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Entretiens

No Memory / Un entretien avec Valéry Grancher

L’entretien a été réalisé au début de février 2000

Bertrand Gauguet : De votre formation d’ingénieur au fait de devenir artiste, pouvez-vous nous expliquer aujourd’hui ce qui a motivé votre cheminement, ce qui a déterminé votre décision?

Valéry Grancher : Je suis devenu ingénieur par nécessité, de la même façon que je n’ai jamais eu l’intention d’être un jour artiste. Je suis devenu artiste un peu malgré moi: des raves party en passant par mes expérimentations diverses, la vie m’a amené sur un terrain où mes activités ont acquis un statut dit artistique. Et c’est rétrospectivement que l’on s’en rend compte, bien qu’il n’y ait pas eu de programme préétabli, ni de choix déterminés. Par ailleurs, du fait de ce vécu, il est clair que mon travail se joue de ces contradictions et de ces oppositions. 

Le titre de votre site No Memory est en contradiction avec son contenu, c’est-à-dire une mémoire vive contenant les archives de vos projets, certaines de vos oeuvres, une page de liens vers des sites artistiques de votre « communauté », etc. Pourquoi marquer d’entrée cette ambivalence avec cette notion fondamentale de la culture numérique qu’est la mémoire?

No memory a été choisi comme titre pour bien marquer l’opposition entre la mémoire humaine et la mémoire numérique. Des vieux clichés persistent en présentant la mémoire informatique comme plus fiable que la mémoire humaine. Ce qui est défini comme stockage et accumulation a acquis le statut de mémoire. C’est un contresens! La première faculté de la mémoire est l’amnésie, l’oubli, la non rémanence. Que se passe-t-il en périphérie des puits quantiques de l’oubli?… nous y voyons la fabulation, l’hallucination et le rêve. La mémoire numérique n’est nullement douée de cette faculté si humaine! No memory est un atelier ouvert où les internautes peuvent voir la genèse des différents processus interactifs hébergés, il n’est même pas une archive et du fait de son statut, il se trouve déjà en contradiction avec la définition d’une mémoire digitale et numérique. Et de la même façon, du fait de sa nature propre, il est également en contradiction avec la définition de la mémoire humaine. C’est pour souligner cela que j’ai choisi ce titre. 

Notre monde, aujourd’hui, est régi par deux logiques et deux modes de représentation distincts: l’analogique et le numérique. Quel votre positionnement en tant qu’artiste par rapport à cette réalité dualiste, par rapport à votre production qui oscille d’une logique à l’autre? 

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la définition d’une telle dualité, le numérique n’est qu’une représentation parmi d’autres. Le langage n’a par exemple rien d’une représentation analogique: c’est une forme de codage langagier d’une réalité perçue de la même façon que le numérique tend à simuler ce qui est perçu analogiquement. Je préfère parler d’une phénoménologie englobant tous ces modes de représentations. C’est justement ce que j’essaye de faire percevoir dans mon travail où il est souvent difficile de dissocier langage, numérique et analogique. C’est un système de représentation ouvert. 

Dans Autoportrait vous abordez les questions du genre et de l’identité sexuelle qui sont beaucoup traitées par les théories sociologiques et la pensée post-moderne. La condition de l’identité vous semble-t-elle particulièrement modifiée (ou altérée) avec la communication des réseaux? Vous parlez à ce propos d’une identité collective… 

Oui tout à fait! Jusqu’à présent, on a toujours défini l’identité selon la combinaison de classes qui seraient stables: notre genre sexuel, notre classe socioculturelle, économique, etc… Je suis très influencé par la pensée ethnométhodologique de Garfinkel qui consiste à proposer la thèse selon laquelle l’individu se définit par réflexivité au travers de son propre langage. C’est par les interactions langagières avec autrui que son identité va devenir dynamique. Le langage individuel peut se passer de mots, il peut s’agir d’attitudes propres, de regards ou encore de choses imperceptibles. La mondialisation a amené avec elle le nomadisme et la mise en réseau, on peut imaginer aisément quel type d’interactions on peut avoir avec autrui en combinant les deux. Le fait que le réseau s’organise sur la base de communautés liées par des centres d’intérêts communs, sur une période donnée, donne naissance à des identités collectives toujours plus fluctuantes et mouvantes. Des groupes émergent sur les réseaux, se déplacent, disparaissent se dissocient. Cela est fascinant, car la mise en réseau permet une perception globale, voire mondiale de ces modes d’interactions individuelles. Au Japon on commence à parler de nouveaux malaises tels que l’autisme social des otaku, n’existant que sur les réseaux, refusant tout contact langagier et physique dans le monde quotidien. C’est dans ce sens que l’identité dans ces nouveaux contextes peut être altérée, ce sont de nouvelles pathologies psychologiques qui apparaissent, de nouvelles obsessions et névroses.

La psyché qui se projette dans l’espace des nouveaux médias semble d’ailleurs particulièrement vous préoccuper. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet? 

J’ai l’impression d’avoir déjà un peu répondu. Cependant, ce qui est très intéressant ce sont les phantasmes nourris en rapport avec ces technologies nouvelles. Ce qui m’intéresse le plus ce ne sont pas ces projections sur les nouveaux médias, mais plus la façon dont notre sphère perceptuelle s’adapte et se modifie. On est amené à percevoir les choses selon le principe d’ambivalence, de simultanéité ou de relativité. Nos repères classiques sont éclatés, il n’y plus de chemin linéaire qui vaille. On est assis face à un écran, on est fixé et en même temps on se confronte à des instants de 24h00 et à des globalités. Je pense que nos représentations mentales se trouvent alors influencées, on ne perçoit plus la mémoire de la même façon, l’image réflexive qui nous est renvoyée amplifie nos traits dominants. Ce n’est ni plus ni moins que le mythe de Narcisse face à la surface de l’eau.