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Cyberculture

Les artistes sont-ils une minorité visible?

On appelle traditionnellement « minorité visible » un groupe social minoritaire et marginalisé, reconnaissable à un signe distinctif, tel que la couleur de la peau (les noirs, les chinois, les arabes, etc.), une tradition culturelle ou religieuse spécifique (les Gitans, gens de la route, les juifs hassidiques, les coptes), un choix sexuel (les quartiers homosexuels de certaines villes, les modes vestimentaires gaies), une marginalisation forcée (les ghettos juifs ou noirs), ou voulue (les témoins de Jehova, et de nombreuses sectes), etc. Souvent, ces minorités rassemblent des gens venus d’ailleurs, comme les anciens esclaves, les populations déportées ou qui ont fui la guerre ou une catastrophe naturelle, ou des populations repoussées en marge par un groupe dominant, dans des réserves, dans les favellas, dans la montagne, etc. , ou qui se sentent exclus et qui s’organisent, comme les bandes de motards ou de jeunes dans les banlieues, et qui affichent leur appartenance à des groupes ayant décidé de vivre en marge, selon leurs propres lois, et souvent dans la violence et la rivalité. D’autres ont fait un « choix de société », qui les rend reconnaissables, tels les hippies des années 60, les beatniks, les punks, etc.

La plupart du temps, ces minorités visibles subissent une discrimination sociale, voire politique ou économique. Les majorités sociales ont toujours peur des différences et rejettent ceux qui en portent la marque visible. Certains affichent cependant comme une fierté cette différence (coiffure ou vêtements afro, mode rave, etc.). Les artistes, de façon générale, n’appartiennent à aucune de ces catégories et ne constituent pas un groupe solidaire. Ils sont pour cela trop individualistes. Mais ils affirment leur différence comme voulue, – non subie – et supérieure au commun des mortels. Ils ont en général une haute estime d’eux-mêmes. Pourtant, ils cultivent ou subissent un écart marqué par rapport aux modes d’intégration sociale dominants.

Pourquoi? La réponse est d’ordre idéologique. Elle tient aux valeurs symboliques de l’art et à son fonctionnement politique dans la société, traditionnellement au service de l’Église, des princes et des classes dominantes, puis comme symbole déclaré de la créativité du capitalisme bourgeois (l’idéologie avant-gardiste). Les artistes se définissent comme des « créateurs » s’identifiant ainsi à la valeur suprême par excellence, le principal attribut de Dieu! Et ils veulent éventuellement que ça se voit.

Sont-ils artisans de talent ou artistes créateurs : le jeu du langage, la diversité des pratiques et de l’affirmation des ego, adoucit souvent l’excès de cette référence symbolique fondamentale. Mais il en demeure toujours quelque chose, qui se reflète au moins dans la volonté d’originalité de l’artiste. L’originalité est une déclinaison de la valeur de création, héritée de l’idéologie religieuse et progressiste. Est une création, ce qui est nouveau et donc unique, original. Les artistes cultivent donc les attitudes anti-bourgeoises, anti-classes moyennes, anti-conformistes dans leurs valeurs et dans leurs modes de vie. Ils exaltent la liberté, qu’elle soit de pensée, vestimentaire ou sexuelle – l’une exprimant l’autre. Mais en même temps, comme toute minorité, ils tendent à se rallier à certains signes distinctifs communs, notamment vestimentaires et dans le style d’habitation (lié aux exigences du travail en atelier). Cette liberté est identifiée à la créativité, valeur suprême des artistes. Plusieurs, qui sont devenus riches grâce à la vente de leurs oeuvres à des prix élevés, continuent de s’habiller comme des paysans ou des ouvriers, avec vareuse et grosses chaussures – mythe du travail créateur, contestation affichée des valeurs conformistes de la bourgeoisie et désir, affiché lui aussi, d’appartenance à la communauté artistique, majoritairement pauvre. Cette pauvreté peut même être comprise comme une marque d’authenticité de l’artiste.

Les artistes sont volontiers solidaires des minorités visibles et des groupes sociaux exploités. Ils traitent de ces thèmes dans leur production, donnent des oeuvres pour des ventes publiques en faveur des pauvres, des exploités, des victimes de tous ordres. Ils s’en font souvent un devoir.

Comment les traite la société? Peut-on les considérer comme une minorité visible?

À quelques-uns, la société réserve honneurs, argent et femmes (comme le soulignait Freud). À l’immense majorité d’entre eux, qui aspirent tout autant à la reconnaissance sociale et à la richesse, la société offre des aides sociales, assez comparables à celles instituées pour les minorités visibles : bourses et subventions et petits métiers de survie. Les Conseils des arts constituent souvent l’équivalent des organismes de bien-être social prévus pour apporter une aide minimale aux plus défavorisés de la société. Les pouvoirs en place posent occasionnellement des gestes symboliques de reconnaissance de l’importance de l’art et des artistes, comme ils le font avec les autochtones, les membres de la communauté chinoise, les handicapés, les femmes, ou les droits conjugaux des couples homosexuels.

S’y ajoute une différence notable : les honneurs suprêmes réservés à quelques artistes déclarés géniaux, tels que les Prix, les Musées – véritables églises vouées au culte de l’art et des valeurs symboliques qu’il incarne – et les grandes commandes publiques. Il faut souligner aussi l’importance des expositions dans les galeries d’art d’un marché disparate, allant de quelques hauts lieux élitistes à une immense quantité de galeries artisanales, mais toutes invoquant explicitement la référence prétentieuse au génie.

Certes, dans leur marginalité, les artistes revendiquent un grand privilège : l’affirmation d’une signature individuelle, d’un nom, appelant à être reconnu. Une telle référence identitaire existe aussi parfois dans les minorités visibles, mais elle y demeure beaucoup plus rare, voire elle est complètement niée.

Actuellement, les galeries d’art en ligne, connues seulement de quelques centaines d’artistes ou spécialistes, sans enjeu commercial, relèvent d’un rituel minoritaire discret, de l’exploration d’un nouveau médium et d’un besoin de communication marginale compensatoire pour des artistes s’adressant à eux-mêmes, mais cultivant le phantasme d’exister dans un réseau virtuellement mondial.

Il s’agit pour le moment d’un nouvel équivalent de la New-York School of Correspondance Art de Ray Johnson dans les années 70, Fluxus en moins. Le développement de telles communautés internationales, en utilisant la poste ou l’Internet, et en parodiant les institutions de la société réelle, constitue un signe clair du besoin d’un groupe minoritaire et marginalisé de s’instituer selon un simulacre social intégrateur et rassurant aux marges de la réalité courante. Il est permis d’y déceler le symptôme d’un déficit d’appartenance à la majorité et du besoin compensatoire de se reconnaître comme membres d’un groupe, fût-il minoritaire et marginal, constituant une appartenance alternative avec un statut d’existence réelle. Ce sont donc les artistes, qui se pensent souvent eux-mêmes comme une minorité visible, agissent comme tels et sont traités conséquemment comme tels par la société dominante, même s’ils constituent un cas beaucoup plus ambigu que les autres groupes sociaux minoritaires. Il est vrai que chaque minorité visible est de fait un cas différent.

Faut-il cultiver en tant qu’artiste cette attitude de marginalité minoritaire? La réponse appartient à chacun, selon son tempérament et sa situation, mais à coup sûr, je suis de ceux qui ont toujours fait l’éloge de la différence et du périphérisme, sans cultiver pour autant l’opposition, ni la victimisation stérile.

À l’époque de la mondialisation, il est important de défendre les différences, les minorités, les identités marginales et périphériques. C’est un indicateur essentiel des valeurs démocratiques et de liberté, un moteur de créativité, un patrimoine précieux, une richesse essentielle à l’aventure humaine.