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Cyberthéorie

Où va l’image quand le cadre ne l’arrête plus ? Esthétique et clôture de la représentation

Où va l’image quand le cadre ne s’arrête plus ? C’est une question entêtante parce que ses domaines d’application sont infinis; si l’on décide de s’enquérir de son écho dans le domaine de l’art par exemple, nous sommes renvoyés à l’art plastique aussi bien qu’au cinéma, à la photographie mais aussi aux nouvelles technologies. Il faut tenter de trouver les éléments communs à ces formes d’expressions pour apporter les premiers éléments de réponse à la simple mais essentielle question de savoir : qu’est-ce que le cadre ?

Kasimir Malevitch, Carré rouge, 1915

L’un des plus impressionnants, et précoces, exemples nous en fut fourni par le cinéaste Abel Gance avec son film muet Napoléon datant de 1926. L’auteur s’y positionnait en démiurge : il voulait tout voir, tout donner à voir, tout enfermer dans l’image, être partout à la fois, épuiser la perception dans la multiplication des points de vue. Inventeur de la polyvision, son cinéma emblématique célèbre à la fois la folie du cadre total et la pulvérisation du cadre. Plus que toute autre, son œuvre s’empare des multiples langages du cadre, assumant les déferlements d’une image libérée de la clôture de la représentation mais toujours comme prise à revers par l’essence du cadre, un cadre dont elle ne peut durablement s’affranchir qu’en l’accomplissant.

Pour mieux comprendre la nature et les fonctions singulières du cadre, prenons d’abord celui-ci au sens large de bordure, de limite qui fut son premier sens. Considéré sous cet angle, on s’aperçoit que la fin du support matériel de l’image, le papier de la photographie ou le châssis du tableau, constitue un cadre à elle seule. Pourquoi le bord de cette table ne forme-t-il donc pas un cadre ? Pourquoi faut-il parler à son propos de contour, de linéament ? Parce que la table appartient à la classe des objets et non à celle des représentations. Cela nous mène à une première approche du cadre : le cadre a affaire avec la dimension représentative. Par cadre, je dois donc entendre l’interface, le point de contact entre deux mondes, le monde de la représentation d’un côté, le monde « réel » de l’autre. La première nature du cadre est d’exprimer un rapport, de figurer un écart-type que l’on pourrait définir en disant que le cadre manifeste à la fois une intention (la représentation de) et le lieu de la manifestation de cette intention. 

D’où une nouvelle question surgissant à cet endroit : peut-on échapper au cadre ? Peut-on seulement penser à lui échapper ? Si tel était le cas, si la chose était possible, quelle serait la particularité de ce débordement du cadre ? Autrement dit, quelle serait la particularité de ce qui ne serait pas/plus dans le cadre ? Par exemple, notre façon de réfléchir au cadre pourrait ne pas convenir aux intentions et aux objectifs de tel ou tel lecteur de cette étude, voire à la ligne éditoriale même de la revue qui l’abrite. Donc, cette approche pourrait ne pas convenir à un contexte spécifique de production du sens. Une autre définition du cadre se présente maintenant à nous. Le cadre montre ses liens avec la convention et le contexte : il est une convention contextualisée. En tant que tel, il relève d’un choix, il est subjectif; comme la loupe du collectionneur, il isole un ensemble d’éléments qu’il contribuera par là même à rendre pertinents. Le cadre, au niveau où nous en sommes, tient donc un discours sur, un discours à propos de ce qu’il contient. Dans les années 90, le groupe µu élaborait en ce sens une sémiotique et une rhétorique du cadre. Dans son Traité du signe visuel il mettait en avant les fonctions efficientes du cadre : indication, bornage, compartimentage, écho, signature, débordement ou suppression.

Le cadre s’avance donc vers nous sous la forme du commentaire au sens où il fonctionne comme une note écrite en marge d’un texte dans le but de l’interpréter et de lui donner un éclairage. Au point où nous en sommes, nous pouvons donc poser maintenant la nature doublement intentionnelle du cadre, en précisant que par intention on ne désigne pas ici un processus cognitif ou un événement mental, mais un contexte de production doublé d’un contexte de réception sachant que l’un et l’autre ne se superposent jamais exactement l’un sur l’autre. Le cadre, c’est donc aussi la convention culturelle dominante, qui va déborder le cadre d’une œuvre donnée et qui va lui octroyer une raisonnance, lui donner une raison d’être et le légitimer. 

C’est pourquoi la question du cadre constitue un lieu intéressant de questionnement de l’art, d’abord, parce que l’histoire de l’art tout entière peut se décrire, voire s’écrire, comme l’épopée de la sortie du cadre, comme une tentative de déborder constamment le cadre, de s’extraire de lui. Mais refuser la notion même de cadre n’est-ce pas encore obéir à un cadre, c’est-à-dire demeurer sous l’emprise d’une définition, d’un sens donné a priori ? Un art sans cadre par exemple est-il envisageable ? Est-ce une proposition qui a un sens ? Est-ce que nos cadres théoriques, nos postures idéologiques ne nous prennent pas toujours au piège du cadre ? On le comprend mieux ici : chercher à définir le cadre, c’est voir surgir une infinité de cadres qui s’emboîtent très ingénieusement les uns dans les autres. Trois types de cadres nous intéresseront tout particulièrement.