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Cyberthéorie

Le cabinet web de curiosités

L’univers hypermédiatique est un univers abstrait au sein duquel on peut aisément s’égarer. Lucien Sfez2 faisait remarquer à ce propos que dans le technolecte du réseau plusieurs métaphores, telles la navigation et le nomadisme, servent justement à illustrer le déplacement. Dans ce contexte de sollicitation continue, l’œuvre web devra développer des stratégies pour captiver son spectateur, le retenir, maintenir son intérêt. Parmi les pistes de réflexion possibles pour répondre à cette question ambitieuse se trouve très certainement celle de la pulsion scopique. En effet, plusieurs œuvres hypermédiatiques parmi les plus visitées exploitent ouvertement la curiosité visuelle libidinale du spectateur. Leur succès repose principalement sur deux éléments: le contenu à caractère sexuel et la transmission en continu. 

Cup Cake (artiste : Jill Miller – site inaccessible en date de publication) recrute ses spectateurs par son site d’échanges fétichistes auxquels elle fournit des images relativement sages mais inspirées de l’iconographie conventionnée pornographique. Natasha Meritt dans Digital Diaries, ainsi que Tamara Faith Berger et son projet Nursex, intègrent également dans leurs œuvres une utilisation critique des codes de la représentation pornographique. 

Dans cet esprit de sollicitation voyeuriste, les campersons, qui ont par ailleurs abondamment inspiré le cinéma, la littérature et la télévision, travaillent la mise en représentation de leur propre personne à laquelle l’internaute a accès vingt-quatre par jour. Bien que la très grande majorité de ces sites soit destinée à un public amateur de pornographie3, quelques artistes utilisent les stratégies de la diffusion en continu pour mettre en scène une réalité quotidienne fictive. Pionnière de cette mise en représentation de soi, Jennicam fait maintenant partie de l’histoire. Son site actif depuis 1996 et consulté par des centaines de millions d’internautes, a été fermé en décembre 2003. La nudité et les scènes sexuelles y étaient par contre très ponctuelles, ce qui permettait à l’artiste de se distancer des représentations très explicites des sites pornographiques tout en insinuant que tout était toujours possible à tous moments. Ainsi, c’est davantage la curiosité de regarder ce qui peut survenir qui accroche l’internaute.

Ces dispositifs de mise en représentation de soi ont proliféré sur le web. Ils sont peut-être à l’image des cabinets de curiosités des XVI e et XVII e siècle où on collectionnait et présentait des objets particuliers en alliant science, connaissance et art. L’attention, le désir, la passion du savoir4 sont au fond les grandes motivations de la curiosité. Petit univers replié sur lui-même, le site web reprend ici la dimension du cabinet comme fenêtre d’investigation sur un microcosme anthropologique, « a sort of window into a virtual human zoo » écrit Jennicam5. Les intentions scientifiques, propres aux premières analyses des objets des cabinets de curiosité, cèdent probablement aujourd’hui la place aux incertitudes du sujet tragique, tiraillé entre ses pulsions et les images de soi qu’il se construit. Cabinet de la tierce modernité, le site web artistique de représentation en continu s’inscrit surtout dans les grandes préoccupations des arts médiatiques, celles de l’auto-représentation, de l’utilisation de matériel biographique et de la mise en scène du quotidien.