Avant d’entamer mon propos, j’aimerais, d’entrée de jeu, annoncer une publication récente. Il s’agit de la parution du dernier ouvrage du poète, nouvelliste et universitaire tuniso-canadien Hédi Bouraoui intitulé Méditerranée à tout voile sorti à Ottawa aux éditions Vermillion. Ce roman est le troisième volet d’une trilogie qui semble trouver sa matière d’inspiration dans le sol méditerranéen où mythe, histoire et culture s’y mêlent et s’y télescopent. Quant à l’auteur, il a toujours réclamé sa méditerranéité comme l’entérine cet extrait de lui paru dans le quotidien tunisien La Presse1: « Etant africain et en même temps méditerranéen de cœur et d’esprit, j’ai toujours eu en tête la problématique du dialogue entre le Nord et le Sud de la Méditerranée […] ». Pour aller à l’essentiel, je me contenterais de dire que les deux axes autour desquels évolue la trame narrative de ce roman demeurent, incontestablement, la mer Méditerranée (Mare nostrum) et la notion d’inter-territorialité (Nord/Sud, Orient/Occident).
Afin d’élucider la teneur de ces deux vocables, je ne compte pas me référer à un contexte historique, ethnologique ou géo-politique donné, vu qu’il n’est point question ici de procéder à une étude des différentes civilisations qui se sont succédées sur les deux rives du bassin méditerranéen. Plutôt, j’ai préféré faire appel à un contexte autre voire plus universel à savoir celui de l’art. Ce faisant, je n’ai fait que rejoindre une idée développée par René Passeron (Passeron, 2007, p. 137) au sujet du monde méditerranéen et du rapport Orientaux/Occidentaux stipulant que : « […] tout ce qui relève de la situation historique a tendance à nous séparer les uns des autres. Au contraire, tout ce qui relève du fondamental tend à nous unir, pour peu qu’on en ait conscience ». A cet égard, il convient d’ajouter que René Passeron, s’appuyant sur une approche phénoménologique, définit la « situation fondamentale » comme étant celle qu’on partage avec tous les humains et même, pour certains traits, avec tous les vivants (Passeron, 2007, p. 136). C’est justement la raison pour laquelle je propose d’invoquer comme parangon l’œuvre de renom international de l’artiste contemporaine Mona Hatoum, en l’occurrence sa vidéo-installation intitulée Corps étranger (1994). Ma démarche méthodologique consiste, ici, à mettre en corrélation la réflexion sur notre rapport à la mer Méditerranée avec l’analyse iconographique de ce parangon : « au sens d’une sublimation de l’image sensible dans le concept intelligible » (Chareyre-Méjan, 2007, p. 17). Autrement dit, il s’agit de prospecter le monde méditerranéen depuis le focus du monde figural, du fait que « […] ce qu’on appelle un monde est toujours restreint à une plus ou moins large localité géographique […] » (Passeron, 2007, p. 136). Du coup, notre traversée de la mer Méditerranée semble débuter, pour ainsi dire, dans le fond du Corps étranger de Hatoum, ce que Henri Michaux appelle les « lointains intérieurs »
1. Corps étranger de Mona Hatoum
Pour les lecteurs qui, ou bien par omission ou bien par simple méconnaissance, n’ont pas entendu parler de cet artiste, j’en propose, de prime abord, une courte présentation lacunaire. Mona Hatoum (1952-) est une artiste contemporaine d’origine palestinienne émigrée à Londres vers le milieu des années 1970, afin de fuir la guerre civile au Liban. Son œuvre Corps étranger (1994) vient titrer tout un projet artistique conçu par l’artiste dans les années 1980 et qui ne verra le jour que dix ans plus tard grâce au mécénat du Centre Georges Pompidou. Corps étranger consiste en une petite enceinte cylindrique blanche dotée de deux ouvertures par lesquelles le visiteur pourrait y accéder. Une fois celui-ci à l’intérieur, se trouve à même ses pieds un grand écran vidéo de forme circulaire sur lequel est projetée une scanographie du corps de Hatoum. La sonde, balayant interminablement l’intérieur corporel, fait découvrir une imagerie d’ordre scientifico-médicale. Ce faisant, l’artiste ne se revendique pas moins d’une pensée individualiste poussée à l’extrême qui ne soit pas orientée par des contraintes sociétales, dans le sens où elle ne se laisse pas prendre dans les mailles de la morale et/ou de la religion. Il s’agit, au premier chef, pour elle de créer de manière interne des images endoscopiques (ou coloscopiques) et ipso factoécraniques dont l’objectif principal serait de laisser entre-voir a fortiori diagnostiquer un certain libéralisme créateur
2. « Pensée nomade », « science nomade », « espace nomade »
Je pars de l’axiome selon lequel l’œuvre Corps étranger de Mona Hatoum détient des potentialités figurales et des modalités de fonctionnements analogues à celles en jeu dans le « nomadisme » (dans l’espace, la science et la pensée) tel qu’il a été défini par Deleuze & Guattari dans leur fameux Traité de nomadologie. Pour le dire autrement : le comportement de n’importe quel visiteur face à Corps étranger serait semblable à celui du nomade dans un itinéraire quelconque. René Passeron (Passeron, 2007, p. 140) n’a-t-il pas déclaré dans ses séries de conférences tunisiennes que « [l]’art méditerranéen, fidèle à une très ancienne tradition de sa mer-patrie, sera philosophique, ou ne sera pas ». Dans ce qui suit, je vais démontrer arguments à l’appui, dans un premier temps, comment et dans quel ordre de pensée cette mise en interférence conceptuelle serait-elle envisageable ? Et puis, dans un second temps, quelle(s) typologie(s) de rapport(s) y a-t-il in fine pour boucler la boucle entre l’œuvre de Hatoum et la mer Méditerranée ?
Pour commencer, il importe de mentionner que l’intervalle séparant le visiteur de l’écran de projection est réduit à néant. Or, le choix de diminuer à son extremum cette distance a quasiment été une constante procédurale chez Hatoum. Dès lors, le visiteur aura comme l’impression d’être happé par l’effet spectaculaire de ces images endoscopiques. Leur ampleur ne peut qu’accentuer davantage cette invitation impérieuse à un voyage non moins vertigineux dans les tréfonds du corps humain : à la mesure de notre adhésion aux choses, « souvent c’est au cœur de l’être que l’être est errance », écrit Bachelard (Bachelard, 2009, p. 194). Ce faisant, aux diktats de la fixité posturale du visiteur classique, Hatoum y oppose une potentialité spatiale autre : celle d’un flottement topologique propice à une quelconque « immersion » – pour user d’un vocable propre à la terminologie des arts des nouvelles technologies.
2. 1. « Pensée nomade »
Je rappelle, tout d’abord, que la notion de « pensée nomade » au XIXème siècle est avant tout un état d’esprit ayant pour principe une défiance des pouvoirs et mœurs d’une époque, sans qu’il y ait déplacement, échange ou confrontation directe. Elle fonctionne plus comme un système d’opposition au Monde bourgeois, à l’Académisme, à l’Etat, qu’un mouvement social au sens strict du terme. Pour ce qui est du domaine de l’art, elle traduit l’attitude de tout artiste réclamant et/ou exerçant sa subjectivité créatrice en toute autonomie. Actuellement, cette notion réunit de plus en plus des arts hétéroclites quel que soit leur rapport avec la question du déplacement : au niveau de la forme, de la mise en œuvre, des moyens véhiculaires, etc. Nonobstant, la « pensée nomade » telle qu’elle sera abordée ici revêt une connotation plus pointue, du fait qu’elle sera appréhendée dans le sens que lui octroient les philosophes Deleuze & Guattari.
Dans – plus que devant – l’œuvre de Hatoum, l’œil du visiteur observant la projection de ces images endoscopiques se sent comme immergé ex-abrupto dans les intérieurs de l’organisme. C’est dire qu’il y circule, les traverse et les parcourt ; et ce, via les interminables conduits (auditifs, digestifs, sexuels, etc.). Or, ces figures visuelles ne sont pas sans rappeler, justement, celle conceptuelle de la « pensée nomade » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 464) telle qu’elle a été définie par Deleuze & Guattari. Elle « serait par elle-même déjà conforme à un modèle qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 464)
Prises de très près grâce à la réduction du spatial par le technologique, ces images endoscopiques ont tendance à s’octroyer, en sollicitant Eric Auerbach, un « style homérique ». En fait, celui-ci se présente comme étant un style du « pur présent » (Auerbach, 1968, p. 20), proche en cela du gros plan cinématographique et de sa visée davantage haptique que sémiologique : il « substitue à la perception de l’objet un rapport tactile, un contact » (Auerbach, 1968, p. 84), rapporte Auerbach.
Spatialement parlant, maintenant, ces images endoscopiques semblent comme annihiler les procédés de la vision monoculaire, les lois de la perspective et toute ligne d’horizon ; ce qui, subséquemment, pouvait inspirer une certaine « pensée nomade » laquelle, selon Deleuze & Guattari, « ne se fonde pas sur une totalité englobante, mais au contraire se déploie dans un milieu sans horizon» (Deleuze et Guattari, 1980, p. 469): tout comme le désert des sables et celui des glaces, « il n’y a pas de distance intermédiaire, de perspective ni de contour, la visibilité est restreinte […] » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 474). Dans cette optique, le tandem forme/espace y a tendance à s’estomper au profit du devenir projectif lui-même et au détriment de la duplication du motif figuratif ; un devenir paradoxal où présent, passé et futur convergent vers un éternel présent. Corollairement : le regard scrutateur de ces images endoscopiques fait découvrir une iconographie aussi intimiste qu’inconnue : une présence sans nom dit-on. D’où le contraste suivant : plus l’objet est intime, plus son apparence est anonyme parce que « semi-abstrait » (Philippi, 1994, p. 25). Il s’ensuit donc : rares sont les indices de la représentation d’un corps, encore plus rares sont ceux signalant son identité physique, raciale, ethnique, sociale, culturelle – excepté peut-être son appartenance sexuelle. En effet, si l’on y arrive, par moments, à deviner quelques attributs féminins, c’est grâce à de rarissimes plans de vagin et/ou seins ; mais on n’en saura pas plus. Et ceci est d’autant plus vrai si l’on méconnaît que, pour la grande majorité de ses œuvres, l’artiste ait recours aux images de son propre corps. A ce propos, Desa Philippi a eu raison d’écrire : « Il est évident que ce corps est aussi le corps de n’importe qui, son anonymat et son isolement conséquent comme objet pour l’œil inquisiteur d’un sujet désincarné sont renforcés et rendus explicites » (Philippi, 1994, p. 25).
L’humanité en jeu dans cette œuvre, dont l’intitulé redouble apparemment la thématique de l’étrangeté, n’équivaut aucunement l’in-humanité, au sens de la négation ou de la privation. Elle suggère plutôt, de par une certaine optique, son caractère in (« en », « dans ») : son cœur le plus secret, son coin le plus retranché, son « angle aveugle », pour reprendre le titre de l’un des livres de Tahar Ben Jelloun : interior intimo meo (qui n’est d’autre que Dieu dans le jargon de Saint Augustin). De même, Hatoum, mettant à mal l’équation suivante apparence = identité, réifie le Sujet dans sa conception traditionaliste pour en faire un Objet : in-identifié parce que, paradoxalement, sur-identifié. Tout, ici, nous invite à penser que notre regard désormais « icarien » (pour reprendre le terme de Buci-Glucksmann2) se place, en dernière analyse, à la charnière de tout. La frontière entre le corporel et l’in-corporel, l’intérieur et l’extérieur, l’abstrait et le figuratif, demeure résolument infime, infra-mince et parfois même infinitésimale : « Mais au-dedans, plus de frontières ! », écrit Jean Tardieu (Tardieu, 2009, 193).
2. 2. « Science nomade »
Corps étranger de Hatoum ne semble pas moins établir des interactions avec une certaine conception de la science que Deleuze & Guattari appellent « science nomade » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 446). D’autant plus qu’elles semblent pivoter autour de quatre axes majeurs articulant cette science qui sont les suivants : « hydraulique », « hétérogénéité », « tourbillonnaire », « problématique » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 447-448).
1- L’œuvre met en exergue un modèle « hydraulique » se plaçant au rebours de tout ancrage solide, de toute consistance. La morphè et le contenu des images endoscopiques y dégagent une certaine fluidité : Deleuze & Guattari parlent justement d’une « fluidité des masses» (Deleuze et Guattari, 1980, p. 479). De même, il y va ici justement d’images représentant des hiatus digestifs gluants, des conduits génitaux visqueux, des cavités muqueuses, des valves gargouillant des substances, des cavités régurgitant des liquides, etc. : « la fluxion d’un flux3 ».
2 – L’œuvre fournit un archétype d’« hétérogénéité », au sens où ce qu’elle exhibe s’oppose, du point de vue des modalités de projection, « au stable, à l’éternel, à l’identique, au constant » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 447). En fait, ce qui fait la typologie de ces images endoscopiques c’est qu’elles ont tendance à conjurer le stable, le figé, le constant, afin de s’ériger en des images au caractère continûment intermittent, versatile, dynamique ; et ceci est dû au fait qu’elles sont alimentées par une certaine « vitesse » (et non pas « mouvement », selon Deleuze & Guattari (Deleuze et Guattari, 1980, p. 473)). Au carnis gravifique (gravitas) des organes, on y appose et oppose une célérité (celeritas) imaginale. Et cette dernière aura le rôle d’affecter en temps réel (téléprésence) ces images ; au lieu d’être tenues pour figées ad vitam aerternam, à l’instar d’une carte géographique. Bref, l’œuvre finit par dégager un « paradoxe » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 447) (le terme est de Deleuze & Guattari) qui est de faire du concept « en devenir » une figure autotélique et point duplicative.
3 – La dimension esthétique des images endoscopiques revêt un caractère « tourbillonnaire », protéiforme, dû en réalité au foisonnement de formes tournoyantes : conduits, canaux, cavités, etc. Et celles-ci évoluent dans un espace qui est ouvert, indéfini, non linéaire et donc « lisse », pour reprendre le terme de Deleuze & Guattari. A ce propos, il importe de rappeler que ces philosophes font le distinguo entre un « espace lisse (vectoriel, projectif ou topologique) et un espace strié (métrique) : dans un cas on occupe l’espace sans le compter, dans l’autre cas on le compte pour l’occuper » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 447). En effet, refusant de s’approprier l’espace qu’il traverse, le nomade se construit un environnement qui ne marque pas le lieu provisoire qu’il occupe. Il s’arrête sur la représentation de ses trajets et non sur une figuration de l’espace qu’il parcourt. « Il laisse l’espace à l’espace », écrit Anny Milovanoff. Voyager serait, tout bonnement pour lui, redoubler où qu’il soit le fait d’être simplement quelque part. Alors, Deleuze & Guattari ont eu raison de penser que le rapport du nomade à la terre est basé sur la « déterritorialisation » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 473) qui lui est son propre « vecteur », toujours selon eux. Pis encore, le nomade se re-territorialise sur les vestiges mêmes de la « déterritorialisation ». Il en découle ceci : « La terre cesse d’être terre, et tend à devenir simple sol ou support » (Deleuze et Guattari, 1980, 473).
4 – Enfin, il y est question d’un modèle « problématique » : au sens où « les figures ne sont considérées qu’en fonction des affections qui leur arrivent, sections, ablations, adjonctions, projections. […] Il y a là toutes sortes de déformations, de transmutations, de passages à la limite, d’opérations où chaque figure désigne un évènementbeaucoup plus qu’une essence » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 447-448). En fait, sous l’emprise d’un tel dispositif d’imagerie médicale se met en place une corporéité – au sens d’une matérialité, d’un esprit de corps – mettant au vu et au ouï du visiteur tout un processus d’altération, de métamorphose, de transmutation, opérant dans un cadre spatio-temporel non moins équivoque. Une espèce corporéité, donc, qui ne se confond ni avec un système formel intelligible ni avec une choséité sensible ; une sorte d’intermédiaire heureux entre l’essence et le sensible, la chose et le concept où ce qui compte c’est ce qui s’y dégage sur un plan kinesthésique et affectif. Ceci participe, selon la réflexion de Deleuze & Guattari, à souligner l’antinomie d’avec le « théorématique » : « Tandis que le théorème est de l’ordre des raisons, le problème est affectif, et inséparable des métamorphoses, générations et créations dans la science elle-même » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 448).
2. 3. « Espace nomade »
L’espace, ici, ne précède pas les formes, comme le fond – croit-on – préexiste aux figures : ce n’est ni un support fixe ni un contenant, mais plutôt, comme le dit Gilbert Simondon (Guérin, 2008, p. 9), un champ métastable qui se transforme en détachant des formes et est, en retour, modifié par elles. En d’autres termes, ce qui fait la spécificité spatiale de ces images endoscopiques c’est qu’elles ne préexistent pas aux données visuelles mais sont plutôt générées par celles-ci en s’ex-posant elles-mêmes : ce qui s’expose se confond avec son aspect évènementiel, l’être et le paraître œuvrent sans discontinuer l’un sur l’autre. Cela équivaut à dire qu’on laisse s’épanouir chaque élément en toute souveraineté à partir de ses propres données ontologiques, en faisant appréhender l’ensemble sous l’aspect du mystère transparent des présences. Par conséquent, entre la forme (scopique) et le l’espace (topique) l’échange dialectique est permanent. On y assiste à l’induction mutuelle d’une pléthore de transactions. Ainsi passerons-nous, en quelque sorte, de la pensée du topos au topos de la pensée.
A mirer de plus près cet écran de projection, nous pouvons défalquer qu’il induit une quelconque ouverture, du patent (pateo d’où spatium) et ipso facto un « lieu-espace » (topos). Bergson ne dit-il pas que le lieu « naît des corps » ? Aussi, Eluard (Éluard, 1936, p. 42) n’évoque-t-il pas « les géographies solennelles des limites humaines » ? Et j’ajoute : « être au monde » (Dasein) n’est-il pas, au premier chef, un « avoir-lieu » ? Certes, toute création au sens strict d’une genesis est concomitamment « espace de création » (elle a lieu) et « création d’espace » (elle est lieu) ; c’est ce que le philosophe contemporain Michel Guérin enregistre dans son concept de « topoïétique4 ». Néanmoins, quoi qu’il en soit la question spatiale n’y revêt pas moins une structure peu ou prou aporique. Heidegger (Heidegger, 1976, p. 98), citant Aristote (Physique IV), a déjà mis l’accent sur ce qu’il y a de « difficile à saisir » dans cette pensée du topos. Quant à Bergson5, il a noté en sa préface qu’on a affaire à des « questions assez obscures ».
Les orientations et/ou directions de ces images endoscopiques n’y cessant pas de varier considérablement (de relais en relais), participent à l’estompage de toute délimitation géographique. Or « l’espace nomade », lui aussi, est « non délimité » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 474), « indéfini » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 472), « non communicant » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 472). Il est plutôt ce que Deleuze & Guattari appellent un « absolu local » (Deleuze et Guattari, p. 474), c’est-à-dire un absolu dont la manifestation ne loge pas dans le lieu sinon illimité, c’est-à-dire en ouverture avec l’ouvert.
Cette correspondance avec la question du « nomadisme » y va transparaître à travers la nature même du dispositif technico-médical employé. Celui-ci ne semble pas moins détenir ce que Deleuze & Guattari appellent un « potentiel nomadique » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 480). Ainsi, il est notoire de remarquer que le rapport qu’entretient la sonde avec le corps de Hatoum est un rapport dénué de toute idée d’appropriation. Il met à l’épreuve l’anonymat total de la vision médicale ou « machine de vision » (Paul Virilio) ; ce qui, de l’aveu de l’artiste, concourt à une « extrême violation du corps humain6 ». Ce rapport est aussi fondé sur les mêmes principes que ceux en jeu entre le nomade et son espace : tout comme le nomade qui « perce » les montagnes, « fouille » la terre, « troue » l’espace (Deleuze et Guattari, 1980, p. 516), la sonde pénètre l’organisme, s’insère dans les orifices, se faufile dans les conduits. Mieux encore : ces deux philosophes n’hésitent pas à utiliser des vocables entérinant cette intuition tels que : « nomadisme de corps » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 456), « puissance de pénétration » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 497), « plongée dans » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 462). Dès lors, dans les deux cas, il serait question d’itinérer, d’ambuler, de vagabonder, bref de suivre. Or, justement à ce propos, Deleuze & Guattari ne manquent pas de souligner qu’« il y a des sciences ambulantes, itinérantes, qui consistent à suivre un flux dans un champ de vecteurs où des singularités se répartissent comme autant d’accidents » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 461). Et ceci n’est-il pas in fine la disposition fonctionnelle de la sonde qui est d’accéder à l’intérieur du corps afin d’y déceler d’éventuels signes cliniques. « On est bien forcé de suivre, rapportent Deleuze & Guattari, lorsqu’on est à la recherche dessingularités d’une matière ou plutôt d’un matériau, et non pas à la découverte d’une forme » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 461). « Suivre, continuent à écrire Deleuze & Guattari, n’est pas du tout la même chose que reproduire, et l’on ne suit jamais pour reproduire » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 461). C’est à partir de la différence entre les verbes « suivre » et « reproduire » que Deleuze & Guattari avaient fait le distinguo entre deux démarches scientifiques : « Il faudrait opposer deux types de sciences […]. L’une serait de reproduction, d’itération et réitération ; l’autre, d’itinération, ce serait l’ensemble des sciences itinérantes, ambulantes ». Et ils ajoutent : « On réduit trop facilement l’itinération à une condition de la technique, ou de l’application et de la vérification de la science » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 460-461).
Par moments, comme pour tenter de piloter voire télé-guider la vision du spectateur, la sonde quitte l’intérieur du corps de Hatoum pour remonter à la surface de la peau et filmer les pores et/ou poils aux dimensions gigantesques, avant de s’y enfoncer derechef. En synchronisé, l’échographie permet de saisir tout en l’amplifiant la pulsation relative aux pouls de l’artiste, à la respiration, aux cillements de ses yeux. Le tout sonorisé par une sorte de sifflement changeant de tonalité en fonction de l’image visionnée. A vrai dire, ces divers bruits de succion – ou « tourbillon suceur » (sucking vortex) – ne font qu’inciter davantage l’observateur-auditeur à être entraîné dans ce périple que je qualifierais de « topographie corporelle » ; plutôt que d’être invité – comme à l’ordinaire – à participer, exclusivement, de l’extérieur : projection introjective.
Force est de constater qu’une telle interférence entre structures anatomiques (vu) et effets sonores (ouï) fait sourdre quelques échos avec les propos d’un Antonin Artaud dans le chapitre « Sur le théâtre balinais », extrait de son maître-livre Le théâtre et son double (1938). Artaud y affirme que l’anatomie humaine est continument en train de se suggérer elle-même en fonction de l’accord audio-visuel : entre, d’une part, les membres inférieurs et/ou supérieurs et, d’autre part, l’accompagnement musical. Ainsi, y rapporte-t-il :
Un jeu de jointures, l’angle musical que le bras fait avec l’avant-bras, un pied qui tombe, un genou qui s’arque, des doigts qui paraissent se détacher de la main, tout cela est pour nous comme un perpétuel jeu de miroir où les membres humains semblent se renvoyer des échos, des musiques […] (Artaud, 1985, p. 85).
Ou pour le dire, tout en paraphrasant Deleuze & Guattari :
[I]l y a une topologie extraordinairement fine, qui ne repose pas sur des points ou des objets, mais sur des haeccéités, sur des ensembles de relations […] ; c’est un espace tactile, ou plutôt haptique, et un espace sonore, beaucoup plus que visuel… (Deleuze et Guattari, 1980, p. 474).
Il n’en demeure pas moins que ces procédés liés à la mise en œuvre peuvent, eux aussi à leur tour, tisser des corrélations conceptuelles avec l’« espace nomade ». En effet, pour Deleuze & Guattari, cette variabilité et/ou polyvocité ne sont effectivement rien d’autre qu’un trait essentiel des « espaces lisses » dont la mer en serait le principal exemple ou « le modèle hydraulique par excellence » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 481). Ce qui, du coup, me fait d’ailleurs revenir à ce avec quoi j’avais entamé mon propos : la Méditerranée.
Tout compte fait à la méditer par et pour elle-même, la Méditerranée, du moins selon ma propre intuition, ne fait que réitérer inlassablement – à l’image de ses interminables va-et-vient marins – la même idée : une espèce de nomadisme spatial. Ce qu’elle matérialise – tautologiquement parlant – et met sans cesse en jeu serait quelque chose de l’ordre du passage, plus que l’arrivée à une adresse donnée, à un point de chute quelconque. Ce qui y importe c’est la poïesis de l’itinéraire, son côté « en train » (pour reprendre le vocable de Passeron7). Bref, c’est la forme qui serait sacrifiée au prix du trajet entre deux points, aux coordonnées spatiales différentes. De la même manière, pour le nomade c’est aussi l’entre-deux points (« relais » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 471) selon la terminologie de Deleuze & Guattari) de n’importe quel trajet qui prend toute l’importance et jouit d’une certaine autonomie spatiale. Je fais ici appel à une réflexion de Paul Virilio soulignant que la mer sera le lieu du « fleet in being », où l’on ne se déplace plus d’un endroit à un autre, mais où l’on peut dominer tout l’espace à partir d’un point quelconque. Ce qui fait que l’occupation de l’espace demeure tributaire d’un vecteur de « déterritorialisation » en mouvement perpétuel. Il écrit ceci :
Il ne s’agit plus de la traversée d’un continent, d’un océan, d’une ville à l’autre, d’une rive à l’autre, le fleet in beinginvente la notion d’un déplacement qui serait sans destination dans l’espace et le temps […]. La localisation géographique semble avoir définitivement perdu sa valeur stratégique, et, à l’inverse, cette même valeur est attribuée à la délocalisation du vecteur, d’un vecteur en mouvement permanent (Virilio, 1991, p. 46-49 et 132-133).
Dans cette perspective, Alain Chareyre-Méjan a adopté une doxa tout à fait proche, en insistant davantage sur le caractère ubiquiste de la Méditerranée, qu’il énonce en ces termes :
La méditerranéité du monde tient à ce qu’on se trouve toujours en son cœur, au milieu, puisqu’il ne possède pas de centre absolu et que, de ce fait, ce qui s’y trouve en est toujours au plus près. […] Le plaisir tempéré, la juste mesure, auxquels la mer Méditerranée est symboliquement attachée figurent cet ajointement et cette complicité (Chareyre-Méjan, 2009, p. 121-122).
Au terme de cette analyse, il est important de déduire que l’œuvre Corps étranger de Mona Hatoum telle qu’elle a été appréhendée ici aura au moins le mérite de mettre en crise cette ambivalence de plus en plus caractéristique des temps actuels. En effet, d’un côté le corps de Hatoum est un spectacle de chair propre au commun des mortels parce qu’approché par le truchement du dispositif technologique endoscopique. D’un autre côté, il incarne – de par son identité historique, culturelle, civilisationnelle, religieuse, etc. et son appartenance à des contextes géopolitiques, limites territoriales, cartes topographiques, etc., – aux yeux de l’Occident un parangon de l’altérité et/ou de l’exotisme par excellence. Pour le dire très rapidement : comment être hic et nunc intimement proche d’un corps qui dans la réalité des faits est taxé d’étranger parce que se situant à mille lieux du centre du monde et aux antipodes de tout. En définitive, c’est comme si Mona Hatoum avait voulu nous rappeler cette pensée ouvertement humaniste : l’horizon est moins une donnée spatiale que conceptuelle, les frontières sont d’ordre intellectuel et qu’il n’est de citoyen que du Monde !
Notes
[1] Cf. « Supplément : pensée, arts & Lettres », La presse de Tunisie, (26 novembre 2010).
[2] D’après l’auteur : « Tour à tout descriptif, allégorique, tautologique ou entropique, ce regard icarien et terrestre nourrit tous les imaginaires du trajet, du déplacement et des dérives en art, à travers l’hétérogénéité de ses procédures et de ses médiums » (Cf. C. Buci-Glucksmann, L’Œil cartographique de l’art, Paris, Ed. Galilée, (Collection « Débats »), 1996).
[3] Deleuze et Guattari, 1980, p. 450. A ce propos, Christine Buci-Glucksmann invente le terme « image-flux » qu’elle oppose à l’« image-cristal » analysée par Deleuze : « dans ce moment historique marqué par le passage d’une culture des objets à une culture des flux, […] les machines du temps en art impliquent un passage […] à l’image-flux propre aux écrans et aux devenirs, qui engendrent toute une constellation d’images […] » (C. Buci-Glucksmann, « Esthétique de l’image-flux », La folie du voir. Une esthétique du virtuel, Paris, Ed. Galilée, (Collection « Débats »), 2002, p. 230).
[4] Selon M. Guérin, la « topoïétique » voudrait d’abord dire que « la première chose créée par la création, c’est son lieu propre » (M. Guérin, L’espace plastique, op. cit., p. 89).
[5] Cf. H. Bergson, Les études bergsoniennes, trad. R. Mossé-Bastide, Vol. II, Paris, Ed. A. Michel, 1949, pp. 9-104.
[6] Expression prononcée par l’artiste dans une conférence donnée le 10 septembre 1996 au J. Paul Getty Museum. Barthes, lui, qualifie cette « indifférence » ou insensibilité de la machine envers l’Humain de « violence optimale » (Cf. R. Barthes, Roland Barthes, (1975), Paris, Ed. du Seuil, (Collection « Points/Essais), 2010).
[7] Cf. à ce propos : R. Passeron, La Naissance d’Icare : éléments de poïétique générale, Marly-le-Roi, Ed. Ae2cq, (Collection « Poïétique »), 1996.
Bibliographie
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– Passeron, René, « L’universalité de l’art et l’intériorité méditerranéenne », dans Etudes poïétiques. Conférences tunisiennes, Tunis, Wassiti/Sunomed, 2007.
– Philippi, Desa, « Some Body » dans catalogue d’exposition Mona Hatoum, Paris, Mnam-Centre de création industrielle, Centre G. Pompidou, 8 juin-22 août 1994, Paris, Centre G. Pompidou, 1994.
– Virilio, Paul, Vitesse et politique, Paris, Galilée, coll: « L’Espace Critique », 1991, 187 p.