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Manipulations et manoeuvres

Instrument et perception (Simondon), outil et transformation (Simondon), dispositif et disposition (Agamben), appareil et mise en forme des apparences (DĂ©otte), interface et mĂ©diation (LĂ©vy), plusieurs couples visent Ă  rendre compte des liens entre un dispositif et ses effets sur l’esthĂ©tique, sur l’épistĂ©mĂš d’une Ă©poque, sur les relations entre les humains et avec l’environnement. C’est un autre couplage que m’a inspirĂ© l’exposition L’entre-images de Thierry Guibert. Cinq installations, cinq genres, mixant ou remixant les mĂȘmes mĂ©diums, parfois les mĂȘmes Ă©lĂ©ments pour en faire des Ɠuvres complĂštement diffĂ©rentes, illustrant chacune l’infinie diversitĂ© issue des mĂ©langes, combinaisons et montages. Passant de la vidĂ©o Ă  la photographie, de l’installation sonore ou de l’installation interactive Ă  une frise de papier, ces Ɠuvres condensent chacune toute une sĂ©rie de manipulations et de manƓuvres qui explorent l’un des possibles redĂ©ploiements des Ă©lĂ©ments, l’une des variations que l’on soupçonne illimitĂ©es. Ces Ɠuvres revisitent et recomposent d’autres Ɠuvres, des piĂšces emblĂ©matiques de l’histoire du cinĂ©ma ou des documents d’archive qui trouvent un Ă©niĂšme souffle. Et ces Ɠuvres nous font dĂ©couvrir des manipulations originales, certaines sont de pures inventions, inspirĂ©es de manƓuvres singuliĂšres.

Enveloppe temporelle Stalker, Thierry Guibert 2013, Production Oudeis, Crédit : Thierry Guibert
Enveloppe temporelle Stalker, Thierry Guibert 2013, Production Oudeis, Crédit : Thierry Guibert

Dans ce bref commentaire, je reviendrai sur les trois installations de Thierry Guibert prĂ©sentant une sĂ©rie de manipulations faites sur des rĂ©alisations emblĂ©matiques de l’histoire du cinĂ©ma. Il ne se contente pas comme plusieurs de revenir sur des images et des sĂ©quences, ni de faire des remake (Speckenbac, 2002) ou une remĂ©diation (Bolter & Grusin, 2000) comme certains s’y sont appliquĂ©s avec l’apparition des nouveaux media, des jeux vidĂ©o et d’Internet. C’est le film tout entier qu’il embrasse dans son intĂ©gralitĂ© matĂ©rielle et dont il explore l’une des propriĂ©tĂ©s. Dans certains cas, il s’agit d’une spĂ©cificitĂ© technique ayant marquĂ© l’histoire du langage cinĂ©matographique. Selon le film, en effet, il reprend l’une des innovations techniques introduites par le cinĂ©aste, les procĂ©dĂ©s de montage chez Vertov ou l’effet de traĂźnĂ©e lumineuse de Trumbull-Kubrick dans 2001, l’OdyssĂ©e de l’espace. Dans une autre installation, il prĂ©sente la base de donnĂ©es des mots-clĂ©s avec lesquels il a indexĂ© chaque sĂ©quence d’un film, ces mots recoupant en quelque sorte le script sous-jacent du film.

Enveloppe temporelle Stalker, Thierry Guibert 2013, Production Oudeis, Crédit : Thierry Guibert
Enveloppe temporelle Stalker, Thierry Guibert 2013, Production Oudeis, Crédit : Thierry Guibert

Et ces manipulations, initialement mĂ©caniques, sont revisitĂ©es par Guibert et reprises avec des procĂ©dĂ©s numĂ©riques. À vrai dire, c’est la technique mĂȘme ou ses effets mis en Ɠuvre par le cinĂ©aste de rĂ©fĂ©rence qui deviennent l’objet de ces installations et l’occasion d’explorations de diverses manipulations visant la transformation ou la rĂ©organisation des matĂ©riaux Ă  la base du film.

Enveloppe temporelle 2001, L’OdyssĂ©e de l’espace, Thierry Guibert, 2013, Production Oudeis, CrĂ©dit : Philippe Costes
Enveloppe temporelle 2001, L’OdyssĂ©e de l’espace, Thierry Guibert, 2013, Production Oudeis, CrĂ©dit : Philippe Costes

Dans la sĂ©rie Enveloppes temporelles Guibert utilise le slit-scan – procĂ©dé par lequel on crĂ©e une image statique – qui concatĂšne une sĂ©rie de tranches d’images qui composent un film ou une vidĂ©o. L’image-temps qu’est le film composĂ© d’une succession de 24 images/secondes fixes qui se dĂ©roulent dans la durĂ©e du film se contracte en une seule immense image fixe qui condense l’ensemble des milliers d’images-frames1 formant le film. Pour cette sĂ©rie, Guibert et son Ă©quipe ont dĂ©veloppĂ© un logiciel qui permet de retenir une tranche de pixels prĂ©levĂ©e aux bordures gauche et droite, en haut et en bas de chaque image du film ce qui forme, par leur alignement, l’enveloppe du film, « la peau de l’image » comme il l’appelle. La concatĂ©nation de ces fines images forme des bandeaux photographiques dont la longueur est proportionnelle Ă  la durĂ©e des films : L’OdyssĂ©e de l’espace (14 mĂštres de long), Stalker (20 m), Tron (16 m). Le choix des films est d’ailleurs dĂ©terminĂ© par diverses considĂ©rations historiques et techniques. Le slit-scan, par exemple, Ă©tait d’abord un procĂ©dĂ© photographique qui a Ă©tĂ© adaptĂ© pour crĂ©er des effets spĂ©ciaux au cinĂ©ma par Douglas Trumbull en 1968 pour le dernier acte de l’OdyssĂ©e de l’espace.

Enveloppe temporelle 2001, L’OdyssĂ©e de l’espace, Thierry Guibert, 2013, Production Oudeis, CrĂ©dit : Philippe Costes
Enveloppe temporelle 2001, L’OdyssĂ©e de l’espace, Thierry Guibert, 2013, Production Oudeis, CrĂ©dit : Philippe Costes

Les manipulations que permet le logiciel de slit-scan, s’inscrivent dans une manƓuvre esthĂ©tique qui se dĂ©ploie sur plusieurs tableaux. D’abord, il s’agit d’immobiliser l’image- mouvement qu’est le film pour en donner une vue d’ensemble, un genre d’arrĂȘt sur image permettant de saisir, globalement, l’ensemble du film. Et paradoxalement, le spectateur que le cinĂ©ma avait immobilisĂ© dans son fauteuil est ici appelĂ© Ă  dĂ©ambuler devant cette grande bande d’images qui rappelle la pellicule cinĂ©matographique dĂ©roulĂ©e sur la table de montage. Mais la manƓuvre qui est sans doute la plus subtile ici consiste Ă  opĂ©rer une rotation de l’axe temporel sur les deux axes spatiaux (hauteur et largeur). L’image cinĂ©matographique, dans sa matĂ©rialitĂ©, se dĂ©ploie dans les deux dimensions de l’espace qui se combinent Ă  une troisiĂšme dimension : le temps. Le slit-scan opĂšre en quelque sorte une rotation de la dimension temporelle qui rabat l’axe du temps sur celui de l’espace. Le temps devient une dimension de l’espace oĂč diffĂ©rents temps (T1, T2, T3 
) se combinent et se juxtaposent sur l’image plutĂŽt que de se succĂ©der dans la durĂ©e. Les manipulations de l’image servent ainsi une manƓuvre qui vise Ă  spatialiser la temporalitĂ©.

Dans MĂ©canique gĂ©nĂ©rale, une installation interactive qui se prĂ©sente comme un film-jeu vidĂ©o, Guibert revisite L’Homme Ă  la camĂ©ra de Dziga Vertov qu’il dĂ©compose image par image afin de laisser le spectateur le remonter Ă  sa guise en combinant les images en fonction des paramĂštres qu’il choisit. Les 102691 images du film deviennent manipulables grĂące Ă  un outil logiciel dĂ©veloppĂ© par l’équipe de Guibert. Toutes les manipulations sur cette gigantesque banque d’images se font dans une installation virtuelle oĂč sont projetĂ©s, en trois dimensions, des blocs d’images correspondant aux plans-sĂ©quences du film que le spectateur va manipuler pour sĂ©lectionner et associer les images. Diverses manipulations sont d’ailleurs possibles : varier les rythmes, intervertir des sĂ©quences, en construire de nouvelles, choisir un thĂšme, Ă©liminer les personnages, provoquer des rencontres, etc. Les variations sont, on s’en doute, illimitĂ©es.

Mécanique Générale, B.Courribet, T.Guibert, S.Laroche, 2008-2013
Coproduction T.Guibert, CIAM, Bandits-Mages, CICM, accÚs(s) cultures électroniques, Crédit : Thierry Guibert
Mécanique Générale, B.Courribet, T.Guibert, S.Laroche, 2008-2013
Coproduction T.Guibert, CIAM, Bandits-Mages, CICM, accÚs(s) cultures électroniques, Crédit : Thierry Guibert

La manƓuvre esthĂ©tique sous-jacente ici est complexe et paradoxale. D’abord, elle met l’accent sur le rĂŽle essentiel du montage et de l’axe syntaxique dans l’écriture cinĂ©matographique. En cela, elle appuie et relance les positions de Vertov sur l’association de la camĂ©ra avec l’Ɠil, le « cinĂ©-Ɠil », le rĂŽle « constructeur » et crĂ©atif qu’il rĂ©serve au montage et sa « thĂ©orie des intervalles » qui prĂ©conise que « le film est construit sur des intervalles, c’est-Ă -dire, le mouvement entre les images » (Vertov, 1972). En dĂ©plaçant l’objet film sur la scĂšne du jeu vidĂ©o, le dispositif mis en place et les manipulations effectuĂ©es par le spectateur converti en monteur de sĂ©quences permettent donc au spectateur de s’approprier, par son geste, le rĂŽle constitutif du montage. Mais ce qui est peut-ĂȘtre le plus Ă©tonnant ici, c’est que cette Ɠuvre culte que Guibert a Ă©tudiĂ©e image par image, pour laquelle il a dĂ©veloppĂ© de nombreux outils et dispositifs la prenant pour objet, cette Ɠuvre centrale dans sa rĂ©flexion et sa pratique artistique se trouve dĂ©membrĂ©e, dĂ©faite, soumise Ă  d’autres rĂšgles, devant se prĂȘter Ă  un autre jeu et aux manipulations du spectateur.

« La base de donnĂ©es de L’Homme Ă  la CamĂ©ra Â» une grande frise de papier s’inscrit dans cette foulĂ©e et donne une reprĂ©sentation textuelle des mots-clĂ©s des plans-sĂ©quences du film. Cette base de donnĂ©es dĂ©veloppĂ©e d’abord pour le jeu vidĂ©o afin de taguer, indexer et paramĂ©trer chaque image en vue de construire des blocs manipulables et remontables se trouve Ă  son tour mise en scĂšne. La frise se prĂ©sente comme un long listing numĂ©rotant chacun des 1499 plans-sĂ©quences et lui attribuant des mots-clĂ©s le dĂ©crivant en spĂ©cifiant les objets qui y figurent (salle, cinĂ©ma, siĂšge
) et le type de plan (gros plan, vue arriĂšre
). Guibert a choisi de prĂ©senter le listing Ă  l’horizontal, transformant chaque ligne de la base en colonne d’un histogramme donnant Ă  l’ensemble l’allure d’une forĂȘt de mots ou d’un Ă©lectrogramme. Cette visualisation permet de dĂ©couvrir le rythme, on aurait envie de dire la pulsation du film de Vertov.

Base de donnĂ©es de L’Homme Ă  la camĂ©ra, Thierry Guibert, 2014, CrĂ©dit :  Thierry Guibert
Base de donnĂ©es de L’Homme Ă  la camĂ©ra, Thierry Guibert, 2014, CrĂ©dit :  Thierry Guibert

Plus conceptuelles, ces manipulations faites Ă  partir du film s’inscrivent dans un autre registre de manƓuvres. Certes, elles immobilisent le film comme le faisaient les arrĂȘts sur image que l’on retrouve dans le jeu vidĂ©o. Et le script transposĂ© sur cette frise contient tout le film comme les Enveloppes temporelles dĂ©crites plus haut. Mais ce que le numĂ©rique rend possible par l’indexation et le listing c’est de visualiser la courbe globale du rythme du film, sa cadence, les effets de rĂ©pĂ©tition, les mouvements de plans. La rĂ©duction au script opĂšre une mise Ă  plat du film et en donne une version Ă  laquelle Vertov n’a jamais eu accĂšs faute d’outil permettant de visualiser l’ensemble en dehors de la temporalitĂ© de l’image mouvement.

Base de donnĂ©es de L’Homme Ă  la camĂ©ra, Thierry Guibert, 2014, CrĂ©dit :  Thierry Guibert
Base de donnĂ©es de L’Homme Ă  la camĂ©ra, Thierry Guibert, 2014, CrĂ©dit :  Thierry Guibert

Enfin, quelles manƓuvres poursuit Guibert Ă  travers ces trois Ɠuvres ? Il y a certes une manƓuvre globale qui rejoint ce que Susanne Jaschko dĂ©signe par l’expression « film object » (Jaschko) pour parler de ces films transformĂ©s en objet plastique ou en Ɠuvre interactive. Ces manipulations comportent d’ailleurs une dimension iconoclaste : elles dĂ©naturent les films en leur retirant la composante temporelle, en les immobilisant et en les mettant Ă  plat, les rĂ©duisant aux deux dimensions de l’espace ou en les redĂ©ployant dans un espace en 3D comme dans le cas du jeu MĂ©canique gĂ©nĂ©rale. Elles opĂšrent aussi un renversement puisqu’elles conduisent les spectateurs Ă  adopter un rĂŽle dynamique dans leur apprĂ©hension physique de l’Ɠuvre. Et comme toutes les Ɠuvres sur lesquelles travaille Guibert, elles effectuent un dĂ©placement de perspective, amenant le spectateur Ă  adopter une autre posture, inattendue et dĂ©routante2.

Notes

[1] Que nous employons ici dans le double sens de cadre et de couche d’images 

[2] Une version abrégée de ce texte a été publié dans MCD

Bibliographie

– Speckenbach, Jan, « On the Remake. A Cinematic Phenomenon. Part One. Money, Copy, Quotation, Motive, Genre », Cinema in the Digital Age, 2002, en ligne, <http://keyframe.org/txt/remake1/>.

– Bolter, Jay David et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media. Cambridge, MIT Press, 2000, 312 p.

– Vertov, Dziga, « Du « cinĂ©-Ɠil » au « radio-Ɠil » », Articles, journaux, projets, coll. « 10/18 », Union gĂ©nĂ©rale d’éditions, 1972,

– Jaschko, Susanne, « Space-Time Correlations Focused in Film Objects and Interactive Video », en ligne,
<http://www.sujaschko.de/en/research/pr1/spa.html>.