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Cyberculture

Nathalie Daoust : haute-photographie

Depuis une dizaine d’années, Nathalie Daoust promène son œil aux quatre coins de la planète pour capter l’essence de lieux de passage, en particulier les chambres d’hôtels où des sujets féminins, beaux, jeunes et d’âge mûr, se laissent photographier en toute simplicité. Une fois dans la chambre noire, Daoust travaille à faire de ces femmes des modèles et de ses photos de véritables tableaux. Jeune photographe, elle semble préférer, pendant un temps, des compositions élaborées qui ne sont pas sans rappeler le mouvement surréaliste et le conte illustré. Des heures durant, elle manipule les images pour obtenir des compositions en 3-D, toute en transparence et en raffinement.

Hôtel Jump

À cette époque, le résultat s’apparente plus à l’illustration qu’à la simple prise de vue et le spectateur, qui est tenté d’attribuer à l’artiste une parfaite maîtrise de logiciels tels Photoshop ou Studio Pro, est floué. Aussi ma surprise fut-elle grande d’apprendre que Nathalie Daoust n’avait jamais utilisé quelque logiciel que ce soit. Ses photographies, réalisées selon des méthodes les plus traditionnelles, représentent des heures de travail laborieux dans la chambre noire. Son œuvre démentit l’idée maîtresse qui régit le débat opposant « la force et la légitimé des arts numériques […] leur contemporanéité à la « médiocrité » des « beaux-arts […] qui ne nous parlent que du vieux monde… ». Mutatis mutandis, elle corrobore l’idée avancée par Hervé Fischer, selon laquelle « Ce ne sont pas les technologies numériques qu’il faut célébrer, mais l’audace des artistes qui les explorent. Les défis ne sont pas dans les ordinateurs, mais dans la tête des artistes. »1

Baiser 3

Plutôt que d’interroger Daoust sur le choix d’un travail de longue haleine en laboratoire au regard de l’usage des nouvelles technologies, je me suis appliquée à penser cette posture de l’extérieur, en partant du postulat que toute nouvelle technologie – à travers les siècles – se devait d’ajouter quelque chose à la pratique existante2. Certains artistes ont expérimenté, parfois de façon excessive, toutes les innovations technologiques et ont ainsi transformé leur manière de faire ; d’autres les ont appliquées à leurs œuvres pour modifier le grain de ces dernières, leur épaisseur, leur transparence ou quelque autre qualité esthétique. Des artistes s’en servent pour explorer des mondes virtuels, insaisissables à l’œil nu, tournant le dos à des manières de faire devenues, aux yeux des plus innovateurs, obsolètes.

Slow Storm

Mais la plupart des artistes – surtout à partir de 1995 – ont voulu en faire l’expérience, quitte à les délaisser ensuite. Entre Quatre Murs et New York Hôtel Story nous laissent croire que la photographe n’aurait pas été insensible aux résultats qu’elle aurait pu en tirer sur le plan esthétique. Les photos de ces séries se situent quelque part entre la peinture de Magritte et la photo composite (prises de vue / manipulations à l’aide de logiciels) de photographes comme Greg Girard ou Yang Yi3. Or, Nathalie Daoust s’emploie aujourd’hui à photographier ses sujets à vif, je dirais de plus en plus à nous les livrer nus. Le travail sur l’image se fait plus discret, imperceptible à l’œil, hormis la colorisation à la main, telle que le montre la série Baiser de rue : les filles de Nicacio, dans laquelle la photographe s’applique à faire tomber les préjugés, voire les tabous, plutôt qu’à enjoliver ou surligner la réalité, ou, au contraire à mythifier la prostitution et la prostituée. Le seul artifice qu’utilise Daoust dans cette œuvre récente4 – la colorisation pastel – ravive, au contraire, une méthode souvent utilisée dans les années 30 jusqu’à la fin des années 50, et la teinte d’une note nostalgique en même temps qu’elle tempère la dureté des lieux clos ou exalte la grandeur des paysages et de l’espace. Rien de numérique non plus dans Frozen in Time – photographié à l’aide d’une caméra sténopée5. Pour rendre la rugosité des premières et le sublime des secondes, rien ne semblait valoir les bonnes vieilles planches argentiques.

Pilatus

Quoique le regard sans a priori moral de Daoust sur les femmes – fussent-elles effeuilleuses dans un bar ou prostituées – est intéressant d’un point de vue social, c’est sur son incursion du côté de la nature que je voudrais m’attarder ici, car Frozen in Time semble être un détour, un intermède particulier dans sa production. Malgré l’humour, qui imprègne la quasi-totalité des photos de cette série permettant de nous tenir à distance de l’insaisissable grandeur de l’univers ainsi que de la saisissante petitesse de l’homme – comme pour mieux en mesurer le gouffre entre les deux –, Frozen in Time aborde le sublime et tente de circonscrire l’infigurable perception sensible de l’espaceImpossible d’affronter un tel lieu, de s’imaginer y vivre, de s’y mesurer. L’artiste crée ainsi une distance qui sépare l’avant et l’arrière-plan. La magnificence du paysage naturel se transforme en décor de théâtre devant lequel, au premier plan, le sujet féminin culbute, s’affaisse, s’étale, s’écrase et se désarticule. La sérénité première du paysage se vêt alors d’une « inquiétante étrangeté ».