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Cyberculture

Compte rendu de L’intelligence collective, pour une anthropologie du cyberspace, de Pierre Lévy

Cet ouvrage visionnaire1 mérite une attention particulière. Les notions qui y sont abordées sont plus pertinentes que jamais, comme si Pierre Lévy avait prédit l’âge technologique du Web 2.0. D’ailleurs, Henry Jenkins consacre, dans son livre Fans, Bloggers, and Gamers (2006, p. 134), un chapitre entier à la proposition centrale de Pierre Lévy : l’intelligence collective. Également, le lecteur constatera que Lévy exprime un grand optimisme à l’endroit de la race humaine, allant même jusqu’à récupérer le récit biblique de Sodome et Gomorrhe afin de proposer une interprétation sur l’éthique et la place immanente du « juste » dans notre société. Le compte rendu qui suit tentera de capter l’esprit général du propos véhiculé par Lévy, qui constitue notre intérêt premier dans le cadre d’une analyse générale de la cyberculture.

L’ouvrage est divisé en deux parties qui comptent en tout quinze chapitres. La première partie propose une vue d’ensemble qui mécanise l’ingénierie du lien social sous plusieurs aspects : éthique, économique, technologique, politique et esthétique. La deuxième partie s’intéresse aux différents espaces anthropologiques qui ont jalonné l’histoire humaine, c’est-à-dire : la Terre, le Territoire, la Marchandise et le Savoir. Lévy appuie son argumentation en précisant sa pensée sur le concept d’« intelligence collective ». Clarifions tout de suite comment l’auteur définit ce concept : « C’est une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences » (p. 29). On ne peut s’empêcher de penser à l’usage que nous faisons d’Internet. Les communautés se resserrent et se rapprochent les unes des autres en créant une mégacommunauté globale dont le partage des savoirs est le moteur essentiel. Reprise par Jenkins en parlant des communautés de fans, Lévy nous livre cette brève explication : « Personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, tout le savoir est dans l’humanité » (p. 29). Pour l’auteur, le but ultime de cette intelligence est la mise en commun des compétences pour une meilleure compréhension de l’humain : « Ce projet convoque un nouvel humanisme qui inclut et élargit le ‘connais-toi toi-même’ vers un ‘apprenons à nous connaître pour penser ensemble’ […] » (p. 33). Les outils Web qui permettent aux utilisateurs de contribuer au contenu des sites qu’ils visitent (Web 2.0) – pensons à Wikipédia – rendent bien compte de cette tendance au partage globalisé, et maintenant mondialisé, des connaissances.

Avant d’aborder les différents types d’espaces qui ont mené, au fil de l’histoire, à celui du savoir, Lévy explique quels sont les enjeux et les implications de l’intelligence collective et comment l’humain intègre ce principe dans sa propre vie afin de produire des liens sociaux : « Que reste-t-il lorsque l’on a mécanisé l’agriculture, l’industrie et les opérations sur les messages ? L’économie tournera – tourne déjà – autour de l’irréductible : la production de lien social, le ‘relationnel’ » (p. 43). L’enrichissement de l’humain devrait être le but ultime poursuivi par la production de biens et de services (p. 43), souligne Lévy. Toutefois, il ne faut pas confondre l’humain et l’individu. Pour lui, la perfection des compétences individuelles devrait servir l’accomplissement des liens sociaux et l’achèvement d’un idéal représenté par l’intelligence collective : « [N]ous plaidons ici pour que l’intelligence collective s’impose comme le produit fini par excellence. L’intelligence collective : source et but des autres richesses […] » (p. 47). 

La structure de l’ouvrage invite le lecteur à explorer les multiples implications l’intelligence collective. Par exemple, Lévy aborde le concept du « moléculaire au molaire » (p. 50). L’intelligence collective organise la vie à l’échelle microscopique, subordonne la cellule et sa fonction pour le bien de l’organisme qui l’accueille et pour lequel elle travaille. Ainsi, Lévy partage ses réflexions sur la matière et les structures chimiques qui la constituent. Il classe «  les techniques pour la maîtrise de la matière en trois grandes catégories : mécaniques [outils, armes, etc.], chaudes [cuisine, poterie, etc.] et froides [cristallographie, chimie des surfaces, etc.] » (p. 53). Lévy retient également l’attention lorsqu’il aborde « les techniques de contrôle des messages » (p. 55), à savoir comment le flux d’information est traité et en quoi la réception de ce flux dépend du contexte performatif et des matériaux qui servent sa transmission. Par exemple, une pièce de théâtre ou même une danse ne se répétera jamais « exactement » deux fois. Lévy nomme ces techniques de transmission par le terme « somatique ». En revanche, les technologies médiatiques fixent, manifestement, le message sur un support physique pour favoriser une plus longue durée de vie « dans le temps et dans l’espace » (p. 55). Les techniques numériques, quant à elles, manipulent constamment l’information. La structure sémiologique de cette dernière est décloisonnée, puis réagencée selon le contexte : « [L]e numérique hantait le média depuis toujours. Car le numérique est l’absolu du montage, le montage portant sur les plus infimes fragments du message, une disponibilité indéfinie et sans cesse réouverte à la combinaison, au mixage, au réordonnancement des signes » (p. 57). 

Le principal intérêt de cette partie concerne la manière avec laquelle devraient être utilisées, selon Lévy, les technologies communicationnelles. En effet, la démocratisation des outils numériques devrait permettre au plus grand nombre d’accéder au cyberspace, et ainsi contribuer au devenir de la communauté immédiate et à l’atteinte d’un « être ensemble » plus harmonieux : « Le cyberspace pourrait devenir un milieu d’exploration des problèmes, […], de prise de décision collective et d’évaluation des résultats au plus proche des communautés concernées » (p. 67). La mise en commun des ressources et des compétences dans le cyberspace améliore non seulement l’efficacité opérationnelle du groupe, mais également sa vitesse de production. On le constate de plus en plus, entre autres, dans la culture des fans qui bénéficie grandement des récents progrès dans le domaine des communications. En effet, Internet est l’outil idéal pour la transmission rapide d’informations utiles à la communauté des fans, mais surtout pour créer et maintenir des liens sociaux qui dépassent désormais les frontières nationales. À cet égard encore, Internet sert indéniablement l’intelligence du groupe en constituant notamment un rouage de ce que Lévy appelle « l’ingénierie du lien social » : « [L]e collectif intelligent travaille autant que possible ses vitesses d’apprentissage, augmente ses capacités de réorganisation, réduit ses délais d’innovation, multiplie ses puissances d’invention. Un groupe plus intelligent est aussi un groupe plus rapide » (p. 85).

La deuxième partie de l’ouvrage traite spécifiquement des quatre espaces mentionnés précédemment. Lévy les appelle « espaces anthropologiques ». Ils sont non hiérarchisés et interagissent les uns avec les autres de manière non exclusive. L’élément le plus important à retenir est que, pour Lévy, ces espaces sont habités par l’humain et sont remplis de significations (p. 141). « Les quatre espaces anthropologiques sont structurants. [I]ls contiennent ou organisent eux-mêmes un grand nombre d’espaces différents » (p. 143). Les trois premiers constituent également des espaces matériels, mais dans lesquels l’humain agit comme une détermination affective. « Les êtres humains n’habitent donc pas seulement dans l’espace physique […], ils vivent aussi et simultanément dans des espaces affectifs […] » (p. 142). L’humain commence par se mouvoir sur la Terre et s’organise petit à petit en un groupe tout en lui attribuant un Territoire bien délimité qu’il protégera. Puis, viendra le moment de transiger avec les autres groupes à l’extérieur de son propre territoire, et cela, par le biais de Marchandises. Soulignons que ce dernier espace subordonne les précédents. Le système qui gère l’échange des marchandises dicte ses exigences aux différents acteurs et subordonne les espaces qui lui permettent d’exister : la Terre et le Territoire. Cependant, les frontières territoriales ne sont plus, même si les territoires politiques continuent d’exister : « Lorsque l’Espace des marchandises prend son autonomie par rapport au Territoire, il n’abolit pas purement et simplement les espaces précédents, mais se les subordonne, il les organise selon ses propres fins » (p. 136). 

Pour terminer ce compte rendu, nous porterons notre attention sur l’espace des savoirs. Évidemment, les savoir se déterritorialisent peu à peu depuis l’arrivée de l’écriture, et cela est encore plus probant depuis l’apparition du cyberspace, espace encyclopédique par excellence, intangible et partout, tel un flux omniscient et en constante désincarnation, d’un ordinateur à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un satellite à l’autre, etc. Le mot cyberspace apparaît pour la première fois dans un roman de science-fiction de William Gibson (Neuromancien, 1984). Il s’agit d’un « lieu » de rencontre, « de navigation dans la connaissance et de relation sociale […] » (p. 119). L’intérêt du consommateur moyen pour ce nouvel espace à occuper se comprend aisément. L’individualisme anonyme encouragé de manière implicite par la nouvelle économie de marché mondial se voit contrebalancé par l’utilisation massive d’un outil de communication accessible à tous qui incite l’utilisateur à participer et à s’impliquer dans la production et la diffusion de messages. Jusqu’à présent isolé, l’individu retrouve désormais le groupe et le monde entier, et cela, d’une certaine manière grâce au cyberspace

Lévy formule ses réflexions sur l’intelligence collective tout au long de la deuxième partie, et plus précisément sur le rôle qu’elle joue dans les différents espaces anthropologiques qui ont forgé l’homme moderne et la civilisation actuelle. Il y aborde en outre les questions de l’identité (p. 149), de la sémiotique (la signification et le signe en usage dans les espaces) (p. 160), des figures d’espace et de temps ainsi que des instruments de navigation (les mythes, les statistiques, la cinécarte) (p. 178). La notion de cinécarte est particulièrement intéressante, car elle ajoute à la compréhension de l’espace anthropologique. La cinécarte permet à l’utilisateur du collectif de se mouvoir dans la toile informationnelle, une toile qui se modifie toutefois constamment selon les aléas du système. Il n’y a donc pas de structure fixe. Le tout est éphémère, car les parties évoluent séparément en interaction les unes avec les autres : la structure, les utilisateurs et les messages. La cinécarte, c’est « la cartographie de l’Espace du savoir » (p. 183). « Un intellectuel collectif se livre à des navigations dans un univers informationnel mouvant : une cinécarte émerge de cette interaction » (p. 183).

Aussi, le collectif intelligent n’est désormais plus fermé sur lui-même et dépendant de moyens limités pour la survie du savoir. Alors que l’homme archaïque était soumis à la volonté des aînés pour la transmission des connaissances de la tribu, l’homme moderne bénéficie maintenant de l’informatique non seulement pour l’archivage, mais aussi pour l’organisation des savoirs. Lévy nomme ce nouveau mode d’organisation cognitive dans l’espace anthropologique du savoir par le terme cosmopédie. Il explique qu’elle est la principale différence avec le terme encyclopédie et pourquoi le terme cosmopédie est préférable, selon lui: « Encyclopédie signifie ‘cercle des connaissances’ (p. 203) […]. Pourquoi dire la somme organisée des connaissances par le cosmos et non plus par le cercle ? Plutôt qu’à un texte à une seule dimension, ou même à un réseau hypertextuel, nous avons affaire à un espace multidimensionnel de représentations dynamiques et interactives » (p. 204). Lévy précise ensuite que le monde des communications actuel regorge de manières différentes d’exprimer le signifié autres que la forme linguistique : « image fixe, image animée, son, simulations interactives, cartes interactives, [etc.] » (p. 204). 

Cet ouvrage demeure extrêmement actuel et pertinent pour celui qui veut approfondir sa réflexion sur l’impact actuel des technologies numériques dans notre quotidien. Toutes les sphères du social – professionnelle, personnelle et familiale – doivent se mettre au diapason des commodités pratiques et fonctionnalistes qu’engendrent ces nouvelles manières de faire conjuguées au « numérique » (téléphonie cellulaire, Internet, messagerie électronique, etc.). Les productions culturelles bénéficient grandement de ces outils. En effet, il est maintenant concevable pour le consommateur d’explorer les objets culturels de son choix, et cela, encore plus intensément qu’il ne l’était possible avec les technologies analogiques. La culture des fans en est un exemple probant. À une certaine époque – pré-Internet, les fans communiquaient entre eux par courrier postal via des listes disponibles dans les publications de fan-club. Alors que maintenant, grâce à l’utilisation accrue d’Internet, non seulement les membres de la communauté gagnent en vitesse dans leurs temps de réponse, mais l’information s’accumule beaucoup plus rapidement nécessitant une gestion plus étroite des contenus, rendue possible au moyen d’ordinateurs de plus en plus performants. Ce qui permet, conséquemment, le stockage de différents types de fichiers – photos, vidéo et audio – classés selon l’usage qu’en font les membres (fanfiction, fanart, fanfilm, etc.). À cet égard, la notion de cosmopédie s’applique très bien au contexte technologique actuel qui favorise l’accumulation de contenus diversifiés.

Pour conclure, l’intérêt suscité par cet ouvrage réside essentiellement dans les propositions décrites dans ce compte rendu, c’est-à-dire l’espace du savoir et l’intelligence collective. L’émergence d’Internet et son utilisation massive ne sont pas étrangères à l’élaboration de ces concepts par Lévy, car l’habitation du cyberspace oblige définitivement la redéfinition de nos présupposés millénaires sur l’organisation encyclopédique (bibliothèque traditionnelle, supports physiques, etc.). Dans le cyberspace, l’information est virtuelle, car l’information elle-même est intangible et peut être manipulée par des milliers d’utilisateurs à la fois. Grâce au Web, la pensée peut se matérialiser et se dématérialiser pour une meilleure transmission. Ainsi, l’espace du savoir est « un pont entre les trois espaces précédents : il fait communiquer la Terre, le Territoire et la Marchandise » (p. 228). Soyez toutefois avisé que, Pierre Lévy étant philosophe de formation, la lecture de l’ouvrage pourrait s’avérer exigeante par moment. En effet, l’impression générale que nous retenons est que Lévy semble vouloir proposer un mode d’emploi concret pour comprendre le cyberspace – soulignons l’intelligence collective, la cinécarte et la cosmopédie – tout en s’enlisant toutefois dans une rhétorique abstraite. Pour lecteur averti.

Notes

[1] Pierre Lévy, L’intelligence collective, pour une anthropologie du cyberspace, La Découverte, coll. «Poche», 1997, 246 p.