Dans votre texte explicatif, vous dîtes vouloir explorer une eschatologie contemporaine avec cette production. Pouvez-vous nous expliquer le concept de Télofossiles ?
L’exposition, qui a eu lieu au musée d’art contemporain de Taipei entre février et avril 2013, rassemblait 15 installations qui portaient sur le thème de la destruction. Elle se décomposait en deux parties : la première reprenait une série de travaux sur la dislocation, que celle-ci prenne des formes politiques, économiques, écologiques ou organiques. La dislocation modifie radicalement la relation entre la forme et la matière, et interroge notre perception autant que le statut des objets techniques.
Il y a le spectre du 11 septembre 20011 et d’un monde qui mêle le conspirationnisme et la surveillance. Puis, la crise économique avec une séquence de Fred Astaire qui danse contre une machine à vapeur selon les variations des cours du NASDAQ2. Puis vient l’amnésie numérique et cette expérience que nous avons tous faite : que ressentons-nous lorsque notre disque dur tombe en panne ? Notre mémoire3 est un disque dur en panne qui fait du bruit ce qui va permettre de chercher des images sur Flickr, créant ainsi un étrange récit à partir d’un incident. Cette première partie se clôt par une nouvelle installation4 qui capte le battement de cœur de l’utilisateur et qui à chaque palpitation va lui montrer l’image de l’utilisateur qui précède. Ainsi ce cœur qui s’arrête et qui repart, cette destruction en chacun de nous, va retracer l’histoire du dispositif lui-même.
La seconde partie, qui a donné son nom à l’exposition5, est une installation monumentale réalisée en collaboration avec Dominique Sirois et Christophe Charles. Elle propose un renversement radical de la destruction par le biais d’une spéculation : dans quelques milliers d’années, l’espèce humaine aura, sans doute, disparu, indépendamment même de notre action sur l’environnement, peut-être même ce que nous nommons la vie ne sera plus. La terre sera alors désertique et grise, elle reviendra à sa minéralité silencieuse originaire. Si une conscience organique ou machinique extra-terrestre découvre cette planète et creuse sa surface, elle découvrira des milliards et des milliards d’objets fossilisés. Que pensera-t-elle de cette vertigineuse densité ? Que pourra-t-elle déduire de ce que nous avons été ? Et comment verra-t-elle ces objets qui ne seront plus fonctionnels ? Il s’agit d’une fiction anticipant notre disparition et nous plaçant devant un paradoxe esthétique : si nous ne sommes plus, fut-ce imaginairement, à quelle place sommes-nous? Mon hypothèse est que cette absence à soi-même est la condition de la perception. Il s’agit de se placer dans l’hypothèse post-apocalyptique.
Si la surproduction d’objets et leur surconsommation dans une aliénante spirale économique conduisent l’humanité à sa perte cela veut-il dire que la destruction fait partie inconsciemment du vaste projet de mondialisation, car, pendant que l’on est occupé à produire et à consommer, on ne se préoccupe pas ou peu des changements climatiques, des menaces nucléaires, des actions terroristes qui nous conduiront sûrement à notre disparition ?
On peut concevoir la destruction comme le résultat de l’activité humaine : c’est le sens de la formule « conduire l’humanité à SA perte ». Il suffirait alors de prendre conscience des problèmes et d’adopter les bonnes décisions pour échapper à ce destin funeste. On peut aussi penser que cette manière de concevoir les choses reste anthropocentrique et nous place encore au centre de toute causalité et de toutes choses. Nous serions responsable de la terre en tant que terre. N’est-ce pas justement ce privilège de l’espèce humaine qui fait problème ? Il ne s’agit aucunement de nier notre responsabilité, mais seulement de prendre en compte que tout ne dépend pas de nous et que nous pouvons fort bien disparaître du fait d’un phénomène cosmologique d’une grande ampleur. Le paradoxe c’est que nous savons que l’espèce humaine disparaîtra, mais nous ne savons ni quand, ni comment il y a une certitude de la contingence.
Cette précarité absolue de notre espèce avait été mise en scène dans Melancholia (2011) : que reste-t-il quand nous ne pouvons plus rien faire ? Quelle est cette contingence absolue de la vie ? Cette fin, dont Jean-François Lyotard avait fait le point de départ de sa réflexion dans L’Inhumain (1986), en anticipant la fin du soleil et donc la destruction des conditions factuelles de la pensée (et en particulier de cette pensée qui pense la fin), est un horizon que les sciences développent en nous confrontant à des dimensions qui nous surpassent radicalement. Lorsqu’on pense l’univers en milliards d’années lumières, notre solitude et notre disparition deviennent sensibles. La solitude et la disparition, la conjonction de ces deux concepts orientent l’exposition de part en part.
En adoptant ce point de vue ahumain, et même si cela va à contrario du sens commun, on peut estimer que le discours écologique est structurellement complice de la mondialisation économique, financière et industrielle. Dans les deux cas, l’écologie, c’est-à-dire l’οικος, le milieu en tant que demeure, est envisagée comme une egologie. Cette relation entre le sujet et l’objet, entre l’esthétique et l’ontologie, que Quentin Meillassoux a nommé le corrélationisme dans son livre Après la finitude (2006) est extrêmement problématique.
À propos de votre esthétique, contrairement à d’autres dont la vision laisse entrevoir un monde futur dans une esthétique misérabiliste et chaotique où pullulent des détritus, je pense à Thomas Hischhorn, par exemple, vous semblez vouloir magnifier les vestiges dans une esthétique ou ordre et beauté sont de mise, comme si la terre par son travail de fossilisation se chargeait de chasser la laideur de nos productions industrielles. Pouvez-vous nous en parler ?
Les objets techniques proviennent de la terre et y reviennent. Nous extrayons des énergies fossiles et des métaux qui ont été transformés pendant des millions d’années. Cette excavation est une élévation. Nous les transformons pour les utiliser. Cette instrumentalisation anthropologique dure quelques décennies à peine, puis les objets tombent en panne ou deviennent obsolètes du fait de l’organisation du désir par l’industrie.
Nous les jetons, mais une fois « hors service », « out of order », une fois jetés à la poubelle, ils ne disparaissent pas pour autant, ils reviennent à la terre, c’est un enfouissement. Les objets techniques restent matériels, ils sont seulement devenus inutilisables et ils retournent dès lors à un processus lent, que je nomme un flux à basse fréquence : sous terre, ils se durcissent, se mêlent à d’autres matières, se fossilisent, se minéralisent, réintègrent la planète. La pierre semble immobile, mais elle ne l’est que pour nos systèmes nerveux et perceptif.
Imaginons maintenant les milliards d’objets produits. Rêvons cette terre avec tous ces objets, certains identiques, certains différents, qui auront été des projections de nos désirs, c’est-à-dire de ce qui lie notre chair et notre psyché, pendant quelques infimes fractions de temps. Il y a une beauté silencieuse, autonome, sans nous.
Chez Hischhorn ou Kiefer, il y a une esthétique qui reste humaniste : les objets deviennent des détritus parce que ces artistes restent attachés à une conception anthropocentrique. Leurs déchets sont nostalgiques, les choses ne sont considérées qu’en relation avec nous, et quand elles perdent ce contact, elles sont alors défigurées. Quelque chose du drame s’y déroule : c’est le récit classique de la décadence et du crépuscule.
Je me place sur une échelle de temps différente qui signe l’impossibilité de tout regret.
Il ne s’agit pas de magnifier les objets abandonnés, mais de laisser les objets comme objets, le silence comme silence. N’y aura-t-il pas une certaine beauté, pour une conscience extra-terrestre, dans ces objets fossilisés6 ? N’y aura-t-il pas une certaine pensée à spéculer sur les causes de ces traces matérielles ? Peut-être pouvons-nous imaginairement regarder tout ce qui nous entoure, jusqu’à la banalité des objets industriels, comme des éternités et être touchés par cette puissance infime ? Qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que la pensée ?
Les ruines ne sont pas une question régionale dans le champ artistique puisque, comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans l’Image survivante (2003), l’un des premiers historiens de l’art, Vasari, estimait qu’à sa propre époque l’art véritable avait disparu dans l’antiquité. Le sentiment esthétique que nous ressentons face à certaines œuvres n’est-il pas lié à cette idée que, puisque des civilisations passées ont disparu, nous disparaîtrons à notre tour ? Cette précarité, c’est-à-dire la possibilité absolue de la contingence, n’est-elle pas ce qui nous émeut ?
Ce projet a nécessité l’imbrication de technologies de pointe avec des technologies plus traditionnelles comme le travail de sculpture de Dominique Sirois. Comment se sont imposés ces choix, et comment avez-vous géré ces différentes composantes ? Il semble que processus et dispositifs technologiques font partie intégrante des œuvres ? Ils ne sont pas dissimulés mais mis en scène.
La division moderniste par type de médiums, et principalement la faille qui sépare encore pour certains le numérique et l’analogique, ne correspond pas à mon travail, qui a toujours mêlé différents supports. Je n’ai jamais cessé de faire de la photographie, du dessin, de la gravure et de la peinture, tout en expérimentant avec l’ordinateur.
Avec Télofossiles, il s’agit de rendre inopérantes ces divisions en montrant que l’analogique et le numérique sont hantés l’un par l’autre et qu’aujourd’hui il est problématique de les tenir séparés. L’exposition se présente comme une fiction spéculative sur un champ de fouille archéologique : la question de savoir comment une conscience extra-terrestre va archiver nos traces a été un des moteurs du projet. Ceci nous a amenés à travailler la relation entre les images numériques et la sculpture analogique. Celle-ci a été photographiée pour intégrer ces images comme des textures dans le vidéo panoramique de 25 mètres de long qui représente un voyage au-dessus de la croûte terrestre7. Elle a été également numérisée en 3D et le résultat est diffusé dans un dispositif, Archives of a disappearance8, qui permet de naviguer dans ces fragments sculpturaux comme dans des univers. Ces deux stratégies sont une manière de rendre inextricables les médiums, de montrer que la matérialité est multiple et feuilletée, hantée par un contexte.
La plupart des artistes, quelque soient « leur » médium et leur posture par rapport à cette question, travaillent avec un ordinateur, même s’ils ne questionnent pas ce monde. Pourquoi l’informatique s’est-elle généralisée à une telle vitesse ? Avons-nous déjà vu une technique s’immiscer dans toutes nos sphères existentielles et matérielles ? Sans doute le numérique n’est-il pas un support comme un autre parce qu’il se comporte comme un méta-outil qui organise une grande part de la production contemporaine. Le numérique n’est-il pas l’impensé de l’art contemporain ?
La bande sonore est particulièrement expressive et recrée bien l’atmosphère d’un temps futur inquiétant. Comment a-t-elle été élaborée ? Comment s’est fait votre collaboration avec Christophe Charles ?
J’avais travaillé une première fois avec Christophe Charles pour Sur Terre (2006), une fiction variable sur Internet et à la télévision, qui avait été produite par Arte, et pour laquelle je lui avais commandé une composition sonore. En imaginant Télofossiles, son travail s’est imposé parce qu’il est composé de sons concrets, comme des strates de souvenirs, et qu’il est narratif sans que l’objet du récit soit déterminé. Nous partageons sans doute avec Christophe une certaine conception du fragment intotalisable.
Christophe Charles est venu du Japon, où il enseigne, pendant une petite semaine. L’environnement était entièrement installé, ce qui lui a permis de travailler dans l’espace même. Il a pu composer en s’inspirant de l’atmosphère du lieu et en prenant en compte la physicalité de l’installation. Il a disposé très précisément des enceintes et a créé une bande son générative sur 6 canaux différents, de sorte que quand on se déplace on passe d’un univers à un autre.
Je crois que notre collaboration s’est apparentée à celle d’un réalisateur de cinéma et d’un compositeur de musique : j’avais créé le décor du film, les personnages et les dialogues, et en regardant l’ensemble il y a investi son propre imaginaire : l’environnement sonore est comme un souvenir lointain d’une vie terrestre, elle exprime la densité grise de toutes ces existences disparues, tandis que des vents glacials balayent la surface minérale de la planète.
Le travail de Christophe Charles a été subtil, le son n’est pas très fort, parfois il est ponctué de silence et de suspend. Il ne s’agissait pas de surjouer l’univers de Télofossiles.
Comment fonctionne l’installation robotique Dislocation VII ? C’est celle qui apparaît comme étant la plus agressive par rapport à la destruction de la mémoire, est-ce que je me trompe ?
Cette installation clôt l’exposition et réalise un ultime renversement : le visiteur dispose sur sa tête un capteur neurologique (EEG)9. Il a face à lui une lourde porte en métal typique de Taipei. S’il se concentre, la porte commence à bouger puis progressivement se déplace de plus en plus vite et percute dans un grand fracas le mur blanc. Pour que la porte frappe à nouveau la surface du lieu d’exposition, le spectateur doit se détendre ; cette relaxation fait reculer la porte, et ainsi de suite. À mesure que l’exposition se déroule, le mur est de plus en plus marqué par l’impact de la porte.
Dislocation VII est ambiguë parce que si, au départ, on a le sentiment de contrôler par notre intensité mentale un objet matériel, rejouant par là le fantasme de la télékinésie, on se rend rapidement compte que c’est aussi la machine qui induit en nous certains états mentaux en nous obligeant à alterner deux états contradictoires. Cassou-Noguès dans Lire le cerveau (2012) écrit :
Pour rendre possible un lecteur cérébral qui lise la pensée dans le cerveau, il suffit que, collectivement, nous nous convainquions de sa possibilité, cela dans la mesure ou l’appareil nous offre une forme de vie sans incohérences manifestes. (…) La pensée c’est ce qui lit la machine…
Dans le contexte de l’exposition, ceci signifie que l’esthétique ahumaine, la dislocation de toutes choses, relève non seulement de phénomènes lointains de type cosmologique, mais aussi de phénomènes proches, qu’ils soient organiques, mentaux et/ou technologiques : le cerveau du dehors.
Pouvez-vous expliquer cette phrase en fin de parcours : « You miss me », qui peut être interprétée de façon nostalgique ou ludique, c’est selon ?
L’espace de l’exposition est séparé par trois escaliers dans lesquels j’ai placé des néons qui racontent une histoire parallèle à toutes les autres histoires racontées :
« I miss you », « Missing », « You miss me »10.
On ne sait pas qui est « I », « You », « Me ». On suppose qu’il s’agit de l’artiste et du public, une exposition étant alors considérée comme une rencontre qui n’aura pas lieu, ou alors d’un homme et d’une femme, ou de deux hommes, ou de deux femmes qui s’aiment, qui se sont rencontrés et qui se sont perdus. On spécule sur l’identité de ces trois sentences.
Or, quand on dit « Tu me manques », on signifie deux sens différents du fait de la polysémie du verbe. Tu me manques au sens ou tu n’es pas là et je ressens un manque de cette absence. Mais ceci peut aussi vouloir dire, tu m’as manqué, tu es passé à côté de moi sans me voir, sans savoir qui j’étais. J’aime à penser qu’il y a une solidarité profonde entre ces deux significations dans la relation amoureuse, dans ce qui lie et délie le moment de la rencontre et celui de la séparation, le moment où on ne connaît pas encore l’autre mais où on sait spéculativement qu’il existe quelque part sur terre, qu’il respire et expire, qu’il dort et marche, ouvre et ferme les yeux. Ce possible de l’amour est sans temps, et il entretient une affinité secrète avec le silence de la terre.
Notes
[1] http://chatonsky.net/projects/911/
[2] http://chatonsky.net/project/dance-with-us-/
[3] http://chatonsky.net/projects/notre-memoire/
[4] http://chatonsky.net/projects/intrus–intruders/
[5] http://chatonsky.net/projects/telofossiles/
[6] http://chatonsky.net/projects/laocoon/
[7] http://chatonsky.net/projects/landfill/
[8] http://chatonsky.net/projects/archives-of-a-disappearence/
[9] http://chatonsky.net/projects/suspension-of-attention/
[10] http://chatonsky.net/projects/tu-me-manques/