La production dâobjet esthĂ©tique reprĂ©sente une part fondamentale de lâactivitĂ© humaine. Câest de façon tout Ă fait significative quâelle est contemporaine du processus dâhominisation qui marque le dĂ©veloppement de lâĂȘtre humain dont notre espĂšce constitue actuellement la derniĂšre forme. DĂšs le PalĂ©olithique supĂ©rieur, on note lâĂ©mergence dâune production esthĂ©tique dans le mĂȘme temps quâune organisation sociale qui se complexifie et une production dâoutils de plus en plus Ă©laborĂ©e. LâĂ©volution biologique qui a permis le dĂ©veloppement du cortex prĂ©frontal a permis dans le mĂȘme temps, et de ce fait, Ă lâespĂšce humaine le dĂ©veloppement de rĂ©seaux neuronaux qui lui donnent accĂšs Ă des compĂ©tences cognitives trĂšs complexes. LâHomme accĂšde Ă des modes de pensĂ©e symbolique qui parachĂšvent en quelque sorte la dissociation engagĂ©e par lâapparition de lâindustrie lithique qui voit « la sociologie [prendre] le relais de la zoologie » (Leroi-Gourhan, 1964, p. 129) comme le dit Leroi-Gourhan.
Leroi-Gourhan associe art figuratif et langage comme deux faces dâun mĂȘme phĂ©nomĂšne cognitif qui permettent conjointement le dĂ©veloppement de la pensĂ©e symbolique. Pour lui : « Cette pensĂ©e rĂ©flĂ©chie, qui s’exprimait concrĂštement dans le langage vocal et mimique des Anthropiens probablement dĂšs leur origine, acquiert au PalĂ©olithique supĂ©rieur le maniement de reprĂ©sentations permettant Ă l’homme de s’exprimer au-delĂ du prĂ©sent matĂ©riel. » (Leroi-Gourhan, 1964, p. 270) Loin de nâĂȘtre quâun passe-temps pour privilĂ©giĂ© dĂ©sĆuvrĂ©, la production dâobjets esthĂ©tiques, et lâexpĂ©rience esthĂ©tique quâelle induit, sâavĂšre ĂȘtre un Ă©lĂ©ment fondamental dans le processus de complexification cognitive de lâhumain que Jouary dĂ©crit trĂšs bien quand il explique :
« Pour participer Ă la genĂšse des pensĂ©es conceptuelles, lâart palĂ©olithique a dĂ» fondre dans un mĂȘme vĂ©cu mental tout ce qui Ă©tait alors senti-cru-pensĂ©, ce qui supposait une non-distinction de lâobjectif et du subjectif. Les savoirs et les croyances nâĂ©tant pas du tout spĂ©cifiĂ©s [âŠ], et nâĂ©tant pas plus dĂ©liĂ©s des objets sensibles, il faut bien concevoir la genĂšse des formes symboliques prĂ©-conceptuelles Ă lâintĂ©rieur de ce tout non spĂ©cifiĂ©. Et nous avançons lâidĂ©e que cette spĂ©cification ultĂ©rieure nâa Ă©tĂ© rendue possible que par lâirruption et la gĂ©nĂ©ralisation des pratiques artistiques, et singuliĂšrement plastiques. » (Jouary, 2012, p. 195)
Il appert donc que le dĂ©veloppement de la pensĂ©e symbolique est le corollaire de la pratique esthĂ©tique. Les opĂ©rations cognitives telles que lâĂ©criture, le calcul⊠et les manifestations beaucoup plus complexes quâelles ont permises par la suite, telles que ce quâon appelle maintenant la recherche scientifique. Câest dâailleurs la raison pour laquelle câest un non-sens complet dâĂ©tablir un rapport hiĂ©rarchique entre ces deux activitĂ©s humaines. Art et sciences procĂšdent tous deux, avec des outils diffĂ©rents, des protocoles propres Ă chacun de ces domaines, mais avec la mĂȘme intensitĂ©, dâune mĂȘme entreprise de construction du monde. Câest ce que prĂ©cise Goodman lorsquâil dit : « Des façons rĂ©ellement nouvelles de voir, d’entendre ou de ressentir, aussi bien que des conceptions et thĂ©ories scientifiques rĂ©ellement nouvelles sont des aspects d’un dĂ©veloppement dans la fabrication et la saisie de nos mondes. » (Goodman, 2009, p. 72) Art et sciences sont donc complĂ©mentaires. Il y a quelques temps, une tribune est parue dans LâHumanitĂ©Â Ă propos de la saillie dâun ancien prĂ©sident sur La Princesse de ClĂšves oĂč est dĂ©veloppĂ©e lâidĂ©e sous forme de mĂ©taphore que les travaux sur lâisolation du photon nâauraient pas pu avoir lieu si La Princesse de ClĂšvesnâavait pas Ă©tĂ© Ă©crite (Lambert, 2012). LâidĂ©e gĂ©nĂ©rale en est que la crĂ©ation artistique et la crĂ©ation scientifique procĂšdent dâun substrat commun qui leur permet de se nourrir mutuellement en mĂȘme temps que dâalimenter une culture collective. Et cette culture collective, Ă son tour, directement ou indirectement, va façonner nos reprĂ©sentations du monde.Â
Aussi, quand Goodman nous dit : « DĂ©velopper la discrimination sensorielle est aussi cognitif que d’inventer des concepts numĂ©riques complexes ou de dĂ©montrer des thĂ©orĂšmes. » (Goodman, 2009, p. 70), il Ă©nonce par lĂ mĂȘme que lâexpĂ©rience esthĂ©tique est une expĂ©rience cognitive. Les sciences de la cognition constituent actuellement un ensemble dâoutils qui ont pour propos de tenter de comprendre, voire de modĂ©liser, les processus mentaux et neurologiques qui interviennent dans la construction des dispositifs dâapprĂ©hension et de comprĂ©hension du monde. Si un certain nombre de chercheurs se sont penchĂ©s sur le fait artistique, lâexpĂ©rience esthĂ©tique, pour dĂ©finir plus globalement le sujet, les travaux restent relativement peu nombreux. Pourtant, il semble quâil sâagisse dâun objet particuliĂšrement fĂ©cond mĂȘme si la chose ne semble pas ĂȘtre des plus aisĂ©es, comme le remarque Roberto Casati : « Etablir prĂ©cisĂ©ment le rĂŽle que jouent les Ćuvres dâart dans notre vie cognitive nâest pas simple. Il nâen reste pas moins que, comme tout artĂ©fact, elles sont essentiellement liĂ©es Ă notre vie cognitive. » (Casati, 2010, p. 3-4) Mais il ajoute : « LâĂ©tude des artĂ©facts artistiques en tant que produits cognitifs peut nous permettre dâaccĂ©der Ă des mĂ©canismes de lâesprit qui passent inaperçus dans la cognition normale. » (Casati, 2010, p. 4)  Â
Lâobjectif de cet ouvrage a Ă©tĂ© de proposer une approche de lâexpĂ©rience esthĂ©tique : Ă la troisiĂšme personne, qui analyse les mĂ©canismes de rĂ©ception et en premiĂšre personne qui propose dâanalyser les processus de crĂ©ation Ă partir dâune pratique personnelle. Ces analyses sâappuient sur des travaux dâun certain nombre de thĂ©oriciens des sciences de la cognition avec un angle plutĂŽt phĂ©nomĂ©nologiste, mais elles ont ceci de singulier, câest quâelles sont le fait de deux thĂ©oriciens et praticiens de lâart. Or, si les sciences de la cognition peuvent Ă©ventuellement tenter de comprendre ce quâest lâexpĂ©rience esthĂ©tique, Ă©tant admis quâil sâagit dâun dispositif de cognition, on peut aussi sâinterroger pour savoir ce que la comprĂ©hension de lâexpĂ©rience esthĂ©tique peut apporter globalement aux sciences de la cognition. Câest ce que laisse entendre Jean Vion-Dury :
« Poser le problĂšme des rapports entre lâart et la cognition nous semble impliquer (non exhaustivement) :
âą [âŠ] dâexpliciter comment la confrontation Ă lâart est moyen de connaissance ou expĂ©rience cognitive Ă©ventuellement spĂ©cifique, et de quoi. En dâautres termes, que se passe-t-il dâirrĂ©versible ou de rĂ©versible, dans le cerveau (ou le systĂšme cognitif) en prĂ©sence dâun objet dont on convient quâil sâagit dâune Ćuvre dâart. [âŠ] » (Vion-Dury, 2013)
Mais nous avons pris garde tout au long de la rĂ©daction de cet ouvrage, bien que la rĂ©fĂ©rence aux dispositifs neuronaux soit incontournable, Ă Ă©viter tout rĂ©ductionnisme qui limiterait lâexpĂ©rience esthĂ©tique Ă un fonctionnement biologique. Si les processus de cognition reposent sur des donnĂ©es biologiques, lâĂȘtre humain est avant tout un ĂȘtre biologique, si ces donnĂ©es biologiques permettent de comprendre un certain nombre de phĂ©nomĂšnes dans leur interaction, on sait quâun organisme est plus que la somme de ses composants organiques. Câest sans doute dâautant plus vrai de lâHomme en tant quâĂȘtre biologique si on admet comme on lâa vu que ses fonctions neurologiques lui ont petit Ă petit permis dâaccĂ©der Ă une pensĂ©e symbolique. Et nous pouvons rejoindre Jouary lorsquâil nous dit : « Lâart palĂ©olithique nous offre donc [âŠ] la preuve aussi que câest par lâart que nous sommes devenus pleinement humains. » (Jouary, 2013, p. 117)
*Les processus de rĂ©ception et de crĂ©ation des Ćuvres dâart.
Approches Ă la premiĂšre et Ă la troisiĂšme personne (partie 6)
Bibliographie
â Casati, Roberto, « L’unitĂ© du genre Ćuvre d’art », Art et cognition, confĂ©rence virtuelle de novembre 2002 Ă fĂ©vrier 2003, p. 3-4Â
â Goodman, Nelson, Lâart en thĂ©orie et en action, Paris, Gallimard,  2009, 192 p.
â Jouary, Jean-Paul, PrĂ©histoire de la beautĂ©Â : Et lâart crĂ©a lâhomme, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012, 234 p.
â Lambert, Xavier, «Accumulation dialectique et transversalitĂ©, ou la princesse de ClĂšves et le photon», LâHumanitĂ©, 16 novembre 2012, en ligne, http://www.humanite.fr/tribunes/accumulation-dialectique-et-transversalite-ou-la-princesse-de-cleves-et-le-photon-508778#sthash.abO5TWuA.dpufÂ
â Leroi-Gourhan, AndrĂ©, Le geste et la parole – Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964, 285 p.
â Vion-Dury, Jean, « Art, histoire de lâart et cognition ou lâimpasse du rĂ©ductionnisme en neurosciences cognitives », 16 mars 2013, en ligne, https://sites.google.com/site/jeanviondury/home/epistemologie-et-phenomenologie, consultĂ© le 17/07/2014, p. 2