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La lettre, la réhabilitation de l'aura

Expérience

Raccords, Alain Fleischer
Crédit photo : LP Côté © Galerie de l’UQAM, 2013

Galerie de l’UQÀM, 17h40, vernissage de l’exposition d’Alain Fleischer, Raccords. Le public patiente à l’extérieur. Impossible de voir à l’intérieur, les vitres sont calfeutrées. Une rumeur s’élève autour de cet événement unique dont la description sur les cartons d’invitation l’entoure déjà d’une aura de mystère. Pour ma part, arrivé un peu avant la foule, j’avais croisé les techniciens chargés de l’installation de l’œuvre. En combinaison blanche, ils étaient sortis de la galerie par une porte dérobée, leurs instruments à la main. Ils venaient de terminer une tâche qui m’échappe. Le mystère s’épaissit; on a utilisé d’étranges outils, revêtus de tenues protégeant des produits chimiques. J’attends devant les portes de la galerie avec le public. Pas longtemps – il faut faire vite. Quelqu’un prend la parole, la rumeur du public retombe. La voix, qui s’est élevée du milieu de la foule impose les consignes : nous devons éteindre nos appareils électroniques. La foule forme maintenant un entonnoir, nous y voilà aspirés. Rapidement, je me retrouve à l’entrée. Ce soir la galerie n’a pas ouvert en grand, mais le passage est étroit comme une porte d’embarquement. Là, la directrice de la galerie, intransigeante et sentencieuse, nous discipline : « éteignez vos cellulaires, il ne doit y avoir aucune lumière à l’intérieur de la galerie, cela ruinerait l’œuvre! » Pèse sur nous la responsabilité de réduire ou non à néant des semaines d’efforts qui paraissent considérables et une œuvre que nous devinons unique. Mais nous avons soif de sacré, alors nous nous exécutons avec scrupules, respectant dévotement les consignes, pour l’amour de l’art. Une pesanteur cérémoniale pose le décorum de l’expérience à venir.

Un large rideau noir bouche l’entrée de la galerie, nous n’avons accès qu’à l’espace réservé aux publications. On nous fait pénétrer par groupes de quatre par la gauche de ce rideau : c’est en fait l’entrée d’un sas qui rend l’espace de la galerie hermétique au monde au dehors. L’autre pan du sas est composé d’une paroi rigide qui a été montée pour s’assurer que la moindre lumière impropre ne diffuse dans la galerie. On referme derrière nous. Dans cette antichambre, l’excitation nous saisit, pareille à celle qui précède la montée à bord d’un manège à sensations. Lorsqu’enfin il nous est permis d’entrer, nous pénétrons dans un lieu plongé dans le sombre, inconnu, offert immédiatement à nos sens. Nous redécouvrons la galerie, remodelée par des lumières rouges, qui nous orientent péniblement dans l’obscurité. Les gens avancent avec prudence mais j’ai bonne vue, alors je file à travers cet espace et devine sur les murs des images, inédites, étranges, ce sont des œuvres d’Alain Fleischer réunies autour des thèmes explorés par Raccords.

Au milieu de la galerie, des chaises sont installées en rang autour d’un vieux projecteur 16mm, comme à l’occasion d’une séance de projection de quartier dans un vieux bourg. Pendant que le public arrive au compte-goutte, il y a face à nous, sur le mur nord de la galerie une grande surface blanche que les techniciens en combinaison, de retour, terminent de préparer. Il s’agit d’un « écran-sensible », dispositif, créé par Alain Fleischer, de réception cinématographique et de production photographique de l’image, qui est fait de papier photosensible et semblable à un écran de cinéma. La galerie transformée en chambre noire se referme quelques minutes plus tard. Les retardataires trouvent portes closes : plus personne ne peut entrer. Alors, la voix d’Alain Fleischer, qui se tient au milieu de nous, retentit. Il s’adresse au public pour lui expliquer le déroulement de l’œuvre. Un film va être projeté sur l’écran-sensible pendant deux minutes au terme desquelles une image nous sera révélée. Dans l’obscurité, les assistants en uniforme dévoilent l’écran, protégé par une membrane : toutes les précautions ont été prises pour préserver cette surface hypersensible et pour que l’œuvre, finalement, soit immaculée; aucune autre lumière que celle du projecteur ne doit atteindre l’écran. On dégage soigneusement tout ce qui fait obstacle : rien ne doit se trouver dans le champ de projection des images, couloir invisible emprunté par les photons, couloir consacré à la lumière.

Le projecteur se met en route. En négatif, des formes pâles s’agitent sur l’écran. C’est un spectacle intrigant car nous n’avons pas pour habitude de visionner les images en négatif dans la pénombre. J’ai l’impression d’être sous l’eau, et de regarder un film projeté au-delà la surface. Dans la galerie, seuls le roulis des bobines et le son du ventilateur du projecteur emplissent l’espace. Dans ce cinéma muet, étrangement muet parce que rien ne nous interdit de parler ou de chuchoter, nous distinguons un personnage, masculin, qui s’approche par la gauche puis s’immobilise de trois-quarts sitôt entré dans le cadre, pour écrire quelque chose semble-t-il. Il disparaît quand lui succède une autre image : un visage féminin immobile lui aussi, la tête légèrement inclinée vers le bas comme pour lire ce qui a été écrit. Quelques secondes plus tard, ce qui ressemble à un bateau traverse l’écran de part en part, latéralement. Enfin, à moins que ces images aient été distribuées dans un ordre différent mais qu’importe – nous sommes fascinés par ce spectacle que nous comprenons à peine –, on entrevoit une étendue, après quoi le film s’arrête.

Rendre visible l’invisible

Aussitôt, dans la pénombre des lampes rouges, les « scaphandriers » s’affairent autour de l’écran. À l’aide de rouleaux à manche télescopique, ils répandent un révélateur sur la surface blanche comme on peint un mur. Alain Fleischer supervise le travail de ses assistants, tel le maître dans l’atelier. À mesure que les rouleaux passent et repassent sur la surface sensible se révèle une image. L’homme qui était en train d’écrire reparait : son spectre s’est déposé sur l’écran. Au même moment, une énorme masse sombre surgit, grossit et se superpose à celle de l’étendue à l’arrière-plan : le visage de la femme qui lisait. L’image s’obscurcit, remplissant l’espace blanc du support de la présence massive et sombre des sujets. Révélée, l’image est maintenant fixée, car le maître de l’atelier a décidé de sa forme finale. L’odeur forte du fixateur emplit la galerie. La galerie s’illumine. Nous découvrons cette image photographique, agglomérat de fragments de réel. Image de l’ordre de l’apparition puisqu’elle est, au final, une histoire montée à partir de la superposition de réalités successives.

Raccords, entrevue avec Alain Fleischer, première partie

Mémoire soustractive et additive

Les raccords de temporalités opérés par l’écran sensible offrent un don d’ubiquité aux sujets. Ce qu’Alain Fleischer traduit par la notion de « mémoire soustractive et additive ».

Raccords, entrevue avec Alain Fleischer, deuxième partie

Image verticale et durée horizontale

Peu importe l’ordre de diffusion des images, dans La Lettre le début vaut la fin; la captation photographique invalide l’ordre de succession cinématographique. Le dispositif révèle que le temps, c’est de l’espace et qu’une chronophotographie opère à la verticale, comme pour empiler les temporalités et rendre visibles les idées d’un monde intelligible, espace sans temps – à la différence du film cinématographique, qui les déploie horizontalement, dans le cadre immuable du temps qui espace, creuse et sépare les sujets inévitablement, invariablement, à tout jamais. Ainsi, la temporalité compressée de La Lettre produit un espace intelligible et perceptible à la fois, où sont transfigurés dans le cadre d’une seule image les personnages cinématiques, alors figés, d’une toute nouvelle histoire. 

Le sens de cette œuvre, c’est la capacité d’un médium, la lumière et d’un support, le papier photosensible, à former ensemble une image qui n’a d’existence que dans la captation d’une rencontre impossible, montée de toute part au moyen du dispositif photographique, concrétion de temporalités et d’étendues, dès lors élevée au rang de mystère, personnifiée sous l’apparence d’un couple improbable.

Dispositif de l’aura

Benjamin (1939) attribue la perte de l’aura de l’œuvre d’art – l’œuvre peinte notamment – au fait que, dans le contexte de notre époque des sciences et techniques, elle est reproductible à l’infini et de façon mécanique, voire acheiropoïète. La mise à disposition massive de ces reproductions s’explique par la nature des médiums développés à la fin du 19ème : le photographique et le cinématographique permettent la production d’images dans des proportions inconnues jusqu’alors. Pour Benjamin, ces nouveaux médiums, la photographie en particulier, privent les œuvres reproduites du contexte qui justifie leur existence en organisant le passage de la valeur cultuelle de l’œuvre d’art à sa valeur d’ « exposition » : sans l’unicité du lieu, qui lui garantit son authenticité, l’œuvre perd ce qui lui permet de faire l’objet du culte du spectateur. Par le biais du médium photographique, elle apparaît au contraire dénuée de toute autorité, elle se manifeste dans un déni de sa matérialité, de sa consistance, réduite qu’elle est alors à sa seule iconicité. Une œuvre, sans les apparats du lieu qui organise pour elle le rite de sa réception, est semblable à une phrase sans majuscule, déchirée de la page dont la densité textuelle lui conférait toute la force nécessaire à l’assaut de l’esprit. Dans ces conditions, on comprend comment le cinéma, qui manipule une somme d’indices photographiques, offre pour Benjamin un spectacle indéfiniment reconductible, sorte de danse bêtement répétitive, simulacre d’un monde efflanqué, dépossédé de toute son épaisseur.

À la photographie nulle aura, puisque, par définition, elle ne saurait convoquer les éléments qui lui donneraient valeur d’apparition, toute pécheresse qu’elle est à se substituer à l’image peinte comme sa pâle médiation, ou à se présenter à nous comme image du réel sans réelle substance. Cette condition benjaminienne d’outil médiatique de la photographie est intrinsèquement incompatible avec les moyens auratiques de l’œuvre peinte qui suppose une présence du spectateur dans l’espace de l’objet ; suppose aussi l’effet sur le spectateur d’une totalité matérielle organisée par l’enchevêtrement savant du support et des couches de peintures ; qui suppose enfin un lieu propice à la contemplation du sujet, lieu entrant en résonnance avec l’image.

Benjamin aurait-il rechigné à assister à La Lettre, qui fait la part belle à ces deux médiums supposément antithétiques du cultuel ? Aurait-il, surtout, daigné considérer comment chacun des moments qui ont jalonné l’exécution se sont articulés à l’image pour saisir ce qui est devenu, par les restrictions imposées au public, un parterre d’« élus » ? Pourtant, dès notre entrée dans la galerie, les directives qui nous ont été données, l’expérience du sas ou la pratique du lieu de l’exposition plongé dans l’obscurité ont institué une ritualité, qui est celle du recueillement et de la déférence et qui a provoqué en nous un respect mêlé de crainte propre aux endroits sacrés : temples, laboratoires ou ateliers ; sentiment lié à la peur de commettre un geste sacrilège en important dans l’espace de l’œuvre de la lumière impie. Sentiment, encore, d’exaltation dans l’attente de l’œuvre, au milieu du sas ou au beau milieu de la galerie, assis sur les sièges.

La dimension cultuelle de La Lettre ne s’arrête pas là. Elle s’est aussi actualisée dans son exécution par l’équipe de l’atelier, indubitablement mise en scène pour la nimber, quoi qu’on en dise, d’une magie technique. D’ailleurs, cette exécution convoque un savoir-faire manuel (la mise en place du dispositif photosensible) qui se confronte à l’inconnue du procédé acheiropoïète (le travail autonome du projecteur sur l’écran-sensible). Plus loin, lors de la performance, ce que les rares spectateurs ont pu observer, c’est l’impression de la lumière se déposant sur le papier photosensible, rendant fort le sentiment que des photons s’y sont accumulés en une matière, mais au final, l’image révélée ne provenait ni du papier photographique, ni du film cinématographique! Cette image est en fait la trace confinant au sacré de temporalités raccordées sur un support, forçant l’admiration du public. Benjamin aurait-il nié que dans ces conditions, la rencontre du cinéma et de la photographie au sein d’un dispositif unique a restitué le sentiment de l’aura de l’œuvre dans toute sa force et toute son authenticité? L’aura émanait d’autant plus fortement qu’elle provenait de moyens techniques de reproduction de l’image qui fondamentalement l’interdisent! Et que cette œuvre a été présentée à un public restreint et manifestement initié, comme le public des œuvres peintes dans les écrits de l’auteur. Que dire aussi du fait que l’œuvre ne serait en aucun cas la même tout à fait, si elle était jamais reproduite de façon strictement similaire, précisément parce que La Lettre est, dans de telles circonstances, une véritable performance? Le fait que les conditions de production varient inévitablement d’une projection à une autre et que le traitement de l’image soit si complexe invalide également l’idée d’une reproductibilité de masse, uniforme, du cinématographique et du photographique. Enfin, dans le même ordre d’idée, il est important de souligner qu’il est impossible de médiatiser – si ce n’est par la mémoire et par le texte – cette performance, à jamais perdue dans le défilement du temps dont seul le passage complet, justement, rendait possible la vision d’une image. Et cette image est devenue l’unique apparition d’un lointain, celui du film passé, celui d’une histoire improbable, parce qu’agrégat intemporel d’images temporelles, parce qu’apparition. Raccord photographique de toutes les images cinématographiques. Objet de culte d’où émane une aura.

Bibliographie

– Agamben, Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif?, Paris, Payot et Rivages, coll. «Petite Bibliothèque», 2014, 64 p.

– Barthes, Roland, La chambre claire. Notes sur la photographies, Paris, Gallimard, 1980, 200 p.

– Benjamin, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, 1939, 176 p.

– Fleischer, Alain, Les Laboratoires du temps, Paris, Galaade éditions, 2008, 418 p.

– Fleischer, Alain, L’Empreinte et le tremblement, suivi de Faire le noir, Paris, Galaade éditions, 2009, 528 p.

– Fleischer, Alain, La Pose de Dieu dans l’atelier du peintre. Écrits sur le cinéma et la photographie (volume 3), et autres textes, Paris, Galaade éditions, 2011, 439 p.

– Heinich Nathalie, «L’aura de Walter Benjamin», dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 49, septembre 1983, p. 107-109.