu des moyens de reproduction sont-elles valables actuellement dans notre travail sur les médias? Le système de Malraux est-il complet? A-t-til des précurseurs? C’est à toutes ces questions que cherche à répondre cet article. 

Lorsque la Fondation Maeght2 tenta en 1973 de concrétiser le fameux « Musée Imaginaire »3 de Malraux par une grande exposition d’oeuvres d’art rares et significatives, Malraux fut terriblement déçu et dit : « Ce n’est pas le Musée Imaginaire », car le Musée Imaginaire existe seulement dans l’esprit de l’artiste. » Dans ses discussions avec Picasso publiées dans le recueil « La Tête d’Obsidienne »4, Malraux disait à Picasso que la vraie place du Musée Imaginaire était nécessairement une place mentale, appliquant ainsi au musée l’assertion de Leonardo de Vinci sur la peinture comme « cosa mentale ». Est-ce Malraux le théoricien ou Picasso le peintre qui, le premier, a affirmé que dans le musée les oeuvres d’art semblent nous choisir plutôt qu’être choisies par nous? « Picasso savait que ce n’était pas la question d’un musée des préférences de chacun, mais d’un musée qui semble nous choisir plutôt que d’être choisi. » 

En fait, un musée n’est jamais constitué d’une seule oeuvre d’art, mais de plusieurs oeuvres. Malraux tirait la conséquence de ce constat en affirmant que la rencontre des oeuvres dans le musée créait une communauté objective et que le contact des oeuvres entre elles les faisait entrer en interaction. Si cette communauté pouvait à l’occasion créer quelques « fraternités excessives », elle permet cependant à de grandes oeuvres d’illuminer d’une lumière nouvelle les autres oeuvres et ainsi, de les métamorphoser. Un processus que Malraux a exprimé dans cette phrase-choc : « Tout grand art modifie celui de ces prédécesseurs. »5. Ainsi, c’est le nouvel art qui appelle les arts anciens à une « résurrection », c’est-à-dire qui les appelle à se restructurer en fonction des nouveaux membres qui entrent dans la communauté du musée.

C’est ainsi, notre regard sur l’art change et évolue. Les oeuvres d’ art « parlent entre elles » et « parlent avec nous » faisant du dialogue qu’elles entretiennent le fondement du « Musée Imaginaire ». Mais, dans l’esprit de Malraux, les oeuvres d’art n’interagissaient pas seulement au niveau historique, mais aussi au niveau géographique, soit dans la dimension spatiale. Les oeuvres d’art sont ainsi amenées constamment à une nouvelle vie par cet apport extérieur. Le musée est le lieu de la métamorphose permanente des oeuvres d’art suscitée par l’apport d’oeuvres d’art nouvelles. 

Les découvertes d’oeuvres d’art variées dans les différents continents et leur intégration dans les musées d’art européen autochtone a aussi modifié la notion de style. Pour Malraux, la collection était l’antichambre du musée parce que la raison d’être du musée était de mettre un ordre dans le chaos des découvertes. Alors que le musée réel est une place fixe dans laquelle les collections peuvent varier au cours du temps, le « Musée Imaginaire » est une collection déterminée qui n’a pas de place spécifique.C’est plutôt une place symbolique qui questionne le musée réel et agit comme modèle d’une structure avec des associations spécifiques d’oeuvres d’art. Les composantes de cette collection virtuelle sont déterminées au moyen de la photographie et de l’imprimerie, et les livres et les magazines sont ces lieux-mêmes où la libre association des oeuvres se produit avec force. La perte de l’original est donc compensée par le dialogue des oeuvres entre elles et les associations d’idées fécondes que cette rencontre suscite. Avec ces nouveaux moyens de reproduction, des oeuvres d’art distantes dans l’espace et le temps peuvent être virtuellement rassemblées, et des oeuvres d’art qui ne peuvent être déplacées comme des sculptures intégrées à des architectures ou des bâtiments, peuvent être comparées avec des oeuvres plus petites et plus mobiles. Cette virtualité du « Musée Imaginaire » est à même de sauver des oeuvres d’art réelles. 

Pourquoi Malraux insistait-il dans les années 50 sur le fait que la limitation du musée réel, était qu’il ne pouvait rassembler que des objets transportables? Pour comprendre sa démarche, il faut revenir en 1921 à l’expédition qu’il effectua en Extrême Orient . Le but de cette expédition était en fait de découper des bas-reliefs d’un temple khmer à Banteau-Srey afin de les revendre ensuite à quelque collectionneur. Cet acte de vandalisme effectué dans un but purement lucratif valut à Malraux en 1924 un condamnation à 3 ans de prison. C’est peut-être à cause de cette pénible expérience que Malraux a été toute sa vie à la recherche d’un musée idéal où toutes les oeuvres d’art du monde pourraient être rassemblées sans aucun dommage. Avec son Musée Imaginaire, Malraux rendait possible la conservation de l’art ancien en rassemblant des oeuvres éloignées par un processus virtuel sans les déplacer de leur lieu d’origine. 

Dans le monde moderne, l’art est servi par la photographie et l’histoire de l’art devient, de fait, l’histoire de ce qui est photographiable. Le Musée Imaginaire est alors un grand album, une longue série d’oeuvres, une fresque dont les bords sont ceux de la page du livre et non plus les murs d’un bâtiment. Le Musée Imaginaire est à l’art ce que l’imprimerie est à l’écriture. Malraux avait lu le fameux essai de Walter Benjamin sur les conséquences de la reproduction photomécanique sur l’art. Il avait discuté de ce sujet avec Benjamin en 1936. Certes, la reproduction affectait l’aura et l’authenticité de l’original, mais Malraux se focalisait sur l’interaction des oeuvres et avait une idée assez positive des nouvelles possibilités offertes par la photographie. 

Comment voyait-il ce changement ? Pour lui, le Musée Imaginaire était un rassemblement d’oeuvres qui dirigeait la transformation des musées réels par un processus d’intellectualisation des oeuvres et ce, en détruisant leur appartenance. Ainsi la reproduction de l’art n’est pas la cause de son intellectualisation, mais son moyen. C’est la confrontation des peintures entre elles qui est un processus intellectuel, le questionnement sur ce qui les rassemble. Certainement, le processus de l’impression change notre rapport à l’art. Par le moyen de la reproduction des images, les oeuvres dispersées se rassemblent en de nouveaux groupes formels et le Musée Imaginaire devient ainsi le « monde de l’art ». Les oeuvres sont libérées de la matière par la reproduction, et c’est en cela qu’elles deviennent modernes. Grâce à l’éclairage et au cadrage, de nouveaux aspects de l’oeuvre sont révélés. De la même manière, tout l’art du monde, de la préhistoire à l’art moderne, est maintenant disponible pour tout un chacun. 

Le Musée Imaginaire, qui n’existe véritablement que dans notre mémoire, n’était pas pour Malraux une sorte de Louvre développé. Alors que le « musée » de Baudelaire saluait quatre siècles d’art, le « Musée Imaginaire » de Malraux accueille cinq millénaires. Cette masse d’oeuvres d’art de toutes les civilisations n’enrichit pas seulement le Louvre, elle le questionne plutôt. Dans le vrai musée, les dieux et les saints deviennent des statues, parce que, pour advenir dans le monde de l’art, les figures doivent quitter le monde concret dans lequel elles ont été créées. Pour Malraux, le musée est le lieu où les objets deviennent une oeuvre d’art en se séparant de l’idéologie qui leur avait donné naissance. Le monde de l’art, représenté par le musée, supprime ce lien qui unissait l’oeuvre à la vie contemporaine dans laquelle elle était née. L’oeuvre d’art perd sa fonction originale, qu’elle soit religieuse ou pratique. 

L’oeuvre d’art est le seul genre d’objet dans le monde qui peut être délivré de son esclavage au fonctionnalisme. Les références à partir desquelles l’oeuvre a été créée disparaissent avec le temps. Cette vie perdue de l’oeuvre est alors compensée par une sorte d’immortalité acquise grâce à l’art. Cette immortalité est en fait la vie de la communauté des oeuvres d’art qui interagit au sein du musée où les oeuvres sont rassemblées, loin de leur lieu de naissance. Le musée impose aux objets un nouveau statut. Ce processus, appelé par Malraux la « métamorphose », est au coeur du Musée Imaginaire.

Dans ses essais sur la psychologie de l’art, Malraux tentait d’élucider l’énigme de l’art sacré dans une série appelée « La métamorphose des Dieux ». Comment des oeuvres d’art d’une religion perdue, initialement créées en dehors de toute idée d’art, ont-elles maintenant une présence et sont pour nous plus que de simples vestiges archéologiques? Cela est dû à la métamorphose du musée, qui transforme en art l’expression plastique du sacré et permet à une civilisation d’hériter de la précédente. C’est pourquoi, l’art n’est pas une imitation de la réalité, mais le subsitut d’une réalité par une autre. Il y a une progression dans le temps de la relation de l’art au réel et au symbolique. Au monde des dieux et du supranaturel de l’art ancien, succède le monde de la fable, de l’irréel, la fiction de la Renaissance. Si toutes les grandes oeuvres figuratives réfèrent au représenté, elles deviennent seulement des oeuvres d’art en se séparant du représenté. Ce qui les sépare du représenté est la transfiguration par laquelle l’artiste se réapproprie le visible quand il recrée ce visible au lieu de le copier. À ce moment, l’être humain est délivré par l’art de sa condition humaine, en entrant dans un univers dont il est le seul créateur. Les temps modernes commencent avec Manet dans l’immatériel, où l’art se focalise sur le fait pictural. La valeur suprême pour les artistes modernes n’est plus la foi ou la fiction, mais la peinture elle-même. Le peintre devient maintenant conscient que les faits picturaux sont des « phrases du langage indéchiffrable qui donne à la peinture une existence indépendante du réel, l’imaginaire ou le sacré qu’elles expriment. »

Une autre conséquence de l’ interactivité entre les oeuvres d’art est qu’elle nous amène à réorganiser constamment l’ordonnancement du musée. Malraux rassemblait dans ses discours et ses livres des oeuvres inattendues comme des dessins d’enfants, de l’art fait par des handicapés mentaux, des fétiches, des masques esquimaux, etc…Cette sélection rappelle la grande exposition du Crystal Palace de Londres, en 1851, qui avait rassemblé une série d’objets indiens, africains et natifs américains. Mais, contrairement aux objectifs de cette exposition, le « Musée Imaginaire » de Malraux ne visait pas à rassembler ces oeuvres dans le simple but de les présenter comme des objets curieux ou rares. Le but fondamental du « Musée Imaginaire » était d’amener ces objets en dialogue avec ce que nous appelons les « beaux-arts » et qui sont, en fait, les pièces les plus célèbres et les plus nobles de l’art européen. Malraux a conçu la plus grande partie de sa théorie du Musée Imaginaire après la seconde Guerre Mondiale, où elle apparaissait comme quelque chose de révolutionnaire. Mais il avait dans cette entreprise de fameux prédécesseurs.