Le monde de Jean-Pierre Aubé est bien réel, quoi qu’intangible. Photographe, il capte à l’aide de récepteurs d’ondes de très basses fréquences (VLF) des paysages sonores imperceptibles aux sens. Le 17 février 2005, il débarquait au Studio d’essai du complexe Méduse avec Save the Waves, une installation conçue dans le brouhaha de la ville pour faire entendre ce qui nous échappe habituellement.
Jean-Pierre Aubé est entré dans le monde de l’art avec une caméra entre les mains. Lui qui aime rester près de la nature comptait sur sa caméra pour capter des parcelles de paysages. Mais quelle que soit la photo prise, il n’en a jamais vraiment été satisfait. Par ailleurs, tout artiste qu’il est, il a toujours porté un regard attentif sur les développements de la science. La science qui tente d’expliquer, de décrire et de comprendre les phénomènes d’ordres naturels, comme les perturbations que subit la magnétosphère, le champ magnétique qui entoure la terre. Et puis un beau jour, Jean-Pierre Aubé a mis de côté sa caméra et, sans délaisser sa nature de photographe, a développé des outils qui lui permettent de capter des morceaux de paysages invisibles à nos yeux. Il s’est mis à fabriquer des récepteurs d’ondes hertziennes de très basses fréquences (Very Low Frequency) capables de capter les sons de phénomènes naturels qui troublent la magnétosphère, comme les orages électriques, les aurores boréales ou le vent solaire. Travail de photographe ? Oui, selon lui, puisqu’il s’agit toujours de créer une représentation du réel à l’aide d’un procédé technologique, en renversant toutefois l’idée que tout phénomène appartient à l’ordre du visible.
Impossible de capter les sons VLF en pleine ville ou dans n’importe quel milieu habité ; ils sont enfouis sous les ondes électromagnétiques produites par nos appareils électriques, les lignes et transformateurs d’Hydro-Québec, etc. Pour arriver à capter les oscillations de la magnétosphère lorsque frappe un éclair, Jean-Pierre Aubé a voyagé très loin et marché très longtemps, au Québec, en Finlande, en Écosse ou ailleurs. Au beau milieu d’un lac gelé, il a un jour installé ses capteurs VLF pour capter les sons d’une aurore boréale. Sur une île du Saint-Laurent, il a encore capté une autre parcelle de paysage invisible, mais pourtant bien réelle et tout aussi présente dans l’environnement que les montagnes, les cours d’eau et les vallées. Pendant des années, il s’est ainsi lancé à la recherche de territoires vierges d’ondes électromagnétiques, territoires plutôt difficiles à trouver, surtout aux États-Unis, où « on ne peut s’éloigner jamais plus de 14 kilomètres des lignes électriques », dit-il en entrevue téléphonique En réponse à cette difficulté, il a un jour installé ses capteurs VLF au centre même de la ville et a ainsi créé l’installation Save the Waves.
Le frigo, le grille-pain, l’ordinateur, la radio ou la télévision, tous les appareils électroniques émettent des ondes électromagnétiques. On ne les perçoit pas vraiment, mais on nage dedans. Save the Waves « capte le son dans lequel nous vivons, mais que nous entendons plus ou moins », décrit Jean-Pierre Aubé. Un son omniprésent et que l’artiste qualifie de « bande sonore du quotidien », comme on dit d’un film qu’il a une bande sonore, qu’elle se fasse remarquer ou non. Si elle nous échappe, la « bande sonore du quotidien » retient l’attention de la science depuis quelques temps, qui s’inquiète des effets qu’elle peut avoir sur notre santé. Est-elle cancérigène ? « On en a parlé encore aujourd’hui dans les journaux », fait remarquer Jean-Pierre Aubé. De son côté, il utilise ses récepteurs VLF pour rendre cette bande sonore imperceptible, perceptible. Les récepteurs d’ondes hertziennes de Save the Waves sont les mêmes qu’utilise l’artiste pour capter les aurores boréales. Quatre récepteurs VLF seront disposés dans le studio d’Essai de Méduse. Les sons captés, après avoir été traités et amplifiés, seront diffusés par huit grands haut-parleurs assemblés en forme de tour. Pourquoi huit ? « Pour faire tourner le son», explique Aubé, intarissable lorsqu’il parle de son travail, mais assez précis lorsqu’on lui demande à quoi devra s’attendre le visiteur. « La seule chose que j’aimerais que les gens retiennent en sortant de Save the Waves, c’est que ce qu’ils viennent d’entendre existe vraiment et qu’aujourd’hui, ils en ont perçu une parcelle ». D’habitude, ce n’est pas l’art, mais la science qui s’occupe de nous présenter le réel. Et lorsqu’elle nous parle de l’environnement, c’est pour nous dire qu’il se porte mal, très mal même et qu’il faudrait bien faire quelque chose pour l’aider un peu. Bien des gens sont à l’écoute, sans doute, car un peu partout sur la planète, on entend les mêmes cris : « sauvons les loups », « sauvons les dauphins » et plus souvent encore « save the Whales ». Un appel retentissant auquel il suffit de changer deux lettres et d’en faire disparaître une pour se retrouver dans Save the Waves de Jean-Pierre Aubé. Le 17 février 2005, à 18h, l’artiste poussait les vagues à leur paroxysme. Personne n’y a vraiment flotté. Il y manquait la poésie d’une aurore boréale ou du vent solaire.
Le site de Jean-Pierre Aubé sur lequel on peut voir et entendre une performance (dans les espaces du Quartier Éphémère, Montréal) qui amplifie la pollution électromagnétique du lieu : http://www.kloud.org/