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Entretiens

Une entrevue avec Richard Barbeau

Qu’est-ce qui vous a amené à découvrir l’univers sans « e » de Georges Perec?

C’est au moment où j’ai lu La vie mode d’emploi du même auteur, quand j’étais à l’université. J’ai en même temps découvert Italo Calvino, les Exercices de style de Queneau, trois auteurs membres d’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle. J’ai été à ce moment très fasciné par cette littérature basée sur la contrainte puisque c’était la méthode que j’avais alors tendance à utiliser pour ma propre production en art visuel. Production d’ailleurs axée sur l’écriture avec, entre autres, une série sur les anagrammes en utilisant des mots comme « trace », « idéal » ou « recul », découpés dans des portes de maison, des capots d’auto ou portes de frigo. 

Cela dit j’aime la contrainte, premièrement comme le point de départ qui mène à l’élaboration d’un sens tout à fait inédit (comme en témoigne les Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, La vie mode d’emploi de Perec, Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino). Mais j’aime aussi la contrainte pour elle-même, pour l’amour du système ou de la limite. Sous la contrainte, on a envie d’exploser. Et faire fleurir quelque chose dans la contrainte est extrêmement jouissif! La disparition, ce roman de près de trois cent pages écrit sans la lettre e, est extrêmement juteux : une explosion d’inventivité où l’on sourit à chaque paragraphe. Cet énorme lipogramme (texte dans lequel on s’astreint à ne pas faire figurer une ou plusieurs lettres de l’alphabet) est aussi un récit, un récit qui parle de la contrainte sans la nommer. On y raconte que quelque chose a disparu et cette chose, on ne peut l' »écrire », si non en parlant, par exemple, d’un rond finissant par un trait. C’est tellement ironique, on décrit de la sorte la lettre e sans l’utiliser. Cette description d’un élément par la négative, un peu comme les définitions de mots croisés, m’intéresse beaucoup ici. Cela nous amène à penser qu’une réalité se définit autant par elle-même que par ce qui l’entoure. 

Il y a une merveilleuse méditation sur cette question dans La vie mode d’emploi, quand Perec décrit le travail d’assemblage d’un puzzle. Le protagoniste se fait une idée de la pièce manquante en fonction de celles déjà assemblées, de même qu’il essaie d’évoquer l’image que peut lui suggérer une pièce isolée. Dans les deux cas, nous sommes en présence d’une réalité ouverte et polysémique, jusqu’au moment où le « sens » se fige dans l’éclat de l’évidence (chapitre LXX). Peut-on faire un lien entre ce processus et celui du langage lorsqu’il est question de la lettre e qui est en fait une représentation graphique du souffle de la voix, une voyelle donc qui va rencontrer un obstacle qu’est la consonne, pour qu’ensuite une explosion se produise au moment où sera énoncée la syllabe?

Qu’elles sont les difficultés techniques que vous avez rencontrées pour la réalisation du projet Perec ?

Ce qui caractérise la réalisation d’un projet semblable, c’est l’absence de difficultés techniques. Il a de plus été réalisé avec quelques logiciels simples et peu dispendieux. Et c’est ce qu’il y a de bien avec la production d’oeuvres numériques. L’apprentissage des outils se fait aisément et il suffit d’avoir accès à un ordinateur. Diffuser ses oeuvres devient un jeu d’enfant : pas d’autorisation à demander à qui que se soit et le travail est toujours visible 24 heures sur 24, pour une période indéterminée et accessible à quiconque à travers le monde. C’est comme si je pouvais transformer mon entrepôt en galerie d’art permanente. Bref, mes oeuvres sont sur un serveur Web! Les choses sont peut-être moins simples du point de vue de la réception puisque, pour le spectateur, il n’y a plus les points de repère qui sont donnés par le contexte toujours très connoté d’un lieu d’exposition. Mais ça c’est une autre histoire.

Tellement aisé le numérique… Et pourtant je continue à produire des oeuvres réelles. Pourquoi? Pour le plaisir de résoudre des difficultés techniques, pour le plaisir de dépenser de l’argent que je n’ai pas, de me salir les mains, de me blesser avec les outils et les matériaux, de m’intoxiquer; pour le plaisir de transporter de lourds morceaux. Je fabrique des objets surtout pour le plaisir de les entreposer après quatre semaines d’exposition (quand mon tour est passé). Je l’ai dit, j’aime les contraintes. 

Comment concevez-vous la relation entre l’interactivité et le langage verbal?

En 1989 un certain Tim Berners­Lee a inventé un langage de communication entre les ordinateurs qui fait que l’on peut passer d’un document à l’autre ou d’une machine à l’autre et ce, en cliquant sur des bouts de texte ou sur des éléments graphiques. Il s’agit du protocole HTTP (HyperText Transfer Protocol) qui va donner naissance au Web. Pour comparer cette nouvelle technologie de communication avec les médias traditionnels, on parle d’un système interactif, non linéaire, non hiérarchique. Tout ça grâce au système de liens qui permet un mode de consultation en hypertexte que l’on décrit par une belle métaphore : la navigation. Quand je navigue en mode hypertexte, je me tisse une toile, je dépose des signets ici et là et j’établis peu à peu un réseau de références. La recherche de contenu peut se faire de manière aléatoire ou à l’aide d’outils. Mais je me déplace toujours par tâtonnements, en feuilletant des fenêtres qui en cachent des dizaines d’autres, ce qui m’oblige à construire une image ou une vue d’ensemble de mon surf.

Cependant, la « navigation » n’est pas apparue avec Internet puisqu’il nous est tous déjà arrivé de consulter un livre en commençant par le milieu, en fouillant dans la table des matières ou dans l’index. Mais ce qui est intéressant dans cette façon de consulter des documents, c’est la relation que l’on peut faire avec une théorie passionnante, soit la théorie de l’asymétrie cérébrale. Sans entrer dans le détail, disons que cette théorie présente les deux hémisphères du cerveau selon leurs spécialités du point du vue des activités cognitives et de la perception. Le cerveau gauche est celui traite l’information segmentée et linéaire. Il gère donc les fonctions du langage, le calcul, la mesure du temps, la catégorisation, la hiérarchisation, la discrimination, etc, toutes des activités reliées au rationnel. Le côté droit est celui qui perçoit de manière globale et intuitive, dans le sens ou il coordonne simultanément plusieurs fonctions ou aptitudes comme celles qui sont nécessaires pour rouler à bicyclette, pour attacher ses souliers, reconnaître un visage, apprécier un tableau. C’est donc un mode de pensée souple, immédiat et qui fait appel à la sensibilité. 

On voit bien où je veux en venir : l’interactivité de l’hypertexte me semble plus apparentée au mode cognitif du cerveau droit, tandis que les médias traditionnels (électroniques et imprimés) se rapprocheraient du mode linéaire du cerveau gauche. 

Je dirais que l’intérêt de cette hypothèse réside dans le fait que dans notre civilisation occidentale, on a jusqu’à présent privilégié le développement de la raison et, par le fait même, le développement d’un seul côté du cerveau. Cela est d’autant plus déplorable que ce dernier a ses limites et qu’il arrive avec grand peine à réaliser certaines tâches. Comme lorsqu’il s’agit d’expliquer en mots comment on attache ses souliers, comment on se tient en équilibre sur une bicyclette, pourquoi ce visage séduit, pourquoi ce tableau est laid!

D’un autre… côté on peut espérer qu’avec le Web, notre rapport au sens deviendra moins déterminé par la linéarité, la catégorisation, la hiérarchisation ou la discrimination et que l’on est peut-être en voie de se libérer de la compartimentation des savoirs (celle prônée dans les écoles), des tâches (au travail), des rôles (en société). Les habitués du Web savent que cette compartimentation y est très perméable (et l’anonymat n’y est pas pour rien, soit dit en passant). Disons simplement que grâce à l’hypertexte (on parle aussi d’hypermédia), l’interactivité vient de s’implanter et cette interactivité risque de bouleverser certaines choses.