Dépli
L’application Dépli est une pièce cinématographique interactive développée pour les tablettes par l’artiste plasticien et curateur Thierry Fournier et permet, outre l’échange relationnel et le questionnement sur les possibilités d’interaction par le numérique, de manipuler sensuellement le montage du film de Pierre Carniaux selon sa propre imagination. Concept inédit qui autorise le spectateur de s’approprier et de transformer les images et le sens d’un film sinon du cinéma, jusque-là considéré comme une entité intouchable. On peut alors projeter nos agencements personnalisés des images et du son, autant sur un écran de télévision que sur une toile de cinéma, grâce à la fonction Airplay du iPad. Présentée à l’automne dernier dans le cadre du FNC, l’application propose de faire sa propre expérience du film Last Room en jouant avec les rushs (140 plans pour environ 1h45 de films) du réalisateur Pierre Carniaux. « Notre proposition questionne le rôle du spectateur. Les gens se lèvent, échangent, regardent ce que font les autres», expliquait Thierry Fournier au journaliste de Libération en mars 20131.
De deux doigts, l’application permet d’enchainer les plans du film – dont certains ont été écartés au montage par Pierre Carniaux −, de les ralentir ou de les accélérer, de créer des fondus personnalisés et de revoir le film de notre propre point de vue, avec créativité et dans une totale liberté. 30 minutes de plans ont été ajoutées dans la sélection, dont un qui fait le lien entre la thématique à l’origine du long-métrage, la subjectivité du montage initial et la sensualité engendrée par l’expérience tactile qu’offre l’application : un gros plan filmé à travers un filtre rouge sur le visage d’une petite fille, la tête couchée sur un oreiller, et qui répète sans cesse ces mots désarmants : « Elle a sa raison d’être, sans doute, ta mauvaise mémoire. Garde-la ta mauvaise mémoire, elle a sa raison d’être, sans doute… ».
Il paraît évident que la réalisation du film Last Room et de l’application Dépli ont été menées de concert, dans un dialogue constant autour des questions de structure et de symbolique pour permettre une telle fluidité visuelle et sémantique. Dépliautorise ainsi une action sociale participative et sensuelle dans l’éphémérité d’un jeu inimaginable il y a de cela quelques années, avant l’avènement du numérique.
Last Room
Un océan sombre et agité, un ciel d’acier à moitié surexposé par une lumière qui tient plus de l’explosion nucléaire que du soleil, un immense rocher qui se détache en contre-jour, comme une masse inerte et anonyme dans cette atmosphère maritime filmée en noir et blanc. Pour peu que l’on s’attarde aux premières secousses de Last Room, on pourrait avoir l’impression d’entrer dans l’univers expressionniste d’un F. W. Murnau ou d’un Fritz Lang. Cette impression qui caractérisait les premiers films d’horreur : un grain imposant, un contraste inquiétant, des figures visqueuses, qui n’ont presque rien en commun avec la réalité. Une image qui exprime l’angoisse sans que l’on puisse vraiment comprendre pourquoi. Un mécanisme qui s’adresse à notre inconscient. Une lumière et un son qui traversent le filtre de notre raison pour frapper de sa singularité le centre névralgique de nos émotions, de nos affects. Un film qui ne fait pas réfléchir tout de suite, qui inflige un état d’âme inaccessible par le sentier de la logique, à évaluer par après, à la fin de la projection.
Les plans subséquents ne sont guère plus rationnels. Que l’on suive le parcours déterminé au montage par Pierre Carniaux, ou bien que l’on fasse l’expérience de l’application Dépli − élaborée par Thierry Fournier, et qui permet d’intervenir sur la composition, distribution et rythme des images et de la bande sonore à notre guise, avec célérité ou indolence −, le film frappe l’entendement d’une cohérence indicible, d’une dialectique inaccessible. La plasticité nébuleuse permise par l’utilisation d’une caméra DV en basse résolution, conduit la mise en valeur des couleurs froides et parfois surexposées de la nature japonaise, du blanc immaculé de la neige qui couvre la terre noire d’une forêt cendrée et chenue, de cette palette glaciale qui lie les contours flous de l’île de Gunkanjima au large de la préfecture de Nagasaki, des néons publicitaires qui brillent dans la nuit électrique et donnent à la métropole nipponne sa lumière artificielle, ainsi nait cette impression surnaturelle d’être témoin du mauvais rêve d’un voyageur étranger. Le film est beau, justement, dans cette inquiétante étrangeté.
Malgré tout, Pierre Carniaux nous aiguille d’emblée vers une sortie possible du labyrinthe sémantique qu’il crée en superposant le modèle documentaire, avec ses témoignages et sa contextualisation historico-sociale, et la fiction, avec son atmosphère onirique et ses personnages anonymes. Une fois sortis du prologue en noir et blanc − les images de l’île Hashima/Gunkanjima filmées depuis le niveau de la mer d’Amakusa décrites en introduction −, l’esprit est aussitôt téléporté vers une nouvelle réalité, en couleur cette fois-ci, celle d’un cimetière en pleine tempête, avec ses stèles verticales et filiformes caractéristiques de la culture funéraire japonaise. Un éclaircissement d’images diurnes qui permet de constater à quel point Last Room est en fait un film sur la mort, ou un intervalle que le bouddhisme nomme le bardo de l’agonie (‘chi kha’i bar do) :
Deuxièmement, le douloureux état intermédiaire du moment de la mort
Se déroule depuis le moment où l’on est frappé par une maladie mortelle jusqu’à celui où cesse la respiration2.
« C’est terminé » (00 :04 :35) seront les premiers mots prononcés par un intervenant anonyme, par-dessus un bruit de train en marche, suivant les bips caractéristiques d’un électrocardiogramme. L’humanité est malade, sur son lit de mort, emportée par la spirale de la déchéance qu’elle s’est inexorablement imposée par son comportement autodestructeur, belliqueux, flegmatique et insensible. L’agonie, la souffrance économique et sociale, la guerre et la vacuité intellectuelle et spirituelle qu’elle inspire, imposées par la nouvelle société de consommation morbide, qui a vu le monde au lendemain de la conférence de Potsdam en 1945 − avec l’article 9 de la constitution japonaise, qui exigea la reddition complète des forces armées, la renonciation à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Cela aurait pu être une victoire. Ça a été un échec encore plus virulent. Renonçant jusqu’à leur droit d’autodéfense, les Japonais ont développé une stratégie encore plus machiavélique pour s’imposer au reste du monde : la consommation à outrance et la déshumanisation de la main d’œuvre, que l’on transforme en robot, répétant inlassablement les mêmes gestes, jour après jour, jusqu’à la totale annihilation de ce qui fait de nous des êtres humains ; le retour à l’animalité de l’homme. Un autre intervenant anonyme, bien étendu dans le cercueil de son hôtel capsule, ira même jusqu’à se demander s’il n’y a pas, dans cet abrutissement de l’être,
une sensation fondamentale, du plaisir ou de l’excitation… En tant qu’animal, la répétition c’est agréable. On ne pense pas, on continue de répéter des mouvements… machinalement. Là, il y a peut-être un plaisir qui ressemble à un plaisir sexuel. Quand on répète la même chose sans réfléchir, le cerveau produit de l’adrénaline, de la dopamine… ? Une drogue du cerveau. C’est pas du plaisir animal, ça ? Ce serait vide de sens, si la vie était réduite à ça… (00 :50 :55).
La silhouette rocheuse des premières images tient lieu de fil conducteur sur cette réflexion philosophique de l’être au monde nippon. Comme un échantillon analogique du reste de ce que nous sommes devenus depuis 1945. Hashima est une île minière achetée au gouvernement japonais par Mitsubishi en 1890 pour son gisement de houille. Renommée Gunkanjima, ou « île navire de guerre », en 1921 par le Nagasaki Daily News, à cause de sa ressemblance avec les cuirassés Tosa de la flotte japonaise, l’île a accueilli 800 travailleurs-esclaves coréens durant l’occupation japonaise, dont plus de 120 sont morts des mauvaises conditions qu’on leur imposait. Quelques-uns des témoins filmés par Pierre Carniaux sont les descendants de ces prisonniers de guerre coréens. Hashima/Gunkanjima est devenu l’endroit le plus densément peuplé au monde dans les années 1950 pour finalement devenir une île fantôme lors du passage au pétrole comme principale source d’énergie dans l’économie japonaise, et l’évacuation totale de la population ouvrière insulaire qui suivit en 1974. Depuis 2009, « l’île navire de guerre » est devenu un endroit touristique et est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, au grand dam de la « Truth Commission on Forced Mobilization under the Japanese Colonial Rule » coréenne. Une silhouette rocheuse qui fait un peu la synthèse de tout ce qu’il y a de vil dans notre histoire humaine.
Pour appuyer cette analogie, Pierre Carniaux nous offre le spectacle d’une ville nocturne, Kyoto, dans le flou et les ténèbres de ses artifices spécieux. Pourtant, aux néons et tubes fluorescents aveuglants, aux éclairs de lumières froides, aux lieux impersonnels (centres d’achats et hôtels capsules), aux bruits technologiques appuyés par la trame sonore industrielle réalisée par Thierry Fournier (auteur de Dépli), vient s’inscrire une sorte de paix intérieure inspirée par une nature filmée à la Tarkovski. Beaucoup d’eau coule sur le béton gris de l’homme. Une rivière aux algues vertes est balayée par un individu anonyme. La forêt de conifères danse dans la tempête de neige, et offre un concert de frou-frou venteux. Il y a comme un souffle d’espoir dans cette juxtaposition paradoxale de nature et de civilisation, d’industriel et de panthéisme. Et les témoins qui donnent leur voix au film contribuent à équilibrer le propos. Déclin, oui ; animalité, définitivement, mais aussi pardon, retour à la bonté d’avant et poésie.
Les vers tirés du recueil Le Trésor des humbles de Maurice Maeterlinck viennent miraculeusement jalonner le récit : « Il y a un tragique quotidien qui est bien plus profond et bien plus conforme à notre être véritable que le tragique des grandes aventures » (00 :02 :22). Mais aussi : « Il s’agirait de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le seul fait de vivre » (00 :52 :55). Dans un plan fixe bouleversant, Pierre Carniaux résume un peu l’idée : les sept intervenants anonymes sont placés debout les uns à côté des autres devant le mur froid d’un bâtiment de l’île navire de guerre, comme pour une exécution militaire. Le vent maritime souffle inexorablement et les derniers vers du poème de Maeterlinck font feu : six témoins tombent lourdement et gisent sans vie, mais un homme avec un masque chirurgical reste debout et sort du cadre. Dans la scène qui suit, un homme qui lui ressemble fait les lits dans un hôtel capsule aux airs de mausolée. Six lits filmés en deux rangées de trois, comme des tiroirs en acier inoxydable d’un laboratoire de médecine légale. Le film ne se termine sur aucune morale, il n’y a aucune conclusion à ce constat amer sur notre postmodernité. Retour sur le passé, dans l’hiver glacial du Nord japonais.
Finalement, cette œuvre ouverte culmine sur les images d’un homme qui largue les amarres d’un bateau de touristes, qui semble se diriger vers le site de l’île fantôme, avec ses constructions humaines laissées à l’abandon, dans la grisaille d’un béton sans vie.
Notes
[1] Marie LECHNER, « Last Room/Dépli, Doigt it yourself », Libération Next. Récupéré le 15 avril 2014 de :
http://next.liberation.fr/cinema/2013/03/12/last-roomdepli-doigt-it-yourself_888026
[2] Extrait du rDo rje sems pa’i snying thig, terma de Kunkyong Lingpa (début du XVe siècle), cité par PADMASAMBHAVA, Le Livre des morts tibétain, Bardo Thödröl Chemno, Traduit du tibétain et commenté par Philippe Cornu, Paris : Éditions Pocket, 2009, p. 368.