Aller au contenu
Cyberthéorie

Du "générateur poïétique" à la perspective numérique

Dans un grand nombre de pratiques contemporaines, la participation des spectateurs est devenue un principe de composition. Cependant, plus le spectateur ou l’auditeur est censé intervenir au cours de la composition – par ses choix, son point de vue, son parcours, sa trace, son écoute, son regard, voire sa simple présence – plus la chose composée semble se dérober derrière le dispositif de la composition ; dispositif avec lequel bien des auteurs entretiennent des rapports ambigus. La dérobade devient patente lorsque, par l’entremise de certains dispositifs appartenant au champ de l’art ou non, tout un chacun peut devenir lui-même celui qui requiert la participation des autres, s’il en reste encore d’autres.

Est-il possible de contourner l’opacité du dispositif. Peut-on en rendre l’usage transparent – ou tout au moins appréhensible – de telle façon qu’à chaque moment le spectateur-acteur soit véritablement au courant de ce qu’il est en train de faire, et participe pleinement au travail de composition ? Telle est la question que je me pose depuis mes premiers travaux et notamment depuis le « générateur poïétique ».

Le générateur poïétique

J’eus en 1986, l’idée d’un jeu collectif en réseau – qui devait s’appeler un peu plus tard « générateur poïétique « 1 – et qui présente quelques traits communs avec le “Jeu de la Vie’’, créé par Conway en 1976 pour modéliser l’évolution d’une population de microbes. Les pixels qui représentent les organismes, agencés en une matrice, peuvent passer du noir au blanc, ou l’inverse, suivant l’état de leurs voisins immédiats. Rappelons que grâce à cette expérience reconnue aujourd’hui comme fondatrice en matière de “vie artificielle’’, Conway a démontré qu’il existe un isomorphisme, entre les « parties » de Jeu de la Vie, et les énoncés logiques qui règlent les comportements de voisinage des microbes, de telle manière qu’à une population qui survit éternellement, correspond une proposition “vraie’’, et vice versa. 

Le Générateur Poïétique, lui, pose en quelque sorte la question : “Que se passe–t-il si l’on remplace les microbes par des hommes ?’’. Dans le jeu collectif en réseau du Générateur Poïétique, les hommes sont représentés non pas par un seul élément noir ou blanc, mais par une petite mosaïque colorée d’une dimension arbitrairement fixée à 20 par 20 pixels. Ils ne sont pas contraints, comme les microbes de Conway, par des règles de comportement relatives à leur environnement immédiat ; chacun est au contraire libre de modifier comme bon lui semble son dessin personnel, et ses actions sont répercutées en temps réel au sein de la matrice globale constituée de la juxtaposition des dessins individuels. Ce dessin global vu en permanence par tous, permet à chacun de repérer sa participation personnelle. Dès lors s’engage une boucle de rétroaction : chacun modifie son signe local en fonction de l’état de l’image globale, et l’état global varie en fonction des actions de chacun. Nul ne contrôle ce qui arrive, pourtant une sorte de narration graphique émerge de cette mise en présence, qui après coup, lorsque l’on relie le film des échanges, paraît être douée d’une certaine cohérence.

Il faut noter que le Générateur Poïétique se distingue aussi du Cadavre Exquis des surréalistes, par deux aspects pratiques : le temps réel de l’interaction collective (sans compter que celle-ci est planétaire grâce à l’Internet), et précisément par cette visibilité générale et permanente du dessin global comme de l’action individuelle (les surréalistes cachaient leur dessin avant que le suivant le poursuive). Mais la différence essentielle entre ces trois créations, réside surtout dans les intentions de leurs auteurs : une recherche sur la logique formelle pour Conway, une spéculation sur l’inconscient pour les surréalistes, et pour ma part, une interrogation prospective d’ordre anthropologique. A savoir : “Que se passera-t-il quand tout le monde verra tout, tout le temps ?’’. Ou a minima : “La technologie peut-elle donner à chacun une sorte de vision totale, ordinairement réservée à Dieu, en même temps que la vision particulière de sa place dans cette totalité ?’’. 

Voilà comment je me formulais les choses en 1986. Bien entendu, j’étais conscient qu’il s’agissait là d’une question téléologique qui ne trouverait probablement jamais de réponse. Mais je croyais avoir trouvé un moyen pratique de l’éprouver à une toute petite échelle et de confronter ainsi la technologie à son propre mythe. J’ai donc fabriqué ce jeu. La première expérience du Générateur Poïétique eut lieu en 1987, très modestement sur minitel. Je l’ai développé ensuite sur l’Internet, en 1995, grâce au concours de chercheurs de l’École Nationale Supérieure des Télécommunications (ENST) à Paris. Depuis cette date, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont pu participer à des expériences poïétiques dont les traces sont conservées sur le site poietic-generator.net, encore tout à fait vivant aujourd’hui. 

Que montre le Générateur Poïétique ? Et bien, je dirai en première approximation, en paraphrasant Conway, qu’il existe un isomorphisme, entre les “parties’’ de Générateur Poïétique, c’est à dire la narration autonome qui en émerge, et la règle qui régit l’interaction des participants, de telle manière qu’à une population qui produit de manière auto-organisée une sorte de conscience collective, correspond une “règle légitime’’, et vice versa.

A la différence des microbes de Conway dont la « conscience » se limite à l’horizon des frontières avec leurs voisins, les hommes perçoivent non seulement l’ensemble du dessin, mais aussi, l’artificialité du cadre d’action qui leur est imposé, c’est à dire le dispositif. Aussi, lorsque l’on parle de règles, légitimes ou non, il s’agit des règles d’interaction internes au dispositif, mais aussi celles plus générales de la société qui lui propose ou impose ce jeu.

Au début de 1988, j’ai commencé à m’intéresser à ces règles internes et externes, et j’eus le sentiment qu’elles agissaient à la manière des règles de la perspective spatiale de la Renaissance, appelée perspective légitime ». Conceptualiser le fonctionnement de cette expérience et son statut permettrait sans doute une meilleure compréhension des dispositifs impliquant la participation en général.