Instrument et perception (Simondon), outil et transformation (Simondon), dispositif et disposition (Agamben), appareil et mise en forme des apparences (DĂ©otte), interface et mĂ©diation (LĂ©vy), plusieurs couples visent Ă rendre compte des liens entre un dispositif et ses effets sur lâesthĂ©tique, sur lâĂ©pistĂ©mĂš dâune Ă©poque, sur les relations entre les humains et avec lâenvironnement. Câest un autre couplage que mâa inspirĂ© lâexposition L’entre-images de Thierry Guibert. Cinq installations, cinq genres, mixant ou remixant les mĂȘmes mĂ©diums, parfois les mĂȘmes Ă©lĂ©ments pour en faire des Ćuvres complĂštement diffĂ©rentes, illustrant chacune lâinfinie diversitĂ© issue des mĂ©langes, combinaisons et montages. Passant de la vidĂ©o Ă la photographie, de lâinstallation sonore ou de lâinstallation interactive Ă une frise de papier, ces Ćuvres condensent chacune toute une sĂ©rie de manipulations et de manĆuvres qui explorent lâun des possibles redĂ©ploiements des Ă©lĂ©ments, lâune des variations que lâon soupçonne illimitĂ©es. Ces Ćuvres revisitent et recomposent dâautres Ćuvres, des piĂšces emblĂ©matiques de lâhistoire du cinĂ©ma ou des documents dâarchive qui trouvent un Ă©niĂšme souffle. Et ces Ćuvres nous font dĂ©couvrir des manipulations originales, certaines sont de pures inventions, inspirĂ©es de manĆuvres singuliĂšres.
Dans ce bref commentaire, je reviendrai sur les trois installations de Thierry Guibert prĂ©sentant une sĂ©rie de manipulations faites sur des rĂ©alisations emblĂ©matiques de lâhistoire du cinĂ©ma. Il ne se contente pas comme plusieurs de revenir sur des images et des sĂ©quences, ni de faire des remake (Speckenbac, 2002) ou une remĂ©diation (Bolter & Grusin, 2000) comme certains sây sont appliquĂ©s avec lâapparition des nouveaux media, des jeux vidĂ©o et dâInternet. Câest le film tout entier quâil embrasse dans son intĂ©gralitĂ© matĂ©rielle et dont il explore lâune des propriĂ©tĂ©s. Dans certains cas, il sâagit dâune spĂ©cificitĂ© technique ayant marquĂ© lâhistoire du langage cinĂ©matographique. Selon le film, en effet, il reprend lâune des innovations techniques introduites par le cinĂ©aste, les procĂ©dĂ©s de montage chez Vertov ou lâeffet de traĂźnĂ©e lumineuse de Trumbull-Kubrick dans 2001, lâOdyssĂ©e de lâespace. Dans une autre installation, il prĂ©sente la base de donnĂ©es des mots-clĂ©s avec lesquels il a indexĂ© chaque sĂ©quence dâun film, ces mots recoupant en quelque sorte le script sous-jacent du film.
Et ces manipulations, initialement mĂ©caniques, sont revisitĂ©es par Guibert et reprises avec des procĂ©dĂ©s numĂ©riques. Ă vrai dire, câest la technique mĂȘme ou ses effets mis en Ćuvre par le cinĂ©aste de rĂ©fĂ©rence qui deviennent lâobjet de ces installations et lâoccasion dâexplorations de diverses manipulations visant la transformation ou la rĂ©organisation des matĂ©riaux Ă la base du film.
Dans la sĂ©rie Enveloppes temporelles Guibert utilise le slit-scan â procĂ©dĂ©Â par lequel on crĂ©e une image statique â qui concatĂšne une sĂ©rie de tranches dâimages qui composent un film ou une vidĂ©o. Lâimage-temps quâest le film composĂ© dâune succession de 24 images/secondes fixes qui se dĂ©roulent dans la durĂ©e du film se contracte en une seule immense image fixe qui condense lâensemble des milliers dâimages-frames1 formant le film. Pour cette sĂ©rie, Guibert et son Ă©quipe ont dĂ©veloppĂ© un logiciel qui permet de retenir une tranche de pixels prĂ©levĂ©e aux bordures gauche et droite, en haut et en bas de chaque image du film ce qui forme, par leur alignement, lâenveloppe du film, « la peau de lâimage » comme il lâappelle. La concatĂ©nation de ces fines images forme des bandeaux photographiques dont la longueur est proportionnelle Ă la durĂ©e des films : LâOdyssĂ©e de lâespace (14 mĂštres de long), Stalker (20 m), Tron (16 m). Le choix des films est dâailleurs dĂ©terminĂ© par diverses considĂ©rations historiques et techniques. Le slit-scan, par exemple, Ă©tait dâabord un procĂ©dĂ© photographique qui a Ă©tĂ© adaptĂ© pour crĂ©er des effets spĂ©ciaux au cinĂ©ma par Douglas Trumbull en 1968 pour le dernier acte de lâOdyssĂ©e de lâespace.
Les manipulations que permet le logiciel de slit-scan, sâinscrivent dans une manĆuvre esthĂ©tique qui se dĂ©ploie sur plusieurs tableaux. Dâabord, il sâagit dâimmobiliser lâimage- mouvement quâest le film pour en donner une vue dâensemble, un genre dâarrĂȘt sur image permettant de saisir, globalement, lâensemble du film. Et paradoxalement, le spectateur que le cinĂ©ma avait immobilisĂ© dans son fauteuil est ici appelĂ© Ă dĂ©ambuler devant cette grande bande dâimages qui rappelle la pellicule cinĂ©matographique dĂ©roulĂ©e sur la table de montage. Mais la manĆuvre qui est sans doute la plus subtile ici consiste Ă opĂ©rer une rotation de lâaxe temporel sur les deux axes spatiaux (hauteur et largeur). Lâimage cinĂ©matographique, dans sa matĂ©rialitĂ©, se dĂ©ploie dans les deux dimensions de lâespace qui se combinent Ă une troisiĂšme dimension : le temps. Le slit-scan opĂšre en quelque sorte une rotation de la dimension temporelle qui rabat lâaxe du temps sur celui de lâespace. Le temps devient une dimension de lâespace oĂč diffĂ©rents temps (T1, T2, T3 âŠ) se combinent et se juxtaposent sur lâimage plutĂŽt que de se succĂ©der dans la durĂ©e. Les manipulations de lâimage servent ainsi une manĆuvre qui vise Ă spatialiser la temporalitĂ©.
Dans MĂ©canique gĂ©nĂ©rale, une installation interactive qui se prĂ©sente comme un film-jeu vidĂ©o, Guibert revisite LâHomme Ă la camĂ©ra de Dziga Vertov quâil dĂ©compose image par image afin de laisser le spectateur le remonter Ă sa guise en combinant les images en fonction des paramĂštres quâil choisit. Les 102691 images du film deviennent manipulables grĂące Ă un outil logiciel dĂ©veloppĂ© par lâĂ©quipe de Guibert. Toutes les manipulations sur cette gigantesque banque dâimages se font dans une installation virtuelle oĂč sont projetĂ©s, en trois dimensions, des blocs dâimages correspondant aux plans-sĂ©quences du film que le spectateur va manipuler pour sĂ©lectionner et associer les images. Diverses manipulations sont dâailleurs possibles : varier les rythmes, intervertir des sĂ©quences, en construire de nouvelles, choisir un thĂšme, Ă©liminer les personnages, provoquer des rencontres, etc. Les variations sont, on sâen doute, illimitĂ©es.
La manĆuvre esthĂ©tique sous-jacente ici est complexe et paradoxale. Dâabord, elle met lâaccent sur le rĂŽle essentiel du montage et de lâaxe syntaxique dans lâĂ©criture cinĂ©matographique. En cela, elle appuie et relance les positions de Vertov sur lâassociation de la camĂ©ra avec lâĆil, le « cinĂ©-Ćil », le rĂŽle « constructeur » et crĂ©atif quâil rĂ©serve au montage et sa « thĂ©orie des intervalles » qui prĂ©conise que « le film est construit sur des intervalles, câest-Ă -dire, le mouvement entre les images » (Vertov, 1972). En dĂ©plaçant lâobjet film sur la scĂšne du jeu vidĂ©o, le dispositif mis en place et les manipulations effectuĂ©es par le spectateur converti en monteur de sĂ©quences permettent donc au spectateur de sâapproprier, par son geste, le rĂŽle constitutif du montage. Mais ce qui est peut-ĂȘtre le plus Ă©tonnant ici, câest que cette Ćuvre culte que Guibert a Ă©tudiĂ©e image par image, pour laquelle il a dĂ©veloppĂ© de nombreux outils et dispositifs la prenant pour objet, cette Ćuvre centrale dans sa rĂ©flexion et sa pratique artistique se trouve dĂ©membrĂ©e, dĂ©faite, soumise Ă dâautres rĂšgles, devant se prĂȘter Ă un autre jeu et aux manipulations du spectateur.
« La base de donnĂ©es de L’Homme Ă la CamĂ©ra » une grande frise de papier sâinscrit dans cette foulĂ©e et donne une reprĂ©sentation textuelle des mots-clĂ©s des plans-sĂ©quences du film. Cette base de donnĂ©es dĂ©veloppĂ©e dâabord pour le jeu vidĂ©o afin de taguer, indexer et paramĂ©trer chaque image en vue de construire des blocs manipulables et remontables se trouve Ă son tour mise en scĂšne. La frise se prĂ©sente comme un long listing numĂ©rotant chacun des 1499 plans-sĂ©quences et lui attribuant des mots-clĂ©s le dĂ©crivant en spĂ©cifiant les objets qui y figurent (salle, cinĂ©ma, siĂšgeâŠ) et le type de plan (gros plan, vue arriĂšreâŠ). Guibert a choisi de prĂ©senter le listing Ă lâhorizontal, transformant chaque ligne de la base en colonne dâun histogramme donnant Ă lâensemble lâallure dâune forĂȘt de mots ou dâun Ă©lectrogramme. Cette visualisation permet de dĂ©couvrir le rythme, on aurait envie de dire la pulsation du film de Vertov.
Plus conceptuelles, ces manipulations faites Ă partir du film sâinscrivent dans un autre registre de manĆuvres. Certes, elles immobilisent le film comme le faisaient les arrĂȘts sur image que lâon retrouve dans le jeu vidĂ©o. Et le script transposĂ© sur cette frise contient tout le film comme les Enveloppes temporelles dĂ©crites plus haut. Mais ce que le numĂ©rique rend possible par lâindexation et le listing câest de visualiser la courbe globale du rythme du film, sa cadence, les effets de rĂ©pĂ©tition, les mouvements de plans. La rĂ©duction au script opĂšre une mise Ă plat du film et en donne une version Ă laquelle Vertov nâa jamais eu accĂšs faute dâoutil permettant de visualiser lâensemble en dehors de la temporalitĂ© de lâimage mouvement.
Enfin, quelles manĆuvres poursuit Guibert Ă travers ces trois Ćuvres ? Il y a certes une manĆuvre globale qui rejoint ce que Susanne Jaschko dĂ©signe par lâexpression « film object » (Jaschko) pour parler de ces films transformĂ©s en objet plastique ou en Ćuvre interactive. Ces manipulations comportent dâailleurs une dimension iconoclaste : elles dĂ©naturent les films en leur retirant la composante temporelle, en les immobilisant et en les mettant Ă plat, les rĂ©duisant aux deux dimensions de lâespace ou en les redĂ©ployant dans un espace en 3D comme dans le cas du jeu MĂ©canique gĂ©nĂ©rale. Elles opĂšrent aussi un renversement puisquâelles conduisent les spectateurs Ă adopter un rĂŽle dynamique dans leur apprĂ©hension physique de lâĆuvre. Et comme toutes les Ćuvres sur lesquelles travaille Guibert, elles effectuent un dĂ©placement de perspective, amenant le spectateur Ă adopter une autre posture, inattendue et dĂ©routante2.
Notes
[1] Que nous employons ici dans le double sens de cadre et de couche d’imagesÂ
[2] Une version abrégée de ce texte a été publié dans MCD
Bibliographie
â Speckenbach, Jan, « On the Remake. A Cinematic Phenomenon. Part One. Money, Copy, Quotation, Motive, Genre », Cinema in the Digital Age, 2002, en ligne, <http://keyframe.org/txt/remake1/>.
â Bolter, Jay David et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media. Cambridge, MIT Press, 2000, 312 p.
â Vertov, Dziga, « Du « cinĂ©-Ćil » au « radio-Ćil » », Articles, journaux, projets, coll. « 10/18 », Union gĂ©nĂ©rale dâĂ©ditions, 1972,
â Jaschko, Susanne, « Space-Time Correlations Focused in Film Objects and Interactive Video », en ligne,
<http://www.sujaschko.de/en/research/pr1/spa.html>.