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Technologies de la guérison

Anna Halprin dans Le souffle de la danse

Le shaman parlait de tendons arrachés et de sang sucé. Il disait que sa tête se trouvait à quelques mètres de hauteur. On l’avait empalée sur la pointe extrême d’une longue barre de métal. Et de là, elle contemplait le reste du corps en train de se faire triturer et réduire en miettes. 

Notes dispersées

Que faire, comment s’y prendre lorsque la médecine s’avère rudimentaire, inadéquate, impropre à traiter les esprits subtils et les fantômes inquiets qui opèrent à même la physiologie humaine ? Changer de stratégie. Se mettre à danser frénétiquement. Et puis à crier. C’est peut-être là l’astuce. L’art comme rituel cathartique et à la fois comme exorcisme. Seul moyen qui nous reste pour négocier avec les puissances du monde invisible. Et pour nous défendre contre leur terrible arbitraire. Pardon ? Que dites-vous ? La force thérapeutique de l’art serait supérieure à celle de la médecine ? Vous êtes sûr ? N’avez-vous pas l’impression d’exagérer un peu ? 

Certes, tout cela peut paraître absurde, insensé et même choquant, j’en conviens. Mais le fait est attesté, disponible, sous les yeux de tous. Attesté ? Attesté où ? De quoi êtes-vous en train de parler, Monsieur ? Je parle d’une œuvre vidéographique intitulée Dancing my cancer. L’artiste-concepteur est Anna Halprin1. Au début des années soixante-dix, Anna se fit diagnostiquer un cancer du côlon et des intestins. Un vide noir et profond menaçait de l’entraîner loin de tous les soleils. Et que fit-elle alors ? Elle imagina un étrange rituel. Un rituel fait de hurlements démoniaques et de gestes désespérés à exécuter devant la radiographie de l’hôte oncogène qui l’avait prise d’assaut. Une véritable danse de la possession, quoi ! 

Naturellement, la performance fût filmée. Et c’était là l’essentiel ! Anna le savait bien. Il lui fallait introduire sur scène une sorte de Témoin détaché. Il lui fallait l’œil nu et souverain du téléobjectif. Et pourquoi au juste ? Pour surprendre et, par là, contenir, l’ennemi insaisissable qui s’agitait en elle. Pour en pixelliser les traits et en juguler l’offensive lancinante.

Anna Halprin, Dancing my cancer

En plaçant la technologie vidéo au centre de sa performance thérapeutique, Anna Halprin,  eut le grand mérite de réactiver, et d’adapter à la sensibilité et aux pratiques de notre époque, une sagesse dont on avait presque perdu les traces depuis au moins les tragiques grecques. Une sagesse purgative et purificatrice, survivance archaïqued’un monde qui, contrairement au nôtre, ressentit le besoin d’aiguiser le regard et de vivre les yeux bien ouverts. Ah oui ? Vous dites : « les yeux bien ouverts » ? D’accord ! Mais ouverts à quoi ? Eh bien, à tout. À tout ce qui sortait de l’obscurité. À tout ce qui outrageait le corps et la conscience, les frappant par derrière. Observer sans interruption ! En des temps très anciens, ce fut là la seule voie vers la délivrance. La seule manière de dessiner un espace de vie en dehors de l’irréfrénable caprice des forces destinales. 

Anna aussi l’avait compris ! C’est pour ça qu’elle se tourna vers le caméscope. C’est pour ça qu’elle se cramponna à cet œil invisible et qu’elle en fit, en quelque sorte, son ultime abri consolateur, son ultime et délirante planche de salut. Qu’espérait-elle au juste ? C’est simple : décrocher un laissez-passer pour un trajet-retour de renaissance à la vie quotidienne. 

Anna Halprin

Elle était mince, élégante, radieuse. Et dans ses traits s’exprimaient la tendresse, l’humour, l’intelligence. Reflets fugitifs d’une beauté qui ne semblait pas destinée à passer. En 1975, Anna Halprin avait 55 ans et derrière elle une illustre carrière de danseuse étoile. Puis le cancer, comme une goutte de métal en fusion, transperça sa vie. On lui imposa l’ablation d’un ovaire, on lui sectionna l’appareil digestif, on lui implanta un anus artificiel. Le scénario de base était grosso modo celui des démembrements rituels pratiqués par les Yakuzes ou par les Yorouba : dépeçage, antisepsie du sang et des sucs gastriques, inventaire des os, cuisson à feu lent, remplacement des organes perdus par d’autres meilleurs. Pourtant ce n’était pas de la bonne magie. C’était juste de la bonne médecine, mais sans pouvoir curatif, incapable de saisir et de contrôler ce qui est étranger à la matièreEt naturellement, au réveil, rien n’avait changé. Le carcinome était toujours là et avançait comme un feu.

Sur ces approches fulgurantes, une intuition vint se greffer : au centre de la dégringolade, tirant à lui tous les fils, Anna pressentit qu’il y avait quelqu’un. Un esprit, disait-elle. Même si elle refusa de le nommer. Et ce n’était pas là un trou noir, une perte, une spoliation du Moi. Elle y voyait plutôt un compagnon. Un compagnon qu’il lui fallait accueillir en elle-même, avec une bienveillance sournoise. Désormais elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle devait se livrer, malgré ses résistances, à une danse bestiale mimétique. Semblable à la danse humiskatcina des Indiens Mokis. Le but du cérémoniel ? Basculer dans la sphère du visiteur impitoyable, hors série, fanatique qui s’était accroché à elle comme un vampire. Et dans un mélange meurtrier de rage, de désespoir, de joie perverse, en imiter, costumée et masquée, les expressions, les mouvements, les gestes, jusqu’à se transformer en Lui. Pas un passetemps ludique ! Une œuvre de démonologie, plutôt, qui demandait avant tout une certaine disposition auto-sacrificielle, une capacité d’abandon et de soumission presque inhumaines. Dans le théâtre de son cœur allait s’ouvrir une scène délirante. Et sur les planches, elle ne serait plus Anna Halprin, la danseuse étoile maladive, pétrie de drames et de chimères, aux yeux verts presque tristes et aux cheveux soyeux comme ceux de la Belle ferronnière de Leonard de Vinci. Elle serait le véhicule impersonnel, dégradé, corrompu, d’une atroce cohorte de spectres pilotée par le Seigneur des Enfers. Nouvelle Prospérine chancelante de haine, mais reconnaissante. Frêle esquif balloté de ci et de là par les vagues houleuses de l’autre monde. Le cancer comme délectation secrète, inavouable. Une vérité à taire, histoire de ne pas inquiéter les dormeurs. Et l’esquif n’émettrait aucun signal de détresse ; il ne prononcerait jamais un mot contre son ravisseur ; il ne songerait qu’à se faire frapper, grondant et rugissant, par les furieux éclairs de l’existence.

Danse humiskatcina des Indiens Mokis
Belle ferronnière de Leonard de Vinci

C’est à portée de main. Il suffit de taper au clavier « Halprin Dancing my cancer ». Qu’allez-vous découvrir au juste ? Une ménade. Une terrible bacchante secouée par toutes les forces de l’abîme. Trois minutes de délire, de possession, d’enfer angoissant. Et aussi de vitalité inouïe. Au printemps 2012, le cérémoniel ne se déroulait par sur YouTube. Il se déroulait au musée du quai Branly, dans la dernière salle de l’exposition consacrée aux chamanes, aux sorciers et aux maîtres du chaos. Tout au fond de cette pièce labyrinthique, au milieu de visages blêmes saisis d’écœurement, une installation vidéo projetait insouciante les images macabre du sabbat exécuté en 1975 par la danseuse étoile. J’avais l’impression que, d’un coup, une chose inerte allait bouger : une fenêtre s’ouvrir toute seule ou une défroque de medecine-man voltiger dans les airs. Que se passait-il au juste ? Était-ce une ombre qui planait au-dessus de nos têtes ? Ou quoi d’autre ? Je me disais que la tension allait sûrement faire exploser le silence monolithique, qu’elle allait déborder, comme le bassin d’eau d’un barrage rompu. Je croyais que les lattes du plancher allaient se soulever, les miroirs se fendre, les murs s’écrouler en tonitruant. 

Rien ne se passa. Les visiteurs continuaient d’arriver, de s’arrêter, de grimacer, et de repartir rebutés, confondus, ravis, indifférents. Anna était là, à l’écran, ensachée dans son ténébreux suaire. Elle était là, en colossale étrangère, brûlant du feu de la Géhenne. On la voyait fluctuer, gronder, bouillonner, se déchainer, hurler, rugir avec furie, comme si elle chevauchait la crête d’une vague fracassante ou comme si elle copulait avec un démon anonyme à la manière des casulari du moyen âge. L’ivresse envahissait sa conscience en y apportant quelque chose de lointain, d’occulte, d’indéchiffrable. Depuis trop longtemps son unique réalité avaient été les fioles de médicaments, les verres gradués pour les potions, les cachets, les compresses de valium, la morphine, les chirurgies à n’en plus finir, la peur, l’angoisse, les soucis, le désarroi et puis le bruit de son cœur qui battait, battait, et la sombre sensation qu’il n’y avait rien d’autre que ça au monde, rien d’autre que ce battement fragile à protéger, préserver, encercler, bétonner. Et maintenant ? Maintenant tout cela prenait fin. 

Voulait-elle encore lutter contre l’hôte hideux, informe, efflorescent, qui avait décidé d’occuper ses intestins ? Voulait-elle le liquider, l’expulser dehors, à l’extérieur de son corps, comme s’il n’avait pas eu le droit de la pénétrer, de la violer, de se glisser en elle tel un époux impatient de parvenir à l’acmé de la jouissance ? Non, elle ne le voulait pas. Elle n’avait plus envie de résister, de faire barrage, de se soustraire à la douleur et à l’angoisse et à la dislocation dionysiaque des organes. Fini les traitements au cobalt, les empoisonnements salutaires, la chimiothérapie et la radiothérapie ! À quoi bon tout ça ? Pourquoi s’obstiner ? Comme si la cause véritable de sa dégringolade avait été réellement d’ordre physique ! Elle sentait pulser en elle-même une fiévreuse et écumante convoitise, comme une Soif impersonnelle — soif d’envahir, de s’affirmer, de détruire tout obstacle ainsi que toute forme finie, et cela jusqu’à l’épuisement, à l’effondrement, à la catharsis rédemptrice, à l’auto-combustion de l’élan schizoïde. Était-ce la mort ? Juste son contraire. Quelque chose de désordonné, de primitif. Une masse d’énergie spirituelle en détresse, une fureur sadique montée du sous-sol de l’existence. Fureur de plus en plus insidieuse, ignoble pour laquelle il fallait désormais trouver un exutoire, un lit de canalisation adéquat. Tandis que la nuit l’étreignait, Anna opéra la jonction. Elle laissa l’incube cancérigène la prendre. Elle s’attela à lui, lui confiant le contrôle de ses mains, de ses bras, de ses hanches, de ses genoux, de sa gorge, de ses chevilles, de ses cordes vocales et de ses mollets. Elle s’offrit entièrement au sombre démon, lui accorda le droit de l’utiliser en tant que dispositif pour se frayer une voie démentielle vers la décharge. C’était le plaisir, après tant de mois d’angoisse, de pouvoir enfin vider une ancienne controverse, en acceptant que l’ennemi se promette à tous les envols débridés de son caprice et de sa colère. « Viens ! », lui disait-elle. « N’aies aucune crainte ! Entre nous, en ce jour, il n’y aura plus de désaccord ». 

Que pouvait-elle bien faire d’autre ? Que peuvent bien faire l’homme ou la femme qui souhaitent briser le cercle de la matière, sortir de la geôle du fini, s’évader de l’univers asphyxiant qui les emprisonne et les écrase entre ces murs de plomb que sont la stérilité scientiste, la désinfection logiciste, l’antisepsie rationalisante et la fierté stupide de la résignation médicale — sinon désespérer de tout ? Anna s’était transformée en une artiste titanesque. Non par les dimensions, certes, car dans les grandes dimensions son corps nerveux ne pouvait que se perdre, mais par le type de discernement et la splendeur de l’effort et de la chute. 

La danse de la possession fut enregistrée à l’aide d’une caméra-vidéo. Pendant des heures interminables et exténuantes, Anna cria, se trémoussa, se tortilla. Elle n’était plus elle-même. Elle était devenue une poupée mécanique, un automate, une baudruche, un mystérieux aérolithe actionné par l’innommable ou gonflé par des souffleurs delphiques. Chaque pas qu’on la voyait exécuter à l’écran s’accompagnait de craquements sourds qui ressemblaient à ceux des branches mortes. Son esprit était si vacant, ouvert, perméable que les gestes, les trajectoires et les gémissements se détachaient de lui comme une vielle peau sèche et étriquée. Un seul agent tirait les ficelles. Caché, secret, hors-série. Et Anna avait complètement basculée dans sa sphère. Elle semblait à la fois joyeuse et sinistre, triomphant de vie et mortuaire, mobile à l’extrême et paralysée, lunatique et intentionnellement répétitive, ligneuse comme un cercueil et pointue comme un silice. Ses mouvements, ses cris, ses rires hallucinés n’exprimaient aucun sentiment, n’étaient le corrélatif d’aucune psychologie humaine : je me disais qu’ils appartenaient à une réalité inconnue, qu’ils étaient issus de nulle part. L’histoire personnelle faisait relâche. Clignement du moi, clignement du monde. C’était bouleversant, sidérant, fascinant. Soudain plus d’enveloppes, de couches, d’écorces. Soudain, le nu de la vie. 

Une autre qu’elle, moins vigoureuse, moins inspirée, aurait été écrasée par l’épreuve, bien sûr. Mais Anna avait la vocation de la nécromancienne exorciste. Et elle était en même temps un excellent mime. Une sacrée imitatrice qui convertissait toute chose en théâtre de marionnettes. Même sa maladie, même sa mort. Même son amour pour l’existence. Les visiteurs, debout dans la pièce, discernaient-ils les bandelettes invisibles, aussi minces que les cheveux, que le montreur de pantins faisait ondoyer dans ses mains expertes ? Ou pensaient-ils que c’était réellement Anna qui croassait, gigotait, connaissait la douleur et la démence, se levait et s’agenouillait ?    

Deux semaines plus tard, il n’y avait miraculeusement plus rien. Plus traces de la tumeur. Plus de trace du Prince des ombres. Elle était guérie. Elle avait échappé à la gueule des Enfers. Non par les moyens de la médecine. Mais par les moyens de l’art. Et du cri. Et de la danse. Soulagement de la tension. Le printemps pouvait commencer, la graine s’ouvrir, les feuilles de cerisier se vêtir de reflets argentés.

Hadès

La nature entière participe à sa fête. Les rouges-gorges, quand ils tourbillonnent en vol le soir. Les sveltes goélands, quand ils contemplent les nuages, immobiles sur le sable. Et avec eux les coquelicots et les chênes. Et les fruits qui tombent des branches. Et les rayons de soleil qui jouent dans les feuilles. Et les sommets enneigés qui rougeoient au crépuscule. Tous savent le mystère. Tous l’attestent. Tous ont vent de sa présence. Tous la célèbrent. Seul l’homme, trop affairé, trop hautain, trop peureux, trop occupé par lui-même, l’ignore. C’est pour ça que le Dieu vient à lui sans visage. Ou avec le plus anonyme des visages. Requête ténébreuse. Plainte. Effroyable doléance. 

Hadès est une figure de l’indifférenciation. Nul ne peut le contempler avec des yeux mortels. Nul ne peut dévoiler ses secrets. C’est un être froid, distant, jaloux de sa solitude, constamment miné par une impalpable nostalgie, saisi d’angoisse à l’idée que ses secrets puissent être mis à nu. Il cultive la marge, se joue des ordres religieux, déteste les liturgies et les sanctuaires, n’accepte ni nomenclatures ni cultes officiels, aime désespérément sa liberté. Ce qui l’intéresse se trouve ailleurs. Son royaume est la pénombre : plein d’antres, de vergers, de carrières, de collèges, de plates-formes tournantes, de villes souterraines destinées à demeurer foncièrement impénétrables. Néanmoins ce dieu si discret, si émancipé, si soucieux de préserver son mystère, est marqué par une profonde et apparemment paradoxale ambigüité. Le voilà sortir de sa retraite et nous harceler sans répit, nous demander des comptes à rendre, rayonner sans égard pour personne, nous montrer une interminable liste de dettes terrifiantes. Pourquoi autant de courroux, de hargne, d’animosité et de frustration ? Que faut-il en conclure ? Que veut-il de nous cet être si lointain, si torturant, si abrupt, si indéterminé ? Un corps. C’est cela qu’il exige. Qu’on lui offre un corps florissant de jeune vestale. Pour s’incarner, se définir, éprouver quelque chose, se raconter, sentir, circuler spasmodiquement, condenser sa puissance, tonitruer, souffrir, faire craquer la surface des apparences, subir le martyre, s’emporter telle une violente bourrasque — ou telle une sale psychopathe endiablée. 

Son regard s’éclaire lorsqu’il aperçoit une proie consentante. Alors en tendant la main, il s’avance vers elle. « Excusez-moi », s’exclame-t-il ! Ne pourriez-vous pas me consacrer un petit moment ? ». « Oui ! Partons ». 

C’est un rapt. Semblable à un rite bestial. Ou à une onde sonore bien plus large et déchirante que celle qui fut transcrite en état de somnambulisme par Edward Munch. Comme si des millions d’Hécubes, de Rachels, de Jobs et de Cassandres se mettaient soudainement à remuer et à brailler à l’unisson dans une caverne. Vie, os, souffle, mouvements, sensations tortueuses, abracadabrantes, désarticulées, sensations qu’on préférait ne pas … ne pas détecter, ne pas ressentir. L’élan grandit et se ramifie. Rien n’a plus de racine, de stabilité, de compacité. Tout n’est que flux. Flux saccadé de tics convulsifs. Succession de sursauts musculaires et de chocs idéomoteurs foncièrement étrangers à votre Moi-je. 

Le dieu qui était sans rôle, sans emploi, présence stagnante emprisonnée dans le filet de l’imagination, trouve enfin un crochet salvateur. Une main le tire hors du trou de son inexistence. Et le catapulte entre les mailles très serrées de la physiologie humaine. Désormais, il peut prendre pied, expérimenter sa souffrance, l’intensifier jusqu’à la débandade et puis la racheter telle une mère charitable par le baume miraculeux de la prière, de l’exorcisme, du cri hystérique. 

Quelle charge dangereuse ! Quelle envie de se soustraire à la claustration. On dirait un orage magnétique. Une sorte de faradisation ou fulguration des synapses. Après une compression prolongée et un douloureux enkystement, il se libère. Si plein de vitalité, si débordant de joie, si irrespectueux, si heureux d’être au monde, de jouer avec les identités et de raconter son histoire. Le dieu se libère et extrait de lui une galerie interminable d’images fastueuses et aveuglantes qui aussitôt se soudent, s’articulent prennent la forme d’un fortissimo de la guérison. C’est exactement ce qu’il lui fallait. S’imposer à quelqu’un. Afin d’obtenir un peu de reconnaissance. Et toute reconnaissance est au premier chef transcription d’un geste, d’un profil, d’un récit. 

Il n’y a rien à faire avec Lui, avec ce prédateur anonyme, cet Autre qui est en nous et dont nous dépendons entièrement. Rien à faire sinon l’observer constamment, l’accueillir et puis lui permettre de nous enlever, de nous conduire en bas, dans l’enfer de nos défaillances organiques, là où tout n’est que aubes navrés, larges remords, hoquets, larmes, tripes enroulées. C’est ainsi que l’impensable, le jamais vu, « le toujours attendu, avec une soif dévorante » peut se produire, si d’étranges victimes s’introduisent dans le pays des lamentations, là où nichent le Chagrin et les Soucis, la Peur, la Mort et la Maladie, ombres moroses qui s’étendent dans la vaste nuit et désespèrent d’une voix humaine capable de dévoiler les choses qui ne sont pas, les choses qui n’appartiennent pas à la lumière. Alors un renversement total a lieu. Thanatos se dissipe. Un courant s’écarte de la rivière engorgée. La roue recommence à tourner.

L’artiste

Quand il va là-bas, l’artiste n’est jamais seul. Et il le sait. Il sait qu’une intelligence plus haute que la sienne le surveille. Et que le moindre faux-pas lui coûtera la vie. C’est pour ça que, parfois, il s’arrête devant un arbre et se met à en ciseler l’écorce, à y graver des images. Un escargot, une flûte, un arc, un bison. Peu importe. C’est une sorte d’astuce. Une stratégie de diversion. Elle consiste à distraire l’œil invisible, qui demeure ainsi ensorcelé, paralysé, séduit par le simulacre. Alors le chasseur peut avancer. La voie est dégagée. À présent, sur le lieu du combat (que celui-ci ait abouti au meurtre ou à la fuite stratégique), surgit l’œuvre. 

Notes dispersées

C’est sans doute là la ruse de l’artiste. Tenir en respect, par une sorte de mimétisme hypocrite, les entités du Grand bas. Se laisser posséder par elles. Leur confier ses organes, ses nerfs, ses entrailles. Et puis prendre du plaisir à observer, et à enregistrer, leur joli zigzague schizoïde, tout en veillant à ne pas flancher, à ne pas faire naufrage. Non ! Celui qui danse, peint ou écrit ne se livre pas complètement. Il creuse un abîme au fond de l’abîme. Il est au-dedans, certes. Mais il conserve toujours une sorte de distance, acquise au cœur même de la pénombre. À sa porte il y a une petite lunette de cuivre jaune par le trou de laquelle il peut voir ce qui se passe de l’autre côté, devant chez lui ou alors à l’intérieur de lui. De même que la jeune fille imaginée par Zweig dansLettre d’une inconnue, il guette sans arrêt. Tendu comme une corde de violon, vibrant de panique quand une présence le touche, il repère chacun des visiteurs et détaille leurs traits nébuleux. Il ne vit que pour ça, oui, rien d’autre que pour ça. Produire une image, un nom, une forme ! Rendre la nuit plus ou moins intelligible ! Un peu comme si le fait de symboliser ou de dire ce qui est en gestation, et croît et souffre et transparait dans les Ténèbres, pouvait réellement calmer les remous ou être d’une aide quelconque. Et quand il n’y parvient pas, quand aucun des visiteurs habituels ne se pointe au rendez-vous, il se sent mort, sans objet, à l’agonie. Il va et il vient de mauvaise humeur, avec méchanceté et ennui, ne supporte rien, ne peut tolérer aucune rencontre, aucune conversation, tout lui fait horreur et doit contenir ses larmes et sa déréliction afin de ne pas effrayer ses proches. Il est dominé par une anxiété et une gêne sourdes, constantes, qu’il n’est pas en mesure de s’expliquer ou de porter à la lumière. Les significations sont perdues. Tout est fracas, fureur, haine, agressivité hurlante et déchainée. Des puissances à l’état libre, contre lesquelles il ne dispose d’aucune protection, le tétanisent, à la manière d’une charge dévastatrice, et provoquent en lui une véritable apocalypse du cœur, faisant de son existence une longue et infâme ankylose.  

Ce ne sont peut-être que des puériles folies dont l’artiste devrait avoir honte. Mais non ! Il n’en a pas. Il n’a pas honte de son boulot. Ni de sa passivité pseudo-mélancolique et quasi-mécanique. Il n’a pas honte de reconnaitre qu’il évolue hors de la carte du connaissable, dans les limbes du Nulle part, dans ce fond nu, dépouillé, où la mémoire, les habitudes et les conventions ne soutiennent plus personne. De toute façon, il ne peut agir autrement. Il ne peut qu’arpenter, brisé de fatigue, le vaste couloir insondable. Chercher le visage de l’esprit sans visage. Le visage de l’esprit qui l’empêche de vivre. Et dans un geste de cruauté grandiose, le chasser, l’expulser de lui-même, après l’avoir nommé, reconnu, ressuscité, après avoir également exprimé l’émotion profonde que tout cela lui procure. Quel courage ! Quelle faculté d’exploiter l’ombre ! 

Pour certains, créer c’est exactement ça. Descendre, degré après degré, dans le royaume inhospitalier de la chasse, dans le « puits », dans les « eaux profondes », dans l’« abîme des ténèbres de la folie », et puis discerner l’Opposant, en étudier les habitudes, de même que les lieux et les dates de migration, déchiffrer ses traces afin de savoir où tendre les lacets, où disposer les pièges, où placer les embuscades. Afin de savoir, surtout, comment lui échapper. Rien qui ressemble moins à un exercice sportif, à un passetemps ou au simple goût du risque. Il s’agit plutôt d’un problème vital essentiel. Une sorte d’ascèse qui demande concentration et attention, naturellement. Mais aussi une extrême et prodigieuse capacité d’aiguiser les sens, puisqu’au fond il s’agit de localiser l’ennemi pour ensuite l’acculer à une impasse et lui soutirer à la fois le consentement au sacrifice et à la conversion en nourriture.

Le retour du Tragique

Toujours la Grèce voyage, écrit le poète Séféris. Et son éternel passager, le Tragique de l’existence humaine, ne s’est jamais vraiment éteint. Il est parvenu jusqu’à nous. Même si, avec le temps, notre perception s’est redoutablement estompée et que nous ne disposons plus de liturgies, de chœurs cathartiques ou de gestes collectifs pour le représenter et l’accueillir. Le Tragique qui autrefois peupla les fantasmagories d’Éleusis et les récits de poètes tels Homère et Sophocle est encore là. En nous et tout autour de nous. Et il essaime et se contorsionne, n’attendant que l’occasion de raconter de nouveau son histoire, de décharger sur place toute sa puissance et de se libérer ainsi du poids de ses peines. À présent, nous sommes sans protection. Perforés, déchirés, brisés par les discontinuités et les défaillances, ouverts à toutes les lubies et à tous les fantasmes qui sourdent des ténèbres. Et notre tâche dorénavant consistera à voir, à observer attentivement. Et puis à pixelliser et à enregistrer l’invisible. À la manière du Témoin caméscopique : sans s’opposer à ce qui vient, sans retenir ce qui va. Telle est l’indication silencieuse que nous transmet Anna Halprin. La captation vidéographique comme nécessaire stratégie de survie. Stratégie narquoise, consistant à tendre une main charitable aux silhouettes qui sourdent de l’ombre, pour ensuite les guider incognito, sur un sentier troublant et convulsif, vers l’auto-combustion purificatrice. 

Je ne parle pas d’un spectacle. Mais d’un rite véritable. À méditer. À répéter dans le silence de sa demeure ou de sa chambre. Seul, absorbé, vigilant. Expérience hors série ! Grâce à elle on se désemballe. On reprend pied, peu à peu. Enfin, on respire.

Notes

[1] Cette œuvre fût présentée pour la première fois au grand public en 2012, à Paris, au Musée du quai Branly, à l’occasion d’une rétrospective sur les maîtres du chaos, les shamans et les sorciers d’Orient et d’Occident.