Réflexions sur la synesthésie et le multimédia
Dans la section Projects des archives du site äda’web, on retrouve une oeuvre dont l’interface permet d’associer des lettres de différents alphabets avec des sons et des couleurs. Arrangements, réalisée par David Bartel, est en fait un programme invitant l’utilisateur à réaliser ses propres compositions multimédia. Dans les limites déterminées par des paramètres textuels, visuels et sonores, ce dernier se sert de l’interface comme d’un outil de création, en mélangeant sur une palette (à gauche de l’écran) les éléments qu’il appliquera par la suite sur une surface de composition (à droite). L’utilisateur conçoit ainsi ses propres « arrangements » pouvant être appréciés pour leurs qualités sonores (composition d’une pièce musicale), chromatiques (composition d’une image graphique) ou textuelles (composition typographique). La première chose à souligner est évidemment le fait que David Bartel partage de la sorte son statut d’auteur avec l’utilisateur. En ayant à sa disposition un instrument de création, ce dernier est amené à associer de manière libre et suggestive des perceptions sensorielles en vue d’obtenir une mise en forme multimédiatique. À cet « auteur distribué » (pour reprendre les termes de Roy Ascott1), s’ajoute aussi le fait que l’utilisateur du programme devient un artiste hybride se faisant à la fois peintre, musicien et poète.
Le deuxième point à noter est que ce jeu de combinaisons de lettres, de couleurs et de sons évoque sans contredit les préoccupations d’une certaine poésie moderniste. Pensons au poème « Voyelles » d’Arthur Rimbaud, par exemple, qui voit dans la poésie une possible unification des sens:
L’intention s’inscrit d’ailleurs dans le sillage des idées de Baudelaire dont l’écriture poétique s’articule autour de la théorie des correspondances, prônée à l’origine par le philosophe suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772). Pour Baudelaire, la poésie fait résonner entre elles les sensations, appartenant, comme on le sait, à des domaines séparés. Ces « Correspondances » sur le plan synesthésique révéleraient une unité cachée dans la Nature, permettant l’accès aux réalités supérieures dont l’homme serait le reflet. Cela s’applique à la littérature comme à la musique, celle de Wagner par exemple:
Ce désir d’intégrer les différentes modalités sensorielles dans une oeuvre totale, celle qui délivre « des liens de la pesanteur », ne se limite donc pas au seul domaine littéraire puisque nombreux sont les musiciens ainsi que les peintres à partager ces mêmes préoccupations. On n’a qu’à penser, entre autres, aux théories de Kandinsky2 et à celles de compositeurs comme Scriabine3 (en plus de Wagner) dans lesquelles s’imbriquent synesthésie, synthèse des arts et idéalisme messianique.
Affirmer à postériori que ces théories sont une anticipation du multimédia serait sans doute faire preuve de la même naïveté que leurs auteurs. Pourtant, s’il est encore permis de forcer les analogies, on peut tenter de démontrer que l’utopie romantique de la correspondance et de la synthèse des arts se compare, dans sa structure, à une autre utopie4, celle des technologies numériques. Pour ce faire, il s’agit d’articuler les éléments de ces deux structures sur le principe de la virtualisation dans sa définition technique et surtout, philosophique: est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. On se réfère ici à l’interprétation que fait Pierre Lévy de cette définition philosophique, par laquelle la virtualisation s’oppose à l’actualisation,comme un problème s’oppose à une solution, solution qui engendre à nouveau d’autres problématiques, d’autres virtualités5.
Mais avant tout, il importe d’opérer une distinction entre la synesthésie, où l’union des sens est une expérience purement subjective6 et le multimédia, par lequel la multisensorialité est vécue de manière que l’on pourrait qualifier d’objective. Par l’expérience synesthésique, on cherche à activer d’autres sens à partir d’un mode d’expression de référence (un poème, un tableau, une musique) et ce, malgré l’absence de stimulation propre à ces sens (une couleur n’émet pas de son). En mode multimédiatique, les stimulations sensorielles sont bien réelles car elles sont intégrées dans le médium, donc extérieures au sujet qui les expérimente, comme c’est le cas avec Arrangements.
Si la convergence des perceptions, en tant que proposition virtuelle (toujours au sens philosophique), est le problème posé, nous avons plusieurs façons de le résoudre. La synesthésie en est une, dans la mesure où nous avons là l’actualisation d’une expérience multisensorielle subjective. Le multimédia en est une autre, et qui ferait l’envie d’un Baudelaire ou d’un Kandinsky, puisque la fusion des modes de perception est non pas évoquée, mais techniquement contrôlée par l’auteur.
Ceci dit, la solution proposée par ces poètes, peintres et compositeurs modernes, engendre d’autres virtualités, d’autres problèmes, soit ceux de l’idéalisme et de l’aspiration à une universalité utopique. On remarque en effet que la synthèse, l’osmose, telle qu’elle est fantasmée par les esprits romantiques, tend vers le développement de figures virtuelles que sont la Nature, la Nécessité Intérieure, l’Extase, le Mystère cosmique, Dieu et la Totalité. Peut-être est-ce là une façon d’universaliser les expériences prisonnières des consciences individuelles, celles qui engendrent « des idées analogues dans des cerveaux différents » (Baudelaire). Une chose est certaine, l’artiste romantique cherche à s’identifier à ces figures divines pour engendrer un autre problème, une nouvelle entité qui va s’actualiser dans le mythe de l’artiste démiurge. Ce dernier devient le créateur puisqu’il participe de la vérité universelle et totalisante, vérité transmise au moyen du mystérieux instrument sacralisé qu’est l’oeuvre, reçue passivement par le spectateur béat.
Par contre, dans le domaine de la cyberculture, les choses se passent différemment, bien que les éléments de la structure soient comparables. La question que l’on peut se poser ici est la suivante: si la fusion des sens s’actualise de manière si concrète et objective dans le multimédia, notre relation avec une réalité universelle le sera-t-elle autant? Il est possible de répondre oui, si l’on entrevoit un universel non basé sur la foi ou la révélation!
Dans Arrangements, la convergence des sens est un problème technique plutôt que métaphysique. Il s’agit d’abord d’une mise en forme à partir d’un médium immatériel, puisque les données sont numérisées, codées en langage binaire. Celle-ci s’actualise, donc, grâce aux calculs de l’ordinateur. Le problème pour l’auteur d’un tel document multimédia n’est pas associé à une idéologie totalisante et romantique. L’artiste du cyberespace se demande en fait quelle solution technique et esthétique il peut apporter à une réalité virtuelle. Cela dit, et d’une certaine façon, il part lui aussi d’une utopie, l’espace sans topos(Edmond Couchot) de la réalité simulée. Parce qu’elle est numérique, cette réalité virtuelle peut aussi tendre vers une certaine universalité, celle d’un langage basé sur le nombre (le 0 et le 1), une universalité technologique, standardisée, unificatrice, multiplaforme et multimédiatique7. Mais à la différence de l’universalité des romantiques nous avons ici « un universel sans totalité ».
Pour Pierre Lévy, « le garant de la totalisation de l’oeuvre, c’est-à-dire la clôture de son sens, est l’auteur. (…) Or il est devenu banal de dire que la cyberculture remet fortement en question l’importance et la fonction du signataire » (Pierre Lévy, 1997, p. 176). L’universalité ne coïncide donc plus avec cette totalité cristalisée dans le couple artiste-démiurge. Dans l’art en réseau, la totalité se morcelle, se distribue entre l’auteur et les récepteurs, ceux par qui l’oeuvre existe, dans l’actualisation d’une réalité textuelle, visuelle et sonore. Ici, l’oeuvre n’est plus un instrument par lequel se communique une inspiration divine. Elle est universelle, en tant qu’objet numérique, grâce à son don d’ubiquité, sans être un art total puisque les « idées analogues », dont parlait Baudelaire plus haut, sont maintenant dans le cerveau de machines différentes. Ce qui fait que l’oeuvre puisse être ainsi ouverte, c’est qu’en plus de s’en approprier, l’utilisateur peut dialoguer avec elle toujours d’une manière sensorielle, et en particulier avec le sens du toucher. C’est en effet par le geste que l’oeuvre s’actualise dans l’ordinateur de l’usager et c’est par le geste – un geste simulé grâce aux interfaces visuelles (le curseur à l’écran) et physiques (la boule roulante) – que s’établit un rapport bidirectionnel permettant l’immersion dans celle-ci. Arrangements est exemplaire de l’universalité du médium et de l’impossible fermeture du sens découlant de ce statut d’auteur-utilisateur devenu un agent actif.
« Après l’auteur, ajoute plus loin Pierre Lévy, la seconde condition à la totalisation ou à la clôture du sens est la fermeture physique jointe à la fixité temporelle de l’oeuvre. L’enregistrement, l’archive, la pièce susceptible d’être conservée dans un musée sont des messages achevés. » (1997, p. 177). Mentionnons à ce propos, que l’oeuvre en ligne est présentée dans une version bêta, donc inachevée (mais paradoxalement archivée sur äda’web…). En fait, David Bartel prévoyait, une fois le projet terminé, la constitution d’une banque contenant les compositions de chacun pouvant par la suite être consultées et modifiées par d’autres utilisateurs (ce qui n’a pu être fait faute de moyens). Il aurait été possible ici d’observer de nombreuses transformations découlant en premier lieu de l’actualisation d’une oeuvre, soit ce Shockwave réalisé par David Bartel. Car ce programme, en tant que tel, engendre de nouvelles virtualités qui s’actualisent à leur tour dans les compositions des utilisateurs. Ces dernières, une fois enregistrées dans une banque auraient produit d’autres virtualités pour inspirer d’autres utilisateurs, telle une « oeuvre-flux », une pulsation collective échelonnée sur une période indéterminée. Nous aurions eu là un bel enchaînement de problèmes!
Notes
[1] L’expression « auteur distribué » suggérée par Roy Ascott, fait référence au rôle que jouent les lecteurs ou les utilisateurs dans les projets de créations collectives en réseau (Roy Ascott, 1995, p. 363 à 384)
[2] Du spirituel dans l’art est, comme on le sait, parsemé de réflexions portant sur les affinités entre différentes formes d’expression et en particulier sur le pouvoir qu’ont les couleurs de stimuler d’autres sens concernant autant le goût, le toucher, que l’odorat, et ce, dans le but d’émouvoir l' »âme ». Citons entre autres cette affirmation qui se veut tout aussi universelle que celle de Baudelaire citée plus haut: « On parle couramment du « parfum des couleurs » ou de leur sonorité. Et il n’y a personne, tant cette sonorité est évidente, qui puisse trouver une ressemblance entre le jaune vif et les notes basses du piano ou entre la voix de soprano et la laque rouge foncé (Chapitre V « Action des couleurs »). » Le Principe de la Nécessité Intérieure fait d’ailleurs de l’âme un instrument acoustique (un piano virtuel!) qui vibre au son des couleurs: « … ne peut-on se contenter de l’association pour expliquer l’action de la couleur sur l’âme? La couleur, néanmois, est un moyen d’exercer sur elle une influence directe. La couleur est la touche, l’oeil le marteau qui la frappe, l’âme, l’instrument aux mille cordes (ibid). »
[3] Scriabine (1872-1915) est connu pour ses compositions pour orchestre très innovatrice qui intègrent le « clavier des couleurs » (non sonore) conçu en 1895 par G.W. Rimington. L’instrument à douze touches permettait la projection de couleurs sur un écran à la manière d’une lanterne magique. Scriabine aurait d’ailleurs « accordé » l’instrument en associant arbitrairement les couleurs (sans ordonnance logique) avec les tons majeurs. Présentés dans plusieurs villes d’Europe et à New York entre 1911 et 1915, les concerts de Scriabine devenaient des spectacles sons et lumières dont le résultat laissait plutôt à désirer de l’avis des critiques de l’époque (cf. « La synthèse des arts » dans Willy Evrard, 1972).
[4] Edmont Couchot qualifie d' »utopique », l’espace virtuel des technologies numériques: « Dans la simulation, l’espace n’est ni l’espace physique où baignent nos corps et circule notre regard, ni l’espace mental produit par notre cerveau. C’est un espace sans lieu déterminé, sans substrat matériel (…), un espace sans topos, où toutes les dimensions, toutes les lois d’associations, de déplacements, de translations, de projections, toutes les topologies, sont théoriquement possibles: c’est un espace utopique. » (Edmond Couchot, 1998, p. 137)
[5] « En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel: virtualité et actualité sont seulement deux manières d’être différentes. ». Ainsi, « l’actualisation est création, invention d’une forme à partir d’une configuration dynamique de forces et de finalités ». L’actualistion répond donc dynamiquement au virtuel : « L’actualisation allait d’un problème à une solution. La virtualisation passe d’une solution donnée à un (autre) problème. Elle transforme l’actualité initiale en cas particulier d’une problématique plus générale, sur laquelle est désormais placé l’accent ontologique. » Ce qui fait qu’une entité peut être considérée de deux façons: « D’un côté, l’entité porte et produit ses virtualités (…) D’un autre côté, le virtuel constitue l’entité (…) » (Pierre Lévy, 1998, p. 13 à 17).
[6] On se réfère ici à la définition proposée par la revue en ligne Synesthésie.
[7] Cette universalité dépourvue de totalité constitue pour Lévy « l’essence paradoxale de la cyberculture ». Le cyberespace est universel car il tend à s’étendre et à faire système sur le plan technique en favorisant les standards pour les langages de programmation et les logiciels en vue de l’intégration et de l’interconnexion des autres systèmes (financiers, scientifiques, médiatiques, etc.). Mais comparativement à l’écriture et au médias de masse, la cyberculture ne décontextualise pas le message pas plus qu’elle n’en clôture le sens : « Depuis cet événement [l’invention de l’écriture], la maîtrise englobante de la signification, la prétention au « tout », la tentative d’instaurer en chaque lieu le même sens (ou, pour la science, la même exactitude) sont pour nous associées à l’universel. » (dans « L’universel sans totalité » (Pierre Lévy, 1997, p. 129 à 143)
Bibliographie
– Ascott, Roy, « Télénoïa », dans Esthétique des arts médiatiques, Tome 1, sous la direction de Louise Poissant, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1995.
– Baudelaire, Charles, « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », dans Critiques musicales, Oeuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976.
– Couchot, Edmond, La technologie dans l’art : De la photographie à la réalité virtuelle, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1998, 271 p.
– Evrard, Willy, Scribiabine: Essai, Josée Millas-Martin Éditeur, 1976, 165 p.
– Lévy, Pierre, Qu’est-ce que le virtuel?: Essais, Paris, La découverte, 1998, 153 p.
– Lévy, Pierre, Cyberculture: Rapport au Conseil de l’Europe, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997, 313 p.