La théorie
Sur quoi peut-on se baser pour juger de la qualité ou de la pertinence d’une oeuvre en ligne? Il y aurait deux méthodes pour répondre à la question: une consistant à définir l’art sur le Web de manière positive — quelles sont les spécificités d’une production en réseau — ; et l’autre cherchant une définition par la négative — ce que cette forme d’art n’est pas.
Malgré la nouveauté du média, nous sommes actuellement bien en mesure d’en identifier positivement les caractéristiques essentielles. Celles-ci supposent du même coup des points de ruptures avec un ordre ancien. Les deux approches proposées ici semblent donc intimement liées, pour ne pas dire indissociables. Nous allons donc tenter de les articuler simultanément en quatre points.
I. Le Web est d’abord et avant tout une technologie de communication interactive en temps réel. On n’a donc plus à faire à des objets physiques vers lesquels il faut se déplacer, mais plutôt à une information mobile venant à nous au moment même de la requête. Conséquemment, le rapport avec ce type d’objet est plus dialogique que contemplatif; je regarde d’une manière plus active et la consommation devient consultation.
2. Cette communication est sans intermédiaire. Ces objets numériques n’ont pas besoin d’un temps d’accrochage sur des murs, planchers ou plafonds pour être exposés. Leur support sont des serveurs toujours en fonction, toujours prêts à partager une partie de leur mémoire à des clients. En fait, il serait plus juste de parler d’un nouveau type d’intermédiaire dans le mesure où le réseau institutionnel de diffusion est remplacé par un réseau de communication informatique. Parmi les nombreux impacts découlant de cet apport technologique, l’on constate qu’il est beaucoup plus facile pour l’artiste et son public d’entrer en relation. On est plus à l’aise d’échanger dans cet environnement dépourvu de cadres, de socles et de lieux si déterminants pour un processus hiérarchisant de diffusion et de réception de l’art. Toujours par l’intermédiaire des serveurs, l’artiste peut recevoir de l’information de la part des utilisateurs, pour faire du même coup partie de la masse des clients.
3. Mais tous ont perdu contact avec des corps faits de matière, textures, volumes et parfois d’odeurs. L’art sur le Web est immatériel. Il n’est pas une expérience vraiment sensorielle. Les artistes et les spectateurs sont coupés du monde réel. Il n’est plus possible de tenir compte ou d’apprécier les conditions de possibilité d’un objet physique dans un espace public ou privée (l’atelier, la galerie, la rue, le désert, etc.). Sur le Web, le lieu des échanges est tout autre : tous doivent se projeter, en pensées et en gestes, dans ce très étrange espace cybernétique. Dans le cyberespace on est interpellé par un nombre considérable de virtualités qui nous tournent autour et dans lesquelles on est immergé, ce qui suppose, par exemple, un mode d’être fort différent de la perception d’une ronde-bosse.
4. Le lien entre l’univers physique des corps et l’environnement virtuel des machines se fait par un passage fort étroit et contraignant que sont les interfaces. Les interfaces graphiques du Web sont fortement limitées par la bande passante et la vitesse des modems, ce qui demande aux artistes une autre forme de créativité. Il en est de même pour les interfaces physiques puisque l’on doit se contenter pour l’instant (et pour un bon bout de temps encore) de l’affichage des images dans un (mon) petit écran de verre, et où ma présence se réduit à un minuscule curseur. L’art sur le Web n’a donc rien de spectaculaire, ce qui en déçoit beaucoup. Il est par ailleurs grandiose au sein des contraintes, puisqu’il ne peut dépasser un rapport strictement intime — et des plus humain — entre l’oeuvre et celui qui la consulte; une rapport d’ailleurs propice à la communication interactive, loin des lieux parfois sacralisant, bien ancré comme on peut l’être à un point quelconque de cette mer virtuelle.
Loin d’avoir épuisé ici tous les enjeux théoriques de l’art en ligne, on a maintenant des bases pour exercer un jugement, et ce, en tenant compte de ce que le Web permet et ne permet pas. Et peu importe ce que les artistes font ou ne font pas sur le réseau, ceux-ci ne doivent-il pas tenir compte des spécificités et contraintes propres au média? Peut-être que non, si ceux-ci font de l’artweb sans questionner ses caractéristiques, mais les exploitent intelligemment, allant parfois même jusqu’à la complaisance. Sans doute que oui, s’ils nourrissent une démarche critique, au point où ils n’ont rien d’autre à nous communiquer que du matériel déconstruit, de l’information volontairement brouillée. Mais entre la pure jouissance formelle et les lambeaux numériques, la gamme est vaste et large.