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De nouveaux paradigmes*

La question de l’Ɠuvre d’art est une question qui fait dĂ©bat depuis longtemps dĂ©jĂ , notamment dans le champ de la philosophie. Du fait de son statut particulier dans l’ensemble des productions artefactuelles de l’ĂȘtre humain, elle a donnĂ© lieu Ă  de multiples spĂ©culations, surtout Ă  partir de l’émergence de la modernitĂ© occidentale oĂč l’activitĂ© artistique a atteint un statut qui la diffĂ©rencie des autres activitĂ©s productrices de biens. Mise au rang des humanitĂ©s au mĂȘme titre que l’activitĂ© intellectuelle (scientifique, philosophique, thĂ©ologique, etc.), elle a rapidement fait l’objet de spĂ©culations qui tentent de l’associer Ă  l’aventure de l’humanitĂ©, dans ce qu’elle est notamment pensĂ©e dans le cadre d’une spĂ©cificitĂ© ontique par rapport Ă  l’animal1. L’Ɠuvre d’art, Ă  la fois dans le cadre du processus de crĂ©ation qui permet de la construire, la poĂŻĂšse, que dans celui de sa rĂ©ception par un public, reprĂ©sente quelque part le paradigme de l’humain par la capacitĂ© de crĂ©ation en propre qu’elle implique. Il y a une dimension immanente dans cette reprĂ©sentation de la crĂ©ation, qui s’accorde trĂšs bien avec le dualisme cartĂ©sien. On sait que pour Descartes, en effet, le corps organique, c’est la machine, que l’humain partage avec l’ensemble du monde animal. Ce qui en fait l’exception, c’est l’Ăąme, de nature divine. L’Ăąme est donc, dans cette configuration, la caractĂ©ristique de l’humain parce qu’elle seule permet d’avoir conscience de Dieu. L’Ăąme en tant que lieu unique de la foi est donc ce qu’il y a d’humain dans l’homme. L’acte crĂ©ateur, et par incidence l’acte de rĂ©ception de l’Ɠuvre en ce qu’il reprĂ©sente une forme de dĂ©lĂ©gation par les « embrayeurs temporels », est donc par excellence ce qui, chez l’humain, est de l’ordre du divin puisqu’il le place Ă  l’égal de Dieu dans une posture dĂ©miurgique. Il n’est d’ailleurs pas innocent que l’autoportrait apparaisse, comme pratique revendiquĂ©e, avec la naissance de la modernitĂ© et que, rapidement, l’image de l’artiste reprĂ©sentĂ© par lui-mĂȘme reprend, par rapport Ă  la situation dans l’espace de la toile, les codes formels du Christ en majestĂ©, en particulier du Christ Pantocrator.

L’émergence au XXe siĂšcle de la pensĂ©e systĂ©mique va petit Ă  petit bouleverser ce statut, pourtant solidement Ă©tabli en occident depuis plusieurs siĂšcles. L’humain se trouve confrontĂ© Ă  une succession de blessures narcissiques qui remettent en cause sa centralitĂ©, voire sa justification tĂ©lĂ©ologique. SubsumĂ© d’abord par la psychanalyse et la linguistique, comme l’explique Foucault dans Les mots et les choses (Foucault, 1966), il va progressivement se trouver diluĂ© par des modĂšles scientifiques qui l’abordent, tout ou partie, d’ailleurs, comme composant de systĂšmes globaux. C’est le cas, par exemple, de sciences telles que l’informatique, la biologie contemporaine, l’éthologie, les sciences de la cognition…, et, en particulier, Ă  travers une grille de lecture qui doit beaucoup au concept d’émergence.

DĂšs lors, il est logique que la question du statut de l’Ɠuvre d’art, en tant qu’objet de crĂ©ation autant que de contemplation, soit rĂ©Ă©valuĂ©e Ă  l’aune de ces nouveaux paradigmes. Les Ă©crits sur l’esthĂ©tique sont nombreux, et de grands philosophes se sont penchĂ©s sur la question. En ce qui concerne le processus de crĂ©ation aussi, des auteurs comme RenĂ© Passeron en ont fait un vĂ©ritable champ de recherche. Mais les travaux rĂ©cents sur la physiologie et la cognition, souvent associĂ©s, d’ailleurs, permettent une autre approche de l’émotion esthĂ©tique, et des processus de crĂ©ation.

La conception mĂȘme de la place de l’humain dans l’ensemble du vivant a Ă©tĂ© considĂ©rablement revue. L’humain n’est plus pensĂ© comme une espĂšce Ă  part. S’il est une espĂšce singuliĂšre, il ne l’est ni plus ni moins que toute autre espĂšce. Comme le souligne Jean-Marie Schaeffer : « [
] toute forme de vie est irrĂ©ductible Ă  toute autre forme de vie, et il y a donc autant d’exceptions que de formes de vie. » (Foucault, 1966, p. 27) De fait, les frontiĂšres qui semblaient jusqu’alors dĂ©limiter de façon immuable l’humain par rapport aux autres espĂšces du vivant deviennent de plus en plus poreuses. D’un  point de vue gĂ©nĂ©tique, dĂ©jĂ . Notre patrimoine gĂ©nĂ©tique possĂšde beaucoup plus de gĂšnes en commun avec nombre d’espĂšces y compris les plus primitives (notre ADN est commun Ă  soixante-quinze pour cent avec celui du nĂ©matode2). Nous possĂ©dons plus de quatre-vingt dix-huit pour cent de gĂšnes en commun avec le chimpanzĂ©, notre plus proche parent du point de vue de l’évolution des espĂšces.

Cela ne veut certes pas dire que nous sommes des chimpanzĂ©s. Les moins de deux pour cent qui nous diffĂ©rencient sont loin d’ĂȘtre nĂ©gligeables, surtout lorsqu’on sait l’importance du milieu dans le dĂ©veloppent des individus, notamment dans le cas d’espĂšces comme l’humain oĂč la donnĂ©e culturelle est trĂšs fortement prĂ©gnante. C’est le cas aussi des espĂšces mammifĂšres sociales, comme les singes en gĂ©nĂ©ral et les grands singes en particulier, mais c’est le cas encore des certains oiseaux, les corvidĂ©s par exemple.

Des systĂšmes comportementaux complexes

On sait qu’en situation naturelle, les chimpanzĂ©s sont capables de dĂ©velopper des comportements qui exigent un certain mode de cognition relativement Ă©laborĂ©, dans la capacitĂ© de crĂ©er des outils, d’une part, mais aussi dans celle de transmettre leur invention au groupe, spĂ©cialement par la mĂšre. Mais on sait aussi l’étendue importante des dispositifs de communication dans le groupe, vocaux notamment, qui ne se limitent pas Ă  des situations d’alerte.

Par ailleurs, placĂ©s dans un milieu expĂ©rimental, les singes ont la capacitĂ© d’utiliser des concepts abstraits. On l’a constatĂ© chez certaines espĂšces de babouins, comme en tĂ©moigne cette vidĂ©o Monkey see, monkey read3, oĂč on voit une espĂšce de babouins, dans le cadre d’un protocole scientifique, capable de reconnaĂźtre des mots, anglais et courts, parmi un ensemble de combinaisons lexicales dont beaucoup n’ont aucun sens.

Monkey see, monkey read

Mais d’autres espĂšces animales, comme les corvidĂ©s, sont capables des dĂ©velopper des comportements complexes. En terme de communication, dĂ©jĂ , on sait qu’ils ont un registre trĂšs dĂ©veloppĂ© entre eux avec des modulations du cri trĂšs variĂ©es en fonction des circonstances. Mais en terme de posture aussi, comme dans cette vidĂ©o oĂč on voit une corneille sauvage se livrer Ă  un vĂ©ritable jeu de sĂ©duction vis-Ă -vis de promeneurs pour avoir de la nourriture4. Ces animaux sont capables d’une pensĂ©e combinatoire assez Ă©laborĂ©e. Ils sont capables d’avoir une vision stratĂ©gique Ă  partir d’une situation donnĂ©e, telle celle qui consiste Ă  prendre un outil — un mĂ©ta-outil, en quelque sorte — pour attraper un autre outil leur permettant de saisir de la nourriture inaccessible normalement, comme on le voit dans cette vidĂ©o oĂč une corneille ne peut accĂ©der Ă  de la nourriture placĂ©e dans une boĂźte posĂ©e horizontalement mais trop profonde pour elle. Dans l’espace oĂč elle se trouve, il y a une petite cage en bois qui contient une tige assez longue pour atteindre la nourriture, mais inaccessible Ă  son bec Ă  cause de la largeur insuffisante de l’espace entre les barreaux. Ailleurs, une tige plus courte est accrochĂ©e Ă  une ficelle elle-mĂȘme accrochĂ©e Ă  une barre de bois. AprĂšs examen de la situation, la corneille remonte la ficelle, dĂ©croche la petite tige, l’utilise dans la cage de bois pour rapprocher la tige plus longue afin de pouvoir la saisir avec son bec, et, enfin saisir la nourriture avec la longue tige5.

How smart is a crow?

Mais ces corvidĂ©s sont aussi capables de fabriquer eux-mĂȘmes un outil adaptĂ© aux besoins de la situation come on le voit dans cette vidĂ©o oĂč une corneille doit attraper une sorte de petit seau placĂ© dans un tube trop profond pour que l’anse soit accessible Ă  son bec. Elle a Ă  sa disposition une petite tige mĂ©tallique, mais la tige Ă©tant droite, elle ne permet pas d’accrocher l’anse. AprĂšs plusieurs essais infructueux, l’oiseau va finir par tordre l’extrĂ©mitĂ© de la tige, la transformant ainsi en crochet avec le quel il peut enfin extraire le seau6.

Smart crow

Dominique Lestel remarque que : 

« Pour que l’on puisse parler d’outil, il faut que des matĂ©riaux soient modifiĂ©s. C’est prĂ©cisĂ©ment le cas des corneilles (Corvus moneduloides) de Nouvelle-CalĂ©donie, qui utilisent deux types diffĂ©rents d’outils recourbĂ©s pour capturer des proies : une brindille en tonne de crochet et une feuille de pandanus qui est taillĂ©e et hameçonnĂ©e. Trois caractĂ©ristiques de ces outils sont importantes. Tout d’abord, ils sont fabriquĂ©s de façon trĂšs fortement standardisĂ©e. Ils ont ensuite une forme dĂ©finie qui est obtenue par façonnage ; cette forme, enfin, est celle d’un hameçon. Ces formes sont d’autant plus Ă©tonnantes chez l’oiseau qu’elles sont trĂšs tardives chez Homo sapiens. » (Lestel, 2001-2003, p. 130-131)

Enfin, certains animaux sont capables de comportements purement gratuits, c’est-Ă -dire sans finalitĂ© utilitaire apparente, comme le jeu. Il n’est pas question ici du jeu d’apprentissage que l’on connaĂźt, chez les fĂ©lins par exemple. Le jeu est assez rĂ©pandu dans le monde animal, avec certaines espĂšces particuliĂšrement joueuses, comme les castors et certains perroquets. Les corvidĂ©s sont joueurs eux aussi, comme on le voit dans cette vidĂ©o7. On y voit un corbeau (une corneille ?) surfant littĂ©ralement sur un toit enneigĂ© sur une sorte de capsule circulaire. Le jeu chez l’animal lui permet de faire Ă©merger des comportements nouveaux avec ce que cela implique dans l’élaboration d’une culture. Mais Lestel suggĂšre que l’enjeu est plus vaste.

« Le jeu est loin de faire seulement Ă©merger des comportements nouveaux, dit-il ; il est supposĂ© jouer Ă©galement un rĂŽle actif dans la dissĂ©mination de la nouveautĂ© (un mĂ©canisme qui est unanimement considĂ©rĂ© comme essentiel pour pouvoir parler de culture chez l’animal), et fournir les bases biologiques possibles chez l’animal, de la crĂ©ativitĂ© intellectuelle et artistique de l’humain. » (Lestel, 2001-2003, p. 202)

Peut-ĂȘtre convient-il de parler ici plutĂŽt d’expĂ©rience esthĂ©tique car le concept d’art renvoie Ă  une situation repĂ©rable dans le temps et dans l’espace de la modernitĂ© occidentale de la Renaissance. Edmond Couchot prĂ©cise pour sa part :

« Tous les mammifĂšres ont des comportements qui engagent fortement l’attention cognitive, l’émotion et le plaisir, Ă  savoir les conduites ludiques. Elles se rapprochent des conduites esthĂ©tiques rĂ©ceptrices et opĂ©ratoires par de nombreux cĂŽtĂ©s. Les conduites ludiques sont associĂ©es, en effet, Ă  des fins utilitaires dĂ©cisives pour la survie de l’organisme (l’exploration cognitive, cette sorte de pĂ©dagogie qui rend l’organisme apte Ă  perdurer dans son ĂȘtre), mais elles sont aussi pour l’animal, le jeune aussi bien que l’adulte, l’occasion d’imaginer, de mettre Ă  l’épreuve et de reconnaĂźtre une grande variĂ©tĂ© de comportements gestuels et vocaux — en l’occurrence coĂ»teux — provoquant un plaisir Ă©vident et quasi autotĂ©lĂ©ologique, assez proche du plaisir esthĂ©tique et des conduites esthĂ©tiques rĂ©ceptrices et opĂ©ratoires. » (Couchot, 2012, p. 242)

Ainsi l’oiseau qui se grise de ses propres chants ne chante plus pour sĂ©duire une partenaire sexuelle et assurer sa descendance, mais pour son propre plaisir, pour jouer avec lui-mĂȘme. 

Le constat que l’on peut faire Ă  partir de ces diffĂ©rents Ă©lĂ©ments, c’est que la diffĂ©rence entre l’humain et l’animal ne se dĂ©finit pas en terme de rupture mais en diffĂ©rence de degrĂ© de complexitĂ©. La biologie contemporaine associe au concept darwinien d’évolution des espĂšces celui de complexitĂ© Ă©mergente selon lequel tout organisme dans son interaction avec son milieu tend vers un maximum de complexitĂ© au cours de son Ă©volution. L’émergence dans le vivant de comportements du type de ceux que l’on vient de voir serait une rĂ©ponse, au cours de l’évolution des espĂšces concernĂ©es, aux besoins crĂ©Ă©s par leur co-Ă©volution Ă©nactive avec leur milieu. Et il n’y a aucune raison que l’humain soit une exception.

L’association que fait Lestel entre le jeu  et la crĂ©ation artistique est intĂ©ressante. Tous deux peuvent ĂȘtre apprĂ©hendĂ©s comme des dispositifs de crĂ©ation de rĂ©el. Le rĂ©el, c’est ce qui surgit dans la cĂ©sure de nos routines. « [
] ce qui nous incite Ă  penser est toujours une rencontre traumatique, violente, avec un rĂ©el extĂ©rieur qui s’impose brutalement Ă  nous, remettant en cause nos façons habituelles de penser. En tant que telle, une pensĂ©e vĂ©ritable est toujours dĂ©centrĂ©e : on ne pense pas spontanĂ©ment, on y est contraint» (ĆœiĆŸek, 2006, p. 13), nous dit Slavoj ĆœiĆŸek. 

L’Ɠuvre comme production de rĂ©el

Une des fonctions majeures de l’Ɠuvre d’art, en ce qu’elle procĂšde ontologiquement d’un processus de crĂ©ation, est de se constituer en rupture d’avec les modĂšles dominants. autant que des routines de la perception. Cette fonction n’est certes pas spĂ©cifique Ă  la crĂ©ation artistique. Elle est commune Ă  tout dispositif de crĂ©ation, qu’il soit artistique, scientifique, technologique ou autre8. Nous limiterons ici notre analyse Ă  la spĂ©cificitĂ© de l’activitĂ© artistique (ou plus prĂ©cisĂ©ment de l’expĂ©rience esthĂ©tique). Bertrand Gortais propose Ă  cet Ă©gard l’analyse suivante : « Une caractĂ©ristique commune des Ɠuvres artistiques est de permettre la relation entre un monde rĂ©el “connu“ sujet aux routines de la perception [
] et quelque chose d’autre, insoupçonnĂ©, jusqu’alors. Dans cette relation les routines sont dans un premier temps dĂ©jouĂ©es ; c’est ce qui permet l’expĂ©rience artistique. Je crois que cela est vrai pour le public et pour l’artiste. » (Gortais, 2002-2003, p. 217) Ce qui caractĂ©rise peut-ĂȘtre spĂ©cifiquement l’expĂ©rience esthĂ©tique, c’est que les objets qu’elle convoque impliquent que le rĂ©cepteur continue, Ă  chaque fois de façon singuliĂšre, le travail amorcĂ© par l’artiste.

Nous sommes nĂ©anmoins bien d’accord pour considĂ©rer qu’elle fonctionne souvent aussi comme dispositif de familiarisation avec des dispositifs Ă©mergents (technologiques par exemple), quand elle ne se situe pas dans une logique de confirmation d’un ancrage culturel, politique ou religieux. NĂ©anmoins, mĂȘme dans cette approche, ne serait-ce que du fait de sa dimension polysĂ©mique, l’Ɠuvre d’art, dĂšs lors qu’elle s’inscrit dans un processus de production de rĂ©el, s’inscrit forcĂ©ment en dĂ©calage, si ce n’est en rupture. Pour reprendre la formule d’Isabelle Garo : « L’Ɠuvre d’art façonne l’Ɠil, l’oreille, l’intelligence de spectateurs qu’elle met ainsi en situation de sujets et d’acteurs. » (Garo, 2013, p. 38) Chaque Ɠuvre est un monde au sens goodmanien du terme. Le rapport esthĂ©tique Ă  l’Ɠuvre, Ă  chaque Ɠuvre, suppose de ce fait des opĂ©rations de dĂ©centrement cognitif qui impliquent des transformations dans la façon d’ĂȘtre au monde du producteur et du rĂ©cepteur par les processus de discrimination sensorielle qu’il contribue Ă  dĂ©velopper. Goodman prĂ©cise : « Parvenir Ă  comprendre une peinture ou une symphonie dans un style qui n’est pas familier, Ă  reconnaĂźtre le travail d’un artiste ou d’une Ă©cole, Ă  voir ou Ă  entendre de façons nouvelles, constitue tout autant un accomplis­sement cognitif que d’apprendre Ă  lire, Ă  Ă©crire ou Ă  additionner. » (Goodman, 1996, p. 70-71) Et il prĂ©cise par ailleurs : « Quand nous sor­tons d’une exposition d’Ɠuvres d’un peintre impor­tant, le monde dans lequel nous pĂ©nĂ©trons n’est pas celui que nous ayons quittĂ© quand nous sommes entrĂ©s ; nous voyons tout en fonction de ces Ɠuvres.» (Goodman, 1996, p. 139) On devrait donc pouvoir considĂ©rer l’Ɠuvre d’art dans le cadre d’un comportement issu des mĂ©canismes de l’évolution qui permet Ă  l’humain d’accroĂźtre ses capacitĂ©s de cognition du monde qu’il habite. Et ce, autant du point de vue de sa production que de sa rĂ©ception. 

Du point de vue de sa production, on doit pouvoir considĂ©rer que les processus mentaux et biologiques, dans l’ensemble systĂ©mique qu’ils reprĂ©sentent, modĂ©lisent, sous des formes aussi diverses que variĂ©es, les situations de confrontation au rĂ©el, voire d’anticiper par lĂ -mĂȘme leur dimension traumatique. Comme nous le verrons plus loin, les mĂ©canismes de perception, de dĂ©cision
 qui sont mis en Ɠuvre dans le dispositif poĂŻĂ©tique pourraient avoir une fonction identique  Ă  celle qui est mobilisĂ©e par les jeux des fĂ©lins par exemple. Avec une diffĂ©rence majeure toutefois, c’est que si les conduites ludiques permettent Ă  l’animal de prendre un plaisir proche du plaisir esthĂ©tique, en mettant son imagination en action, elles restent associĂ©es Ă  des fins utilitaires dĂ©cisives pour la survie de l’organisme. L’art est une activitĂ© majeure de l’espĂšce humaine au point qu’elle marque l’apparition mĂȘme de l’espĂšce, en contribuant Ă  l’acquisition des compĂ©tences cognitives lui permettant d’accĂ©der Ă  une pensĂ©e symbolique complexe comme nous le verrons plus loin. 

Berthoz et Petit, en analysent l’action de CĂ©zanne, donnent une idĂ©e assez prĂ©cise du type de mĂ©canismes mentaux qui peuvent ĂȘtre convoquĂ©s dans l’élaboration d’une Ɠuvre d’art :

« Regardons plutĂŽt. CĂ©zanne sur le motif des Lauves : pas de meilleur retour au phĂ©nomĂšne perçu, de meilleure leçon de physiologie perceptive. Comme chaque sujet percevant, lui ne s’enchaĂźne ni au dĂ©tail contingent ni Ă  un programme prĂ©Ă©tabli, mais en une libre circulation du local au global, du regard et de la main, il intervient partout Ă  la fois, se mouvant en un champ pratique ni physique ni mental, mais assurĂ©ment corporel, fait d’un fourmillement d’esquisses toujours diffĂ©remment exploitables et de gestes inchoatifs qui en attrapent au vol ou nĂ©gligent les suggestions de prolongations possibles. Regardons CĂ©zanne et comprenons enfin que, pour l’organisme, percevant, l’actuel n’est rien s’il ne s’alimente aux potentialitĂ©s, le non actuel quelque chose qui fait sens pourvu qu’il s’inscrive dans un contour interrompu Ă  complĂ©ter ou une harmonie menacĂ©e Ă  rĂ©tablir.» (Berthoz et Petit, 2006, p. 26)

On comprend clairement les processus d’aller-retour qui s’effectuent entre le sujet et le support d’inscription de l’Ɠuvre. Mais l’hypothĂšse que l’on pourrait formuler est que les mĂ©canismes de perception que dĂ©crivent Berthoz et Petit ne font rĂ©ellement sens que dans le rĂ©el systĂ©mique de l’Ɠuvre en train de se faire dans son rapport Ă  l’artiste et au destinataire. Le paysage n’est en fait que l’élĂ©ment dĂ©clencheur du processus, pour ne pas dire finalement l’élĂ©ment prĂ©texte. Nous verrons plus loin, de façon plus dĂ©taillĂ©e,  comment fonctionnent ces processus Ă  travers un exemple prĂ©cis de dĂ©marche plastique.

Mais il est une autre dimension, complĂ©mentaire, de ce dispositif, c’est, en liaison avec la forme en train de se faire, l’émotion esthĂ©tique qui intervient aussi comme outil d’évaluation au niveau de l’artiste actant en mĂȘme temps qu’elle anticipe celle du regardeur, ou de l’auditeur, inscrit comme finalitĂ© structurelle de l’Ɠuvre. Pour Berthoz et Petit, encore : « [
] l’Ă©motion est un outil dĂ©couvert par l’Ă©volution pour prĂ©parer le futur, pour organiser l’action en fonction de l’expĂ©rience passĂ©e. » (Berthoz et Petit, 2006, p. 15) L’artiste par l’Ɠuvre d’art anticipe l’émotion esthĂ©tique du regardeur, non pas par procĂ©dĂ©, mais parce qu’elle est composante intrinsĂšque de son dispositif de crĂ©ation qui va permettre la transmission au regardeur, Ă  l’auditeur
 de l’expĂ©rience modĂ©lisante que sont les processus de crĂ©ation artistique comme dispositifs de cognition du monde.

***

Le texte qui suit propose deux approches de l’expĂ©rience esthĂ©tique. Une approche en troisiĂšme personne mobilisant des modĂšles propres aux systĂšmes dits auto-organisateurs issus de la biologie dĂ©diĂ©e Ă  la rĂ©ception des Ɠuvres d’art et une approche en premiĂšre personne rendant compte par auto-analyse d’une pratique artistique vĂ©cue qui s’appuie Ă©galement sur de tels systĂšmes, systĂšmes eux-mĂȘmes liĂ©s aux concepts d’émergence et de complexitĂ©. 

*Les processus de rĂ©ception et de crĂ©ation des Ɠuvres d’art.
Approches Ă  la premiĂšre et Ă  la troisiĂšme personne (partie 1)

Notes

[1] Voir à ce propos Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard –nrf essais, 2007. 

[2] Le nĂ©matode est un petit ver transparent d’un millimĂštre de long qui aurait possĂ©dĂ© un ancĂȘtre commun avec l’homme il y a cinq cent cinquante millions d’annĂ©es.

[3] http://www.youtube.com/watch?v=LbCvHGaejRE, consulté le 25/08/2012 

[4] http://www.youtube.com/watch?v=pbQ4iL7_oT4, consulté le 11/08/2013

[5] http://www.youtube.com/watch?v=URZ_EciujrE, consulté le 11/08/2013

[6] http://www.youtube.com/watch?v=03ykewnc0oE, consulté le 11/08/2013

[7] http://www.youtube.com/watch?v=_2rJoIhgWmw, consulté le 25/08/2012

[8] Voir Xavier Lambert, Le corps multiconnexe, vers une poĂŻĂ©tique de l’oscillation ?, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2010, p. 12 sq. 

Bibliographie

– Berthoz, Alain et Jean-Luc Petit, PhĂ©nomĂ©nologie et physiologie de l’action, Paris, Odile Jacob, 2006, 368 p.

– Couchot, Edmond, La Nature de l’art. Ce que les sciences cognitives nous rĂ©vĂšlent sur le plaisir esthĂ©tique, Paris, Hermann, 2012, 310 p.

– Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, 407 p.

– Garo, Isabelle, L’or des images. Art-Monnaie-Capital, Paris, La ville brĂ»le, 2013, 272 p.

– Goodman, Nelson, L’art en thĂ©orie et en action, Paris, Gallimard, 2009, 192 p.

– Gortais, Bernard, « DĂ©jouer la routine », discussion du 17 janvier 2003, dans ART ET COGNITION, confĂ©rence virtuelle de novembre 2002 Ă  fĂ©vrier 2003, <http://www.interdisciplines.org/medias/confs/archives/archive_2.pdf>.

– Lestel, Dominique, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion-Champ essais, 2001-2003, 368 p.

– ĆœiĆŸek, Slavoj, La subjectivitĂ© Ă  venir -Essais critiques, trad. de François ThĂ©ron, Paris, Flammarion, 2006. Â