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Cyberculture

La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique

C’est le « M » de « Machine » qu’on retrouve dans « Malaise », le nôtre, qui sommes mi-biologiques mi-technologiques mais persistons à voir encore le monde à l’aune de la seule réalité biologique, qui voulons toujours « comprendre les couleurs de l’univers les yeux bandés » sans appréhender la réalité technologique, affirme Ollivier Dyens dans La condition inhumaine. Cet essai que l’actuel directeur du département d’Études françaises de l’Université Concordia vient de publier chez Flammarion fait suite à une fiction-essai, Chair et métal (2000), et un recueil de réflexions, Continent X (2003) en participant au même débat : qu’attendre, que craindre des incessants progrès technologiques ? L’auteur nous propose un dessillement en douceur, sous la forme d’un bilan des avancées scientifiques de notre époque, travaux de l’évolutionniste Richard Dawkins en tête. Il s’agirait d’en finir avec un effroi qui se nourrit d’incompréhension et de méconnaissance, sinon d’en finir, du moins d’y mettre un bémol.

À la passion, Ollivier Dyens oppose la raison et, dans La condition inhumaine, use d’une arme efficace, l’explication. Ce pourquoi, dès le premier chapitre, il pose le cœur de sa problématique où ce qui est inhumain est pris dans son sens littéral (« non-humain ») et installe sa méthode : expliquer (c’est une véritable mise à plat) des théories scientifiques parfois compliquées (le même selon Dawkins : un réplicateur dont les êtres vivants sont les « véhicules de survie »), quitte à les rendre intelligibles par l’analogie (l’outil-même est comme une colonie d’insectes ou de bactéries qui coévolue). Quand elles ne sont pas développées dans le corps du texte, elles le sont – avec une générosité tout à l’honneur de l’auteur –, dans les quarante pages consacrées aux notes de fin, consolidant ainsi un appareillage référentiel solide. Nous l’aurons comprit, la plus grande qualité de La condition inhumaine est d’ordre pédagogique et rien ne nuit à la lecture du texte ; du reste ce qui peut relever d’une complexité théorique pour un non-scientifique est largement tempéré par une langue simple, accessible à tous. 

Ouvrage d’érudit à hauteur d’homme, donc, essai, aussi, qui, dans une certaine mesure, dévoile sa fabrique de manière touchante pour certains, irritante pour d’autres, quand il s’agit de mesure, de tempérance, d’explication, de description plus que d’implication. Car, après avoir forcé l’attention du lecteur par un « Nous disparaissons » des plus inquiétants, façon roman policier (on pense aux premières lignes de Murder on the Links d’Agatha Christie) ou résurgence dystopique de Chair et métal, Ollivier Dyens choisit son camp. Ni utopiste ni contre-utopiste, il réussit, dans l’ensemble, à tenir une position médiane au long d’un essai linéaire, malgré une découpe en sept chapitres : « La machine qui enfante » ; « Les réalités biologique et technologique » ; « Malaises et conséquences de la condition inhumaine » ; « La culture inhumaine » ; « L’humain et la civilisation » ; « L’exil de la singularité » ; « L’insensé et la science fiction ». Si l’auteur refuse la polémique, il sait bien que, comme avec Chair et métal, il la provoquera par exemple en écrivant, dans son deuxième chapitre : « La réalité biologique de l’être humain, cette réalité du bipède prédateur, utilisant signes et langage pour communiquer, est la même pour tous les humains. Et ainsi arrivons-nous à créer des universaux. Et ainsi arrivons-nous à créer la métaphysique » (p. 39). L’assurance des positions théoriques ne cache pas pour autant l’humain qui prend la plume : son texte est truffé de ratures, entendu par là qu’il rend compte d’une pensée en formation (la fabrique, donc), balbutie, hésite, se déploie en forme interrogative plus qu’affirmative en somme. Ce raturage du logos conforte la démarche inclusive de l’écrivain (déjà présente par l’usage récurrent du « nous »), puisqu’il est une manière de resserrer le lien entre le lecteur et un auteur qui avoue ne pas détenir toutes les réponses, loin s’en faut : beaucoup de ses questionnements restent en suspens.

Si l’on veut dépasser le malaise produit par une vision biologique inadéquate, caduque, passéiste, sous la plume de Dyens, et affronter la réalité technologique, il faut comprendre l’algorithme du vivant qui rend impossible la définition du vivant et la fusion des frontières (fantasme qu’un poète comme l’Acadien Gérald Leblanc accompagne de « techgnose », d’ailleurs). Cette sortie de l’humain – en définitive, c’est de cela qu’il s’agit – est-elle si terrible ? Ne sommes-nous pas, en tant qu’individus, des véhicules pour une culture « inhumaine » qui nous dépasse ? Ce dépassement, qui a pour résultat l’exil de l’humain, n’est-il pas en fait civilisationnel ? Après avoir accepté que ce qui nous entoure et ce qui est en nous forment un enchevêtrement de multiples couches, compliqué par le paradoxe du désir multiplié et son impossibilité (Lacan), il faut avoir le courage de changer notre rapport au monde. Dans Blade Runner, Alien, Terminator, Robocop, Dark City, Matrix et Signes, cités comme modèles science-fictionnels par Dyens à la fin de son ouvrage, la technologie met à mal la réalité biologique, image nos peurs et scénarise notre malaise à partir du mélange des règnes et des genres, de la machine qui domine (et enfante, dans Matrix), de l’homme-virus, de la fin du singulier contre le collectif, bref, d’une redéfinition de notre lecture du monde. Or, la science-fiction, à laquelle nous attribuons souvent le mérite de montrer ce que nous risquons de devenir dans un avenir proche, dirait en fait ce que nous sommes, hic et nunc : une machine qui palpite, rien de plus, rien de moins. C’est cela la condition inhumaine.

Bibliographie

– Dyens, Ollivier, La condition inhumaine. Essai sur l’effroi technologique, Paris, Flammarion, 2008, 288 p.

– Dyens, Ollivier, Continent X. Vertige du nouvel Occident, Montréal, VLB Éditeur, 2003, 168 p.

– Dyens, Ollivier, Chair et métal. Évolution de l’homme, la technologie prend le relais, Montréal, VLB Éditeur, 2000, 172 p.