Dans votre long métrage, Last Room, ce qui est intéressant et surprenant en même temps c’est d’avoir réussi à pénétrer dans la vie personnelle et intime des acteurs choisis et de les amener à parler d’un événement historique par lequel ils ont été affectés de près ou de loin. Leur avez-vous donné des directives à ce sujet, ou bien leurs confidences les ont conduit immanquablement vers cette tragédie qui les a marqués ?
La relation aux acteurs s’est tissée dans le fil d’une longue histoire avec le Japon. J’y ai passé beaucoup de temps entre 2002 et 2007, presque deux années. Les hommes et les femmes à l’écran sont membres de compagnies théâtrales que j’ai rencontrés durant cette période et qui m’ont donné leur confiance. Last Room propose un aller-retour entre leurs récits personnels et l’histoire collective. Gunkanjima, île déserte au large de Nagasaki1 qui ouvre et irrigue le film, est une sorte de miniature de l’histoire du XXe siècle au Japon. Les interprètes n’ont pas de lien direct avec ce lieu mais chacun de leur parcours peut y résonner. Ainsi, j’ai donné à Gunkanjima le rôle d’une chambre d’écho pour les paroles et les destinées qui constellent le film.
Le décor est très important pour chacune des scènes, il crée des atmosphères différentes, mais il est surtout filmé avec un regard esthétique que l’on n’a pas habituellement dans des films dit non fictionnels. Qui a choisi les lieux ? Les protagonistes ou vous ou les deux ensemble afin de conserver un aspect authentique de leur personnalité ?
Une question centrale posée aux acteurs et aux spectateurs de Last Room est celle de l’identité. La chambre d’hôtel est un espace qui me donne le vertige. Lieu impersonnel et sans mémoire, je m’y sens toujours comme dissous dans la foule de vies qui y a transité. C’est probablement à l’hôtel que j’ai lu pour la première fois ces mots de Henri Michaux qui m’ont accompagné pendant tout le film : « je rêve aux images élémentaires, aux rêves que d’autres en d’autres situations, d’autres temps et lieux, en des corps différents surtout… ont pu avoir. » En plaçant les acteurs dans ces chambres, j’ai souhaité leur donner un écrin poétique propice à cette introspection.
L’esthétique du film, qui nous fait penser aux films de Wong Kar Wai ou de Belà Tarr, a ceci de particulier qu’elle permet de fusionner la sensualité de l’un et la rudesse de l’autre dans l’étrangeté d’une temporalité étirée, qui fait qu’on n’est pas dans une histoire dont on veut connaître l’issue, mais dans laquelle on apprécie chaque instant avec sa portée philosophique, psychologique et politique et ses effets sensuels et émotionnels. Est-ce pour cela que vous avez privilégié le genre documentaire ? Peut-on parler de docu-fiction ?
Je n’ai pas privilégié de genre en particulier mais Last Room peut appartenir à ce que Pasolini appelle « cinéma de poésie ». La recherche est celle de ma propre écriture avec pour ambition de proposer une expérience cinématographique singulière. À travers ce médium, j’interroge ma présence au monde et ma relation au réel. Il m’importe avant tout d’en restituer le trouble.
Est-ce que la séquence on l’on voit l’Île de Gunkanjima en noir et blanc est un extrait d’archive ? Vous avez utilisé plusieurs extraits de film d’archives. Est-ce que cela s’est avéré difficile d’obtenir l’autorisation de les intégrer dans votre film vu la dimension politique et critique du sujet ? Quelles ont été les réactions qui ont suivi la projection du film au Japon ?
Le plan séquence où l’on voit Gunkanjima surgir au milieu des flots est le mien. Mais à l’époque du tournage, l’accès à l’île nous a été refusé pour des raisons de sécurité. Il a effectivement été très compliqué d’obtenir des images de la préfecture de Nagasaki, ce qui est d’autant plus surprenant aujourd’hui maintenant que le site est ouvert au tourisme. L’histoire de Gunkanjima reste peu connue, y compris dans son propre pays, et beaucoup de spectateurs japonais l’on découverte en voyant le film.
Comment s’est déroulé le tournage ?
Le tournage s’est déroulé sur trois courtes périodes entre 2005 et 2007. Nous avons collecté soixante heures de rush. A travers cette succession d’autoportraits et de paysages, j’ai aussi cherché mon propre autoportrait et mon propre paysage intérieur. Au montage, j’ai veillé à ne pas coudre de fil narratif définitif dans le tissu des images, afin que le spectateur soit invité à recomposer une identité sans cesse interrogée, que le futur film s’offre à la fois comme un miroir et une fenêtre sur l’autre.
Comment voyez vous Dépli de Thierry par rapport à Last Room ?
Dépli a été conçu par Thierry parallèlement et simultanément au montage de Last Room avec la même matrice d’images, mais l’œuvre interactive ne prolonge ni ne complète le film. La nature de la relation entre les deux œuvres est celle du dialogue. Mon questionnement sur l’identité et la réalité a trouvé un écho immédiat dans le travail de Thierry sur la relation aux spectateurs, la temporalité et les comportements collectifs. Au delà des images de Last Room, ce que Dépli interroge ce sont les possibles du cinéma.
En ce sens Dépli a-t-il interféré avec la production ou sur la conception du film ?
Tout le monde sait ou peut imaginer à quel point il peut-être délicat d’arrêter de peindre. J’ai le sentiment comme cinéaste d’avoir vécu sur ce sujet une expérience singulière. Je savais que les images continueraient à vivre dans un au-delà de la forme linéaire. Ainsi, lors du montage du film, envisager la parole, les mots, les images et les sons, à travers le prisme de Dépli m’a aidé à penser et à libérer mon geste. Car Dépli est comme le paradis de Last Room dans lequel vivent encore tous les possibles de son devenir sous sa forme de long métrage singulier.
Last Room, que vous avez réalisé avec Matthieu Carniaux, votre frère, est votre premier long métrage. Quels sont vos projets à venir ?
Nous travaillons actuellement à l’écriture d’un long métrage de science-fiction. Il sera question de se projeter dans l’avenir pour mieux questionner le présent, écouter nos rêves pour mieux mettre en crise la notion de réalité.
Notes
[1] Située à 20 km au large de Nagasaki, Gunkanjima abrita la plus intensive exploitation minière du Japon au XXe siècle. Des milliers de prisonniers chinois et coréens y furent déportés pendant la seconde guerre mondiale. Une population entière y fut ensuite déplacée pour l’exploitation de la mine. Construit comme une ville autonome avec ses écoles, temples, théâtre, boutiques, le site était dans les années 60 le plus dense du monde. La chute des exportations de charbon japonais eut raison de la mine qui ferma ses portes en 1974. Tous les habitants furent alors redéplacés sur le continent. Depuis, Gunkanjima est une île déserte en ruines, forteresse fantôme en mer. Trente années de tempêtes ont eu raison des constructions humaines.