Le phénomène de capture du mouvement, tel que nous le connaissons actuellement, en pleine expansion grâce aux interfaces numériques, ne se limite pas au simple joujou technologique ayant pour unique but de nourrir les logiciels d’animation 3D conçus pour les jeux vidéo et le cinéma; ce que j’appellerais « la pointe de l’Iceberg ».
Il est, bien au-delà de cette fonction purement technique, le territoire fertile d’une réflexion sur le mouvement qu’on retrouve maintenant dans divers champs comme la musique, la performance, le langage des signes, la réhabilitation (médicale), la biomécanique, l’entraînement sportif, la danse, et j’en passe… Dans certains de ces domaines – notamment le nôtre, au Laboratoire d’applications et de recherches en technochorégraphie (LARTech) – cette réflexion peut prendre une tangente ontologique qui passe essentiellement par la forme.
J’entends ici, par forme, « un ensemble des contours d’un objet [pouvant être perçu de manière sensorielle ou saisi par l’esprit], c’est-à-dire configuration… » (Anzieu, 1987). Celle-ci pouvant amener, dans une optique symbolique, à la notion de figure.
La capture du mouvement nous offre la possibilité de transposer le mouvement d’un corps humain réel en chair et en os, vers un corps dit virtuel, composé d’une chair pixélisée. En outre, ce que j’ai nommé, pour les besoins de mon étude, la forme-poids(corps réel) et la forme-lumière (corps virtuel).
La forme-poidsse définit comme une forme dont la constituante dynamique est le poids et dont le mouvement est caractérisé par le déplacement d’un centre de masse dans un espace et sur un sol terrestre. Pourquoi cette précision? Parce que la forme-poids est notre toute première façon d’être au monde terrestre : soit une forme qui a un poids; ceci, dans la mesure où le poids est la masse (Kg) multipliée par la gravité (9 m/s²).
La forme-lumière, pour sa part, se définit comme une forme dont la constituante dynamique est la lumière et dont le mouvement est caractérisé par une altération du phénomène d’éclairement (Alekan, 1991), par réflexion, diffusion ou projection d’ombre.
Une particularité importante de ces deux types de formes tient à leur faculté de devenir, par le mouvement, un phénomène qui atteint notre psychisme.
Or, il semble que lors de ce passage d’une forme à l’autre, grâce à la capture du mouvement, quelque chose soit préservé. Une sorte de personnalité du mouvement qui, de manière plus large, pourrait ouvrir sur les concepts philosophiques d’Existence ou de Vivant, les concepts théologiques d’Esprit ou de Verbe, le concept alchimique de Quintessence, le phénomène physique d’Énergie ou encore, la notion de « flow » que l’on retrouve en analyse du mouvement Laban (1994).
Je me pose donc la question à savoir si cette personnalité du mouvement n’aurait pas un certain rapport avec les idées de corporéité et d’effet de présence. Ceci, dans la mesure où, comme le dirait Valéry, la corporéité est une possibilité d’incorporation de la pensée dans le mouvement dansé (Élia, 1992). Ce qui permet d’introduire l’idée que la pensée ne serait pas sans lien avec la singularité d’un corps, la personnalité de son mouvement. Un rapport semble donc s’établir, ici, entre « pensée » et « personnalité ».
La capture du mouvement devient, dans ce cas-ci, une plateforme d’exploration de cette « dualité » corps-esprit qui, au fond, n’en est peut-être pas une (dualité).
Pour aller un peu plus loin, cette personnalité du mouvement pourrait alors être, grâce aux interfaces numériques de capture du mouvement, d’une part, transfigurées en corps lumineux (fantasme archétypal de Corps glorieux) et, d’autre part, reproduites avec la plus grande intégrité d’une fois à l’autre. Dans ce cas-ci, les notions d’effet de présence et de corporéité se distingueraient de celles que l’on retrouve en situation de représentation théâtrale habituelles (temps réel, espace 3D, acteurs en chair et en os).
En terme de reproduction, on peut déjà citer en exemple le travail de Madame Alex O. Vasilescu, professeure au Département de Science Informatique de l’Université de Toronto. Elle a créé un algorithme permettant de calculer ce qu’elle a nommé la « Human Motion Signature » (2001-2002) d’un individu. Un concept dont elle se sert pour élaborer des personnages d’animation 3D. Notamment, dans l’une de ses expériences, elle avait réussi à appliquer la démarche caractéristique de Charlie Chaplin à l’un de ces personnages.
De quelle manière procède-t-elle? Elle étudie le mouvement d’un groupe d’individus. De ce groupe, elle met à l’écart un sujet, afin de calculer sa « signature motrice » à l’aide de l’algorithme. Cette signature correspond alors à la manière dont le sujet se démarque du groupe. Cette démarcation devient donc se qui le caractérise – ses tics particuliers, sa façon de gérer son poids, etc. : à savoir, ce que nous nommons, au LARTech, « la personnalité de son mouvement ». « Human Motion Signature » et « personnalité du mouvement » sont alors, dans cet ordre d’idées, des concepts transversaux.
Pour fabuler un peu, en guise de conclusion, je vous laisse imaginer, dans un futur pas si lointain, une compagnie de danse virtuelle dont les interprètes seraient holographiques – dans la mesure où l’holographie connaîtra sûrement des développements significatifs au cours des prochaines décennies. Ces danseurs virtuels (formes-lumière) pourraient alors évoluer dans l’espace tridimensionnel, telle une compagnie de danse en chair et en os, mais avec la même corporéité et la même justesse d’interprétation à chaque fois, grâce à la capture du mouvement. Imaginez si Nijinsky avait eu accès à un tel dispositif, nous pourrions apprécier la « personnalité de son mouvement », à travers une interprétation du Faune des plus intègres, même près de 100 ans après la création de ce chef d’œuvre… et peut-être, par l’étude de sa corporéité, en aurions-nous appris un peu plus sur qui il était.
Bibliographie
– Alezan, Henri, Des ombres et des lumières, Paris, Librairie du Collectionneur, 1991, 290 p.
– Anzieu, Didier (dir.), « Les signifiants formels et le Moi-Peau », dans Les enveloppes psychiques, Paris, Bordas, 1987, p.1-22.
– Elia, Barbara, « Paul Valéry : Pour une métaphysique de la corporéité », dans Revue d’esthétique, 22, 1992.
– Laban, Rudolf von, La maîtrise du mouvement, Paris, Actes Sud, 1994, 280 p.
– Vasilescu, M. Alex O., «Human Motion Signatures: Analysis, Synthesis, Recognition», Proceedings of International Conference on Pattern Recognition (ICPR 2002), Quebec, août, 2002.
– Vasilescu, M. Alex O., «Human Motion Signatures for Character Animations», Sketch and Applications SIGGRAPH 2001, Los Angeles, août, 2001.