Nous avons vu que l’analogique se distingue du virtuel par son attachement à quelque chose qui lui préexiste. Une réalité est captée sur le vif ou construite puis transférée sur un support. Cette image n’est alors que l’estampe d’une réalité préexistante, une trace comme l’a démontré Couchot, qui se fixe sur un support matériel. Par contre, lorsque je produis des documents à l’ordinateur, je numérise de l’information compréhensible par la machine, information qui devient par le fait même immatérielle et autonome. De plus, cette information codée en nombres binaires est accessible grâce aux interfaces. Si je numérise une photographie (un cas des plus ambigu) le grain, l’émulsion et les couleurs perdent leurs propriétés physiques, elles n’existent maintenant que sous forme de chiffres. L’image qui apparaît alors à l’écran devient une simulation de l’image imprimée, car la lumière des pixels a remplacé les matières chimiques que sont l’encre ou les émulsions. Par ailleurs, le processus computationnel par lequel la photographie s’est virtualisée a remplacé le support. Et bien que l’information mémorisée dans sa forme algorithmique puisse être enregistrée sur disque, c’est pour être ultérieurement soumise à d’autres calculs. Parce qu’elle est vive et libérée de tout support, la mémoire computationnelle est beaucoup plus souple que les mémoires tangibles des supports analogiques. Plutôt que d’être un récepteur passif d’une représentation, je peux maintenant en tant qu’utilisateur, m’insérer de manière instantanée, en temps réel, au processus de traitement de l’information. Je peux penser simultanément avec cette machine qui pense.
En tant que prolongement de ma pensée, la réalité virtuelle permet donc l’interactivité, c’est à dire un certain pouvoir de décision pour l’utilisateur, un certain contrôle sur la production ou la consultation des documents. Et c’est paradoxalement le fait que l’information soit libérée de la matière qui me permet de la manipuler. Avec le clavier et la souris, je peux dialoguer avec l’image produite à l’écran, un dialogue qui implique la tactilité et le geste comme nous allons le voir plus loin. Il deviendra alors évident que les nouvelles technologies, en permettant la consultation interactive, font appel à une sensorialité beaucoup globale que la simple lecture visuelle parce qu’à celle-ci s’ajoute maintenant le geste, qu’il soit réel (manipulation des interfaces physiques) ou virtuel (manipulations simulées).
Le virtuel accorde donc une grande place à l’interaction non pas seulement parce qu’il est immatériel mais parce qu’il permet aussi la simulation. Il importe ici de souligner que cette simulation englobe aussi notre manière d’être présent en tant qu’utilisateur. En s’inspirant de la méthode comparative de Nathan Shedroff1 qui consiste à placer sur une gamme les degrés d’interactivité des diverses activités humaines, nous avions avancé que, si les documents imprimés avaient un certain degré d’interactivité du point de vue de la consultation, cela dépendait d’un possible rapport tactile avec un objet. On peut naviguer dans un livre parce qu’on peut le manipuler et le déployer dans l’espace. La flexibilité que permet la feuille pliée des cahiers, compense en quelque sorte le fait que l’information y soit assemblée de manière linéaire et définitive dans des pages numérotées et cousues.
Si, par ailleurs, nous avions situé la télévision en bas de la gamme c’est parce qu’elle commande la passivité. Curieusement, c’est encore la perception tactile qui est ici en jeu, ce qui souligne bien l’importance de ce type de sensorialité dans nos rapports avec les médias. Comme nous l’avons dit, la place que la télé laisse aux réactions ou aux interventions du spectateur est pour ainsi dire nulle. La télé est en fait perméable aux choix conscients et réfléchis du spectateur puisque son contenu ne s’adresse pas à nos facultés d’analyse rationnelle mais bien plutôt à nos organes de perception tactile, comme le démontre Derrick de Kerckhove dans ses incontournables et audacieuses analyses présentées dans Les nerfs de la culture2.
Le pouvoir hypnotisant qu’exerce un téléviseur, dès qu’il est en marche, s’explique par le fait que « la télé, nous dit de Kerckhove, s’adresse au corps et non à l’esprit3« . Cette constatation s’appuie sur l’étrange expérience de Stephen et Rob Kline (du Laboratoire d’analyse des médias de l’Université Simon Fraser à Vancouver) qui permet de mesurer les activités neuromusculaires d’un sujet exposé à une série de séquences télévisées des plus courantes. Elle démontre que le sujet réagit instantanément de tout son corps au rythme continu des séquences. De Kerckhove en conclut que le contenu de nos émissions télévisuelles est perçu par le système nerveux et non pas par l’esprit qui lui, n’a pas le temps de réagir. En effet, ce pouvoir hypnotiseur de la télé est basée sur un bombardement continuel de stimuli qui ne font qu’attirer l’attention, un flux linéaire d’images et de sons qu’on arrive jamais à rattraper, neutralisant du même coup notre sens critique et notre pouvoir de distanciation. Un peu comme la musique, note de Kerckhove, la télédiffusion module notre sensibilité par la « manipulation rapide de nos réactions neurophysiologiques », il ajoute: « C’est si rapide et si puissant que ça se rapproche plus d’une modulation magnétique de notre sensibilité. La télévision module nos émotions et notre imagination d’une façon qui se compare à l’énergie de la musique4« . Et qui n’a pas remarqué que le fait de couper le son, diminue l’impact médusant de la télé? Ce qui révèle du même coup le caractère révolutionnaire de ce média multisensoriel, qui diffuse en réseau l’audio et le visuel.
L’intérêt de cette analyse, réside premièrement dans le fait que l’aspect non interactif pour ne pas dire carrément abrutissant de la télé est basé sur la perception non consciente plutôt que sur la perception consciente et auditive d’un « message ». Deuxièmement, la comparaison que l’on pourra faire entre l’écran de télévision et l’écran de l’ordinateur, comparaison qui va nous faire passer d’un extrême à l’autre sur le spectre de l’interactivité, se situe sur ce même plan, celui de la sensorialité et du tactile. L’image diffusée électroniquement en continu diffère de l’image numérique virtuelle dans la mesure où je peux réagir, je peux dialoguer, avec une réalité simulée et flexible. Comme le démontre de Kerckhove, il y a bien un contact physique entre le téléspectateur et le téléviseur, mais on parle ici d’un toucher unidirectionnel qui fait de nous des êtres très plastiques une fois notre sens du jugement suspendu. Par contre, s’il était possible de rendre ce rapport bidirectionnel, la nouvelle sensorialité amenée par la télévision pourrait peut-être devenir autre chose qu’un instrument de conditionnement des masses:
Une manière de dire que tout ça tourne autour d’une question de contrôle et que ce contrôle passe peut-être par l’appropriation des données numériques de la part d’un utilisateur plutôt que par l’émission continue d’un signal électronique, un spectacle indissociable de sa source, soudé qu’il est au réel construit par les réalisateurs et leurs commanditaires.
Il importe ici de souligner que l’image télévisuelle n’est pas virtuelle malgré le fait qu’il s’agisse d’une projection directe de lumière. Car cette lumière emprisonne et paralyse le spectateur dans un éternel présent rendant impossible toute réappropriation et distanciation6. Edmond Couchot souligne, pour sa part, le fait que l’image télé est plus qu’une image cinématographique sur laquelle une réalité s’est imprimée pour devenir re-présentation. La TV représente en même temps qu’elle rend présent un réel et ce, au moment même où il se construit lors de la diffusion. Dans toute son attisante lumière, la télé impose une présence, une temporalité caractérisée par l’immédiateté ou la fatalité de son événement. Pour Couchot, il est alors plus approprié ici de parler non pas de présentation, ni de représentation, mais de surprésentation car « la surprésentation télévisuelle fait coïncider le temps de la réalité saisie dans son écoulement, celui de son image et celui du regardeur7. » Cloué qu’il est dans l’événement, le téléspectateur est en même temps isolé du passé et du futur:
Pour réagir, dialoguer, répondre à l’écran je dois me libérer de cette emprise de la télédiffusion. Pour que je puisse devenir manipulateur et non plus manipulé, je dois pouvoir prendre mon temps et déposer gentiment l’événement dans une mémoire vivante. L’actualité de l’événement pourra ainsi faire place à l’éventualité puisque mon temps coïncide maintenant avec le temps des calculs algorithmiques: « La modalité temporelle des mondes virtuels est l’éventualité », affirme Couchot quelques chapitres plus loin9. Bref, c’est peut-être l’occasion pour nous de « récupérer notre autonomie (de Kerckhove) » grâce à la manipulation d’une réalité virtuelle elle-même autonome et qui fait du toucher un sens actif, un canal par lequel on peut traiter des données, échanger, déplacer, transformer des pensées; un canal de formation plutôt que de désinformation…