C’est en ces termes que Pierre Lévy termine son livre-synthèse sur la cyberculture. Il s’agit en fait d’un rapport présenté au Conseil de l’Europe dans le cadre du projet « Nouvelles technologies: coopération culturelle et communication ». En plus de faire montre d’une concision éclairée en ce qui a trait aux perspectives engagées par les NTIC, Pierre Lévy formule l’hypothèse que « la montée d’un nouvel universel » est le véritable enjeu de la cyberculture, un universel « différent des formes culturelles qui l’ont précédé en ce qu’il se construit sur l’indétermination d’un quelconque sens global » (Ibid, p. 14). Une idée qui reflète la synchronie cyberspatiale des échanges dans laquelle la transmission mondiale (universelle) n’est soumise à aucune idéologie totalitaire, une idée résumée par le quasi slogan: « L’universel sans totalité ». Loin, toutefois, d’être un appel péremptoire à la mobilisation cyberculturelle, cette pensée s’inscrit plutôt dans les réflexions entamées par les McLuhan, de Kerckhove, Couchot et autres penseurs des effets technologiques affectant la condition humaine, que ce soit à travers la technesthésie (les effets sensibles produits par les technologies) ou les structures sociales de la communication.
Dans le champ spécifique de l’histoire de l’art, Walter Benjamin et Abraham Moles, entre autres, ont aussi anticipé une pensée technologique appliquée à l’esthétique. Le premier interrogeant l’impact et la valeur de la reproductibilité, dont le fameux « aura » qui se perd dans le multiple, alors que le deuxième s’intéressera, dans une perspective plus contemporaine, au spectateur en tant qu’acteur. L’un et l’autre ont ceci en commun qu’ils regrettent le temps de la vivacité humaine, de l’événement émanent, qui auraient pour qualité de pourfendre la morosité sans âme de l’uniformisation industrielle. Alors que Benjamin constate la perte de l’aura constitutif à l’objet « fait main » authentique, Moles conçoit le spectateur actif comme l’antidote à cette même perte.
Rappelons ici ce passage tiré de la Théorie des actes: vers une écologie des actions de Moles et Rhomer, dans laquelle est amenée la notion d’incertitude dans les processus:
Cette quantité d’incertitude correspond aux variations dans l’expérience esthétique apportées par l’action des intervenants. Cette incertitude est aussi le propre du cyberespace et de l’interactivité. Une notion d’incertitude soutenue et alimentée par la synchronie cyberspatiale des informations et des échanges. Dans cette grouillante sphère communicationnelle, la seule certitude repose sur le contexte actuel de l’échange, impossible d’y percevoir une totalité comme un objet stable ou sur lequel il serait possible de se référer.
Depuis l’avènement de la photographie, une pensée technologique chemine et la cyberculture, dans cette perspective, marque un point de non-retour. Un mouvement épistémologique cependant peu remarqué par les historiens de l’art. En effet, pour plusieurs la technologie est un passage obligé vaguement associé à l’industrialisation et aux entrelacs machiniques. On y fait référence sans y accoler un véritable ancrage dans la continuité. Cette attitude correspond malheureusement à un dualisme trop longuement entretenu à la faveur de la dissociation du corps et de l’esprit, un modèle dont on retrouve de multiples clones à différents niveaux. Cette dissociation n’a pas manqué d’être appliquée aux arts technologiques comme le souligne Louise Poissant: « […] notre vieux fond dualiste refait vite surface en matière d’art technologique. On associe l’ordinateur à un cerveau et l’art qui en découle à des productions dépourvues de sensibilité. » (Louise Poissant, Archée, décembre 1998).
L’aspect horizontal (non hiérarchique) des échanges dans le cyberespace permet justement de contrer ce clivage entre la sensibilité et la machine, entre le corps et l’esprit. The Unreliable Archivist des artistes Janet Cohen, Keith Frank et Jon Ippolito propose une avenue fort intéressante dans cette direction. Non seulement parce qu’il s’agit d’une oeuvre dédiée a priori au Web, créée dans un esprit participatif, mais aussi parce que son matériau repose entièrement sur les archives de ce site pionnier qu’est adä’web. Nous nageons ici en plein cyberespace et en pleine cyberculture, un projet Web entièrement nourri par la virtualité. La 9 Gallery du Walker Art Center, dirigée par Steve Dietz (voir le profil de S. Dietz sur Archée), est l’initiatrice de ce projet.
äda’web, pour sa part, est considéré comme un des premiers sites dont le mandat visait à favoriser la communication entre les artistes contemporains et le monde en ligne. Le trio Cohen, Frank et Ippolito est, d’autre part, considéré comme une référence en matière d’expérimentations à partir des ressources interactives du Web. Il allait donc de soi qu’à titre inaugural, suite à l’acquisition par le Walker Art Centre de la totalité des archives d’äda’web (äda’web sur Archée), que Steve Dietz propose à ce trio de créer une oeuvre ayant comme matériau les archives elles-mêmes, The unreliable Archivist.