The Advice Bunny : Dites-nous comment s’est fait la transition entre l’exposition Machinate et le site Web Machinate? Le fond et la forme de votre projet en ont-ils été modifiés?
Laiwan : Machinate a été partiellement inspiré par l’essai de Paul Virilio « The Third Interval: A Critical Transition »1. Ce dernier y examine l’actuelle transition culturelle, c’est-à-dire le passage d’une culture industrielle, de type analogue et tactile, à la culture digitale et virtuelle de l’information. Cette transition m’apparaît confuse et j’ai voulu mettre en valeur les comportements humains dont on ne peut se passer. Dans ce monde où on reste accroché à des valeurs héritées du capitalisme et du colonialisme, tentant de transporter des croyances et des attitudes d’accumulation des biens et de possession dans le monde virtuel, non-tactile, de la société de l’information.
J’ai voulu déterminer à quoi correspondait exactement l’univers analogique et l’univers digital. Comment le passage de l’un à l’autre changeait notre façon de comprendre, de percevoir et de circuler dans le monde, j’ai aussi de tenté de comprendre en quoi il s’agissait d’une rupture épistémologique importante.
Ma recherche considère le film en tant que médium analogique et la vidéo comme un médium digital. Avec le film il est possible de voir chacune des images sur la pellicule et d’identifier les scènes simplement en les regardant. Avec le digital, il n’en va pas ainsi… tous les rubans vidéo se ressemblent, un ruban magnétique noir, tout comme les cédéroms sont identiques. Difficile de connaître le contenu par l’apparence physique, il nous faut donc un matériel supplémentaire pour lire, voir et entendre. La connaissance immédiate et les sensations tactiles n’y sont plus. Qui plus est, le design répétitif du matériel nous est devenu familier : la boîte noire du lecteur vidéo ou la surface chatoyante et ronde des cédéroms.
Prendre conscience de l’uniformité m’apparaît important parce l’univers digital repose sur une uniformisation des formes. Le summum de cette uniformité étant l’ordinateur. Le processeur, le moniteur, la souris et le clavier sont les composantes essentielles avec lesquelles on interagit. On ne peut pas interagir autrement. Nous sommes tous placés devant nos ordinateurs de la même manière et nous devenons plus sédentaires. Tout est orienté vers le cerveau, les yeux et le bout des doigts, les autres parties du corps sont inutilisées ou sans utilité. Nous sommes maintenant bien entraînés à s’asseoir devant cette machine ubiquitaire et nous serons dressés à ne pas exiger d’autres types de relation, d’interactions ou d’expériences.
C’est ce qui a transformé Machinate dans sa version Web. Le site est une oeuvre différente, le concret traduit dans sa forme virtuelle. Plus question de voir la boucle dansante de la pellicule au-dessus de nos têtes dans un espace-temps « réel », pas plus qu’il n’est possible de faire le tour du projecteur en entendant le ronron du moteur tout en lui accolant une existence anthropomorphique. Il n’y a plus cette expérience du corps en son entier, mais une approche contrôlée, prédéterminée, uniforme, dans laquelle la seule variation consiste à cliquer. Voilà le changement épistémologique.
Je voulais que cette version en ligne complète l’installation en galerie, pour faire ressortir les différences entre chacun des médiums, pour mettre l’emphase sur ce qu’on gagne et ce qu’on perd en passant de l’analogique au digital et inversement. Le fait que le contenu du travail soit altéré par le médium est une approche structuraliste que je tente de développer.
Et si l’ordinateur avait un corps, quelle en serait la nature?
D’un point de vue philosophique, les ordinateurs sont-ils autonomes? Ne sont-ils pas aussi physiques… dans une forme matérielle? Par « corps », entendez-vous en chair? Seule l’information s’avère être virtuelle ou autonome. L’ordinateur n’est que le médium, un corps mécanique qui a besoin d’électricité pour fonctionner.
Les ordinateurs, sans les humains, ne signifient rien. On peut très bien vivre sans eux, mais sans nous ils sont inutiles, c’est pourquoi je doute qu’ils aient une existence autonome.
Pour qu’un ordinateur possède un véritable corps, il faudrait qu’il puisse expérimenter et qu’il ait des intentions – sur un plan phénoménologique du moins, car il s’agit là d’une terminologie tirée de la phénoménologie. La question qui se pose alors est : est-ce qu’un ordinateur a des expériences? On peut tracer le trajet de l’ordinateur, sur Internet par exemple, ou quelles sont les fonctions logicielles, mais ce ne sont pas des expériences telles qu’on les connaît. Elles ne transforment pas son existence. Comparé à l’expérience de l’amour, la terre ne tremble pas pour les ordinateurs! Ce n’est qu’un outil et la question soulevée par Heidegger vient à l’esprit : avons-nous une relation libre avec lui?2
Je ne sais pas si j’aimerais vraiment que l’ordinateur soit vivant… Je lui préférerais certainement mon amie.