Dès les pages de remerciements, Louise Boisclair dédie généreusement son ouvrage « aux aspirants participants-chercheurs en art actuel. » Et c’est bien là le sentiment général ressenti après la lecture de son essai L’installation interactive. Un laboratoire d’expériences perceptuelles pour le participant-chercheur. En effet, l’auteure réussit le périlleux exercice d’offrir au lecteur un résumé succinct des principales théories de la perception et de l’incidence de l’interactivité sur celle-ci, et offre un compte-rendu exhaustif et une analyse fine du parcours d’un corpus d’œuvres interactives. Il en résulte une modélisation d’une démarche expérientielle et phénoménologique qui saura être utile aux chercheurs ou quiconque voudra approfondir le rapport entre le corps et l’art interactif.
L’essai est divisé en huit chapitres dont L’expérience perceptuelle interactive, Une expérience en trois temps, Redéfinition du mouvement avec Taken de David Rokeby, Redéfinition de l’écoute avec Cubes à sons/bruits/babils de Catherine Béchard et Sabin Hudon, Redéfinition de la lecture-vision avec BrainStorm de Jean Dubois, Redéfinition de l’image filmique avec Mécanique Générale de Thierry Guibert, Points de connexion et Du corps appareillé à l’expérience perceptuelle interactive.
Après un bref retour chronologique sur le changement de paradigme procédant de l’avènement de stratégies artistiques interactives, le chapitre 1 relate la démarche de l’auteure qui conjugue les modes empirique et scientifique en ce que les parcours relatés à la première personne seront explicités, colligés et formeront ultérieurement la base d’une modélisation de l’expérience vécue. Comme cette démarche prend racine dans un processus sensoriel actif « fondé sur un continuum polysensoriel variable », Boisclair précise que, dans le contexte de sa recherche, la sensorialité est considérée principalement à partir de critères liés à la perception et en relation avec l’analyse des gestes posés par les participants.
Le deuxième chapitre expose la problématique de l’essai et propose l’analyse du changement de perception suscité par la mobilisation sensorielle qui serait déclenchée par une expérience perceptuelle interactive. La perception serait ainsi modifiée suite à l’expérience d’une œuvre interactive et l’examen consiste donc à définir l’interaction développée principalement par le geste posé en relation avec un dispositif ou une interface, dans un espace donné. Dans ce contexte, l’auteure fait référence au concept de geste interfacé qui doit être compris au sens large de l’appréhension d’une œuvre par le corps et pas uniquement par la manipulation d’une manette ou de tout autre appareil de même nature.
Composition du corpus
Pour étayer la thèse et offrir au lecteur le bénéfice d’observations en lien avec plusieurs types d’interactions, l’auteure a sélectionné des œuvres faisant appel à des activités sensorielles diverses : voir, se mouvoir, sélectionner, écouter, tourner, souffler et remonter. De plus, le corpus fait écho, non seulement aux sens invoqués par les installations, mais permet également d’établir des liens entre ceux-ci et les interfaces ou les dispositifs mis en place par les artistes, de les définir et d’apprécier leur efficacité. Par exemple, l’œuvre BrainStorm de Jean Dubois combine les actions de souffler et de voir : souffler sur un anémomètre qui enclenche une série de permutations gérées par un algorithme numérique produisant une série de combinatoires lexicales et formant des néologismes que le participant peut voir et lire puisqu’elles sont projetées au mur devant lui. Ici, le geste (souffler) participe de la création de l’œuvre sans cesse renouvelée. Mais au-delà du résultat directement associé, un effet de retour est engendré en ce que le participant a la possibilité de réagir, continuer, stopper ou de tenter d’influencer le résultat. Ici, l’utilisateur peut souffler plus ou moins fortement, accélérant ou décélérant le processus. Dans cet essai, c’est toute la subtilité de cette interrelation qui est méthodiquement décrite et modélisée pour chacune des œuvres présentées, poussant plus avant les analyses sémiologiques tenant compte de facteurs phénoménologiques et cognitifs.
De plus, l’auteure s’est imposé un second niveau de critères quant au choix des œuvres plus spécifiquement discutées. En effet, les quatre installations interactives faisant partie du corpus devaient offrir la possibilité d’interaction en direct, être composées d’échantillons sensoriels variés, et présenter plusieurs niveaux de complexité pour l’utilisateur. Les choix se sont ainsi portés sur les œuvres discutées dans les chapitres suivants telles que Taken de David Rokeby, Cubes à sons/bruits/babilsde Catherine Béchard et Sabin Hudon, BrainStorm de Jean Dubois et Mécanique Générale de Thierry Guibert.
Mises à l’épreuve
Louise Boisclair convie le lecteur à saisir avec elle chaque installation par une approche sémiologique ayant pour objet l’analyse du geste interfacé et du contexte dans lequel il a été posé. Chaque œuvre se déployant dans un environnement spécifique, le lecteur est invité à considérer le dispositif mis en place et son influence sur la perception par une expérimentation phénoménologique de l’installation interactive. Inspirée de la phanéroscopie peircienne, cette expérience se décline alors en trois temps : l’expérimentation immédiate ; « le rapport entre le geste interfacé et la perception » ; et l’élaboration d’un code ou d’une loi découlant des liens établis entre les deux premiers temps. Ainsi compris, l’essai de Louise Boisclair porte en lui cette structure analytique, non seulement la démarche d’observation et d’expérimentation directe avec les œuvres, mais également par le compte-rendu et l’analyse proposée par la suite. En effet, l’auteure s’est imposée un cadre stricte entourant (et potentiellement définissant ?) ses observations. En un premier temps il sera question de l’examen du lieu et celui du dispositif qui pourront être tributaire de l’encyclopédie du visiteur, en un deuxième temps de la négociation avec l’interface, et en un troisième temps de la sortie du lieu et du retour sur l’expérience.
Le cœur de la recherche empirique, rassemblant les observations issues de la traversée de l’auteure des quatre installations interactives s’élabore ainsi entre les chapitres 3 4, 5 et 6. Le parcours se divise entre trois étapes, soit le récit à la première personne du parcours de chaque œuvre, suivi de l’examen des sensations et des perceptions déclenchées par le rapport entre le geste et l’interface, et enfin un retour sur des aspects soulevés pendant les deux premières étapes.
Retour sur les expériences
C’est au chapitre 7 que l’auteure compile et analyse les données décrites aux chapitres précédents, établissant les croisements et définissant les relations entre le corps et les interfaces, le tout faisant écho à l’argumentaire général de l’essai. Pour ce faire, l’examen se divise alors en trois étapes : l’aperçu d’ensemble, la relation avec l’interface, et la redéfinition de l’action et le schéma corporel augmenté.
Tout d’abord l’étape première, l’aperçu d’ensemble, réfère à l’appréhension physique du lieu et du brouillage sensoriel et de la déshabituation qui en découlent. Il s’agit du moment pendant lequel l’utilisateur tente de déchiffrer l’espace et les objets y prenant place, et de comprendre les règles régissant le type d’interaction souhaitée par ce dernier, et par le concepteur de l’œuvre.
L’étape deuxième, la relation avec l’interface, se déroule alors que l’utilisateur entre activement en relation avec le scénario proposé par la négociation avec le dispositif. Les mises en scène et les dispositifs sont ici examinés pour leur facilité ou leur difficulté d’utilisation et pour la vitesse à laquelle l’auteure et les autres personnes présentes saisissent le sens des gestes posés. Boisclair explique cette réorganisation sensorielle provoquée par le geste interfacé en décrivant les sens invoqués et l’adaptation qui s’opère par essais et erreurs.
Enfin, l’étape troisième, la redéfinition de l’action et le schéma corporel augmenté, fait état des transformations opérées sur les perceptions de l’œuvre immersive, mais également de son propre corps qui, en retour, influence la mise en œuvre du dispositif qui variera à chaque essai.
Nous pourrions ainsi dire que la boucle est bouclée.
Il est évidemment impossible d’inclure dans ce bref compte-rendu toutes les notions et concepts invoqués par l’auteure dans cet essai qui foisonne de références théoriques tirées de nombreuses disciplines. Cependant, il est à propos de mentionner que la clarté de l’analyse, les tableaux et les figures participent de l’élaboration d’une méthodologie audacieuse dans l’actuel contexte des sciences humaines. Le grand mérite de cet ouvrage tient en ce qu’il constitue un exemple qui renforce la « scientificité de l’approche phénoménologique » (Meyor, 2005), encore trop souvent remise en question.
Bibliographie
– Meyor, Catherine, « Le sens et la valeur de l’approche phénoménologique. », Recherches qualitatives, 2005, p. 103-118.