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Critiques

Éléonore, un film (flash) de Frédéric Fenollabbate

L’orgie céleste

Frédéric Fenollabbate : “ Pour le titre de mon film, j’ai eu tout de suite en tête cette phrase : Elle est en or. Je ne savais pas qui c’était, Elle. Mais la sonorité m’a plu. Alors, m’est venu le prénom Éléonore… J’ai trouvé la reine Éléonore de Habsbourg, fille de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, amoureuse éperdue de Frédéric le Palatin. Le Beau, la Folle, Frédéric, tout y était. Je l’ai gardé. ”

Film aux multiples personnages mais tous dotés de la même spécificité forte, celle d’être saisis en pleins élans sexuels, apparaissant et se superposant les uns aux autres, se fondant ensemble dans un seul et gigantesque, indomptable acte d’amour. Sous la diversité de leurs aspects et des différentes modalités érotiques, on a l’impression qu’il s’agit toujours des mêmes, non pas en tant qu’individus mais en tant que principes humains, si je puis dire. Et l’on s’identifie à toutes leurs métamorphoses. On obtient un fondu d’individuation. Ils se fondent parce qu’ils se diffractent. Ceci n’est dû qu’au mode d’apparition des images. Aucune image d’Éléonore ne se donne longtemps dans son entièreté. Dès qu’elle apparaît, elle se fragmente. Et une, deux, trois… autres se mettent à apparaître, par morceaux également sous elle, surgissant de tous côtés et jamais de la même manière, par rotations aussi et basculements. Et c’est ainsi que l’image se met à bouger. Par la fixité du tableau mais morcelé, manipulé, s’obtient le mouvement.

Près des images d’Éros, tout contre, dans Éléonore1, surgissent aussi des paysages, no man’s land, des arbres d’une grande tristesse notamment, des vues urbaines, des portraits dont celui de l’artiste au début du film, des œuvres d’art d’époques éloignées dans le temps. La crudité la plus pure au niveau du sexuel s’allie à la mélancolie la plus opaque, au raffinement profond des œuvres d’art aussi. Les spasmes de la chair, le débridement des passions, copulent avec les aspirations les plus élevées, avec les plaintes de tristesse des humains, leurs interrogations assoiffées sur la Nature, la Fortune, le Temps. Éléonore de Habsbourg, fille de Philippe le Beau et Jeanne la Folle, comme Éros, fils d‘Indigenceet de ProspéritéÉléonore avec sa sauvagerie et sa douce et triste élévation : baroque. “ En quoi cet art appartient à son extraordinaire époque, dans laquelle toutes les contradictions d’une civilisation savante et sauvage s’affrontent à tout moment, s’harmonisent et sont en lutte, et se jugent réciproquement, sur la scène quotidienne d’une société qui est tout entière un théâtre. ” Pierre Jean Jouve2. Le Baroque : l’appel de l’Antique avant la christianisation, avant le partage de l’esprit et de la matière.

L’érotisme comme mode de représentation

Film où se livre l’exhibition au sens le plus fort du terme. Ce qui s’y montre est ce qui, par nature, reste essentiellement caché. Ce qui est caché, c’est la fuite éperdue du Temps. Si nous avions constamment à l’esprit que : tout naît pour mourir pour naître pour mourir pour naître pour mourir, pris dans le vertige de cette inutilité finalement foncière, sans doute nous ne ferions rien. En tout cas, aucun empire, aucune cité ne se seraient construits. Cependant, ce caché, ce principe de gratuité absolue est le pivot de la vie éternelle, le moteur qui fait que ça tourne… indéfiniment.

Or Klossowski dit, dans Des dames romaines3, que les cultes et les rites, les jeux solennels, en Grèce antique, étaient des moments de pure dépense, en tant qu’offrandes aux divinités, reconnaissant par là leur pouvoir d’éternité en leur principe de gaspillage, cassant pour un temps l’ordre social avec son principe utilitaire. Puis, ils passèrent à Rome, avec une désacralisation progressive. Et la prostituée sacrée grecque ( offrant sa virginité à tous, Déesse abrogeant ainsi le rôle de paternité individuelle de chaque homme pour célébrer le pouvoir de fertilité anonyme et éternel ), devint la “ figurante du plaisir ” dans les jeux scéniques romains. 

Tout le processus s’est mis là en scène. S’est théâtralisé. Est devenu pure image. C’est pourquoi, au cœur de toute vraie exhibition, l’on peut retrouver le rôle du premier culte antique : mettre au jour non la procréation mais, au-delà d’elle, son principe. C’est : “ l’existence inépuisable parce que éternelle, éternelle parce que sans but, et donc inutile. ” Klossowski4.

Elle est en or

Dans une étude sur Salammbô, “ Le Tâbleau antique ”, Jacques Isolery nomme “ chromatisme de la vision ” les formidables effets obtenus par : accumulation, fragmentation… aboutissant, dit-il, à un évanouissement de l’objet. Et de rappeler alors cette phrase de Flaubert à Sainte-Beuve : “ cette femme orientale que l’on ne peut ni connaître ni fréquenter. ” Dans le film de Frédéric Fenollabbate, elle est l’étalon or, le principe vital. Inconnaissable. L’entière mais jamais finie, jamais épuisée Nudité. 

Au “ chromatisme de la vision ” obtenu par les jeux entre fixité et mouvement dans l’ordre esthétique, produisant de la pure apparition et non pas une chose fixe, durable5, véritable condition de l’art, irréductible à l’unité, correspond, dans l’ordre du désir, l’épuisement de la notion d’individualité, épuisement qui est le nerf absolu de l’érotisme. Que l’homme, perdant son nom d’auteur par la copulation avec la prostituée sacrée se donnant à mille hommes par quoi elle devient Déesse, l’éternelle fécondatrice, devienne un participant de cette éternité.

C’est pourquoi, pas de demi-mesures dans Éléonore. “ De nos demi-teintes crépusculaires et de nos matins hésitants, ils ignoraient tout. ( … ) Transposant cette réalité dans les domaines de l’esprit, comme à leur habitude, les poètes chantaient la beauté des roses qui se fanent et des pétales qui tombent. L’instant est fugitif, chantaient-ils : l’instant a fui et c’est déjà la longue nuit que tous doivent dormir. ( … ) Les complexités flétries et les ambiguïtés de notre temps, plus nuancé et plus sceptique, leur étaient inconnues. La violence était tout. ” Woolf6

Dans Éléonore, est tapie la Déesse qui préside au Temps dont le ressort Premier est le télescopage : le déroulé et ce qui l’arrête, le mouvement et sa mort presque au même instant…

Notes

[1] Réalisé en flash, avec une musique originale créée également par l’artiste. 
(Ndlr: le téléchargement de démarrage du film est un peu lent, la patience est recommandée.)

[2] Pierre Jean Jouve, préface aux Sonnets de Shakespeare, Poésie/Gallimard.

[3] Pierre Klossowski, Origines cultuelles et mythiques d’un certain comportement des dames romaines, Fata Morgana.

[4] Ibid.

[5] Georges Bataille, au sujet des peintures rupestres : “Leurs sens se donnait dans l’apparition, non dans la chose durable qui demeurait après l’apparition.“, “Le passage de l’animal à l’homme et la naissance de l’art“ in Œuvres Complètes, Tome XII, Gallimard.

[6] Virginia Woolf, Orlando.