Aller au contenu
Cyberthéorie

Intersensorialité et interdisciplinarité

« Prière de toucher »1

Un Martinus Scriblerus, personnage inventé par Alexander Pope et John Arbuthnot, aurait le loisir de se demander combien de pratiques interdisciplinaires tiennent sur la pointe d’une aiguille, ou si l’intersensorialité est davantage salée ou sucrée. Nous avons, quant à nous, le loisir de nous demander ce qui se passerait si cette aiguille nous piquait : serions-nous brusquement éveillés de quelque rêve en forme de canular byzantin, ou commencerions-nous à pérorer sur les rapports entre interdisciplinarité et intersensorialité. Plutôt que de nous moquer du caractère apparemment saugrenu de certaines recherches savantes, nous nous proposons d’aborder le sujet et de démontrer qu’il est ni farfelu ni hermétique. Il est cependant vrai que l’interdisciplinarité est un thème qui préoccupe les acteurs des milieux de l’enseignement, et qui soulève la problématique des relations entre les départements de ces institutions2, et entre ces dernières et le ministère d’éducation. Plusieurs artistes se sont prononcés sur l’interdisciplinarité et certains maintiennent qu’elle peut aider à faire tomber les structures qui reflètent et perpétuent les formes de pouvoir qui font violence à l’autonomie des pratiques en leur opposant celle des disciplines. Aujourd’hui l’interdisciplinarité est admise, parfois encouragée, ce qui ne dispense pas l’artiste interdisciplinaire de faire reconnaître sa pratique, dans toute sa singularité, afin d’en assurer le financement et la diffusion3.

La notion d’interdisciplinarité présuppose l’existence de disciplines distinctes, donc celle des frontières entre les disciplines. Jean-Louis Déotte montre l’importance de ce questionnement dans l’histoire de l’art : « Lessing ouvre la réflexion esthétique moderne par le Laocoon en 1766. Non pas par la question ; qu’est-ce que l’art ? (elle ne le retient guère), ni par l’analyse de la spécificité du jugement de goût (ce que Kant fera après lui), mais par une entreprise de circonscription des frontières entre les genres de l’art. Le sous-titre de l’ouvrage est parfaitement explicite : Des frontières de la peinture et de la poésie. L’angle d’attaque, ce sont donc les arts, leur multiplicité4. »

Une étude rigoureuse de l’interdisciplinarité dans les arts devrait tenir compte de La Correspondance des arts (1947) d’Étienne Souriau, bien que les œuvres qui y sont citées à titre d’exemples soient principalement des chef-d’œuvres d’avant le XXe siècle, et qu’il y est un peu trop question de la métaphysique de l’art. Dans cet ouvrage, que Bernard Vouilloux5 considère comme la dernière entreprise systématique de présenter les relations entre les arts, Souriau classifie les arts à partir des qualia sensibles (lignes, volumes, couleurs, luminosités, mouvements, sons articulés, sons musicaux), et distingue six grandes sortes de correspondances. Cependant, la notion de correspondance est étrangère à une proportion importante de la production artistique plus récente, notamment chez un John Cage qui s’intéresse à l’interférence entre les arts plutôt qu’à leur convergence, d’abord en utilisant le hasard (chance) comme méthode de composition (Music for Changes, 1951). En ce sens, le terme transartistique reflèterait mieux la production artistique post-moderne, en ce qu’il fait place, selon Mikel Dufrenne, aux « arts nouveaux-land art, body art, performance, installation, environnement – auxquels n’est assignable aucune place dans les anciennes classifications : ils requièrent une approche qui, au lieu de les enfermer dans leurs particularités, les ouvre les uns aux autres et établit leur parenté, leur commun apparentement à l’art6 ». Cela dit les téméraires, qui chercheraient à établir « un commun apparentement à l’art », prendraient, chacun dans le regard de l’autre, la figure d’un Martinus Scribulus. Mais puisque « l’art sert à ne pas périr de la vérité », selon Nietzsche, poursuivons nos errances.

Le contact de l’aiguille convoque une modalité sensorielle inusitée en art. Le plus souvent, le toucher est un sens qui est « mal vu » par les philosophes d’avant le XXe siècle. Pour Aristote, il s’agit d’un sens animal, le moins honorable de tous les cinq. Le philosophe allemand Herder fait exception, il considère que le toucher donne accès à la vérité de la forme, il concède que la vue donne accès à la beauté, toute superficielle soit-elle. Beauty is only skin deep. Hegel ne parle pas du toucher, mais sa pensée à ce sujet est claire. « Ainsi l’œuvre d’art, selon Hegel, présente un corps en lequel réside l’Esprit, Hoc est enim corpus meum, mais ce corps doit rester à distance – Voici, vois ici, mais ne touche pas. Ce corps, il ne faut pas le toucher, il ne faut pas y toucher. Ici doit être là-bas. Tu ne peux voir, tu ne peux le voir, voir ce qu’il donne à voir, qu’à cette condition. Noli me tangere. Ce serait l’autre formule, la formule de l’Esthétique selon Hegel, mais pas seulement. L’esthétique occidentale, dans son ensemble, est une esthétique de la contemplation7. » écrit Marie-Louise Mallet et Jean-François Poirier précise « La synthèse des arts, l’abolition des frontières entre les genres s’est produite parce que le monde des hiérarchies avait été englouti, sans elle l’abandon de la frontière qui régissait le monde des arts n’aurait pas été possible. Il ne reste qu’un seul art, une symphilosophie pour parler comme les romantiques allemands dont la clé de voûte est la poésie, ce qui signifie que ce qui anime l’œuvre d’art est le verbe, la parole8. » 

Il serait aussi ridicule aujourd’hui de proposer une hiérarchie des sens qu’une hiérarchie des arts. Cependant, l’idée d’un sens premier s’impose : Mikel Dufrenne écrit : « pour la phylogénèse, le toucher est bien le premier des sens. Être au monde, c’est être au contact, chose parmi les choses, à la fois touchant et touché9 ». Pour Michel Serres, la peau est « variable fondamentale, sensorium commune : sens commun à tous les sens ». Pour Didier Anzieu, chez qui les liens entre l’organisation corporelle et la sphère du tactile est fondamentale, l’intersensorialité est une fonction du Moi-peau, qui « est une surface psychique qui relie entre elles les sensations de diverses natures et qui les fait ressortir comme figures sur ce fond originaire qu’est l’enveloppe tactile10 ». La peau serait à la rencontre des sens ce que la poésie est à la rencontre des arts?