Le terme de recherche-création dans le domaine des arts doit probablement son existence à l’émergence des arts médiatiques. Le terme d’artiste-chercheur est quant à lui un pléonasme. Cependant la condensation historique imposée par le développement exponentiel des technologies numériques depuis une quarantaine d’années, réactualise cette notion. L’œuvre d’art est un système complexe, concrétion de savoirs inextricablement théoriques et techniques, constellation où se mêlent connaissances sensibles, technologiques, scientifiques, philosophiques, poétiques, spirituelles… Si un seul de ces facteurs subit des changements c’est l’ensemble du système qui doit se ré-inventer. Or l’accélération des mutations technologiques a bouleversé effectivement l’écosystème de l’art et de ses productions. Pour les artistes qui s’engagent dans les arts médiatiques, l’interdisciplinarité s’impose et avec elle, la plupart du temps, les collaborations. Cet aspect collaboratif est un défi lancé à l’artiste impliquant la plupart du temps la mise en commun des moyens de production dans des laboratoires ou centres de recherche, la nécessité de mettre en partage et de transmettre les questions et connaissances développées et parfois le besoin de théoriser une partie de sa recherche. Ces conditions sont inhérentes à la démarche de l’artiste-chercheur. Il ne faudrait pourtant pas ignorer l’écart des problématiques qui se posent aux artistes indépendants au regard des artistes travaillant dans des institutions académiques. Cependant l’un et l’autre, aussi bien dans les centres d’artistes que dans les laboratoires universitaires partagent des questionnements, des définitions, des méthodes, des procédés, processus et procédures. Un des questionnements récurrents dans ces entrevues est celui de la méthode versus la méthodologie. La méthode est un outil capital pour la réalisation du projet : que ce soit pour le chercheur, pour l’équipe, pour les subventionneurs. La méthodologie est le cadre a priori ou le retour réflexif sur les méthodes employées. Elle est la condition de toutes les disciplines de recherche. Qu’en est-il de la méthodologie dans la recherche-création en art?
En tout dix-huit entrevues ont été réalisées auprès de vingt deux chercheurs internationaux1 à l’occasion d’une rencontre sur le thème La recherche-création, territoire d’innovation méthodologique2 qui a eut lieu à Montréal. Tous sont force de proposition. Les chercheurs3, ont accepté de répondre à des questions simplement formulées sur la définition du terme de recherche-création, sur sa distinction d’avec la création, sur la différence entre méthode et méthodologie de recherche, sur la méthodologie versus l’épistémologie de recherche… La durée de chaque entretien se limite à une dizaine de minutes et afin de pouvoir bénéficier de l’originalité des points de vue de chaque participant, ce sont approximativement les mêmes questions qui leur ont été posées. Six entrevues sont publiées dans cette parution, les autres feront l’objet de publication dans des numéros ultérieurs.
Dans son entretien Jean-Paul Fourmentraux observe, à la façon d’un ethnographe nous dit-il, les effets que l’incursion de la recherche industrielle et technologique peuvent avoir sur le statut de l’artiste et de l’œuvre, sur les tensions que peuvent produire ces enjeux parfois contradictoires au sein de la création. Dans ce contexte, son intérêt porte sur le processus d’élaboration de l’œuvre, sur sa genèse, au moment où elle n’est ni encore œuvre ni tout à fait recherche. Il évoque aussi les raisons institutionnelles et politiques du clivage, en France, entre la création et la recherche, questionnant le trait d’union entre ces deux mots. Emmanuel Mahé quant à lui, voit la tribologie, la science du frottement, comme modèle pour une collaboration interdisciplinaire. Il envisage le frottement entre les pratiques comme condition nécessaire à la production de projet de recherche-création et il en fait sa méthode. Il transforme ainsi la contrainte en force pour résoudre les inévitables nœuds qui apparaissent au cours des projets interdisciplinaires. L’artiste Jean-Marie Dallet est habité par une seule et unique question, nous dit-il, articulée autour de l’agrégat conceptuel mémoire-espace-temps. Il nourrit d’abord cette question, comme on nourrit un animal, lors de ses nombreuses formations en géologie, en art et en sciences humaines. Certaines notions développées en géologie par exemple lui permettent de concevoir des géométries mentales qui donneront et prendront forme dans son travail d’artiste et d’auteur, et dans ce grand projet collaboratif Sky Memory Project, qu’il mène avec toute une équipe.
Comment l’artiste définit-il cette différence entre recherche-création et création? Pour Serge Cardinal la recherche-création se distingue de la création, en ce qu’elle met tout en œuvre pour problématiser une question. Il utilise tous les matériaux, les techniques, les figures de son art, le cinéma, afin d’explorer cette question, qui peut elle-même provenir d’un tout autre champ. Cette démarche qu’il déplie tout au long de son entrevue, est, précise-t-il, sa contribution de praticien aux développements des connaissances en milieu universitaire.
Une des pierres d’achoppement de la recherche-création se situe dans la notion de méthodologie. Ainsi que l’énonce Sally Jane Norman, dans son entretien, la méthodologique dénote une conscience et une réflexivité des termes employés pour formuler les questions de base de la recherche en cours et constitue l’éthique du chercheur. Cependant le discours sur la méthode est souvent envisagé par l’artiste-chercheur comme étant normatif et, par là même, mettant en danger la singularité de son processus de production. C’est cette tension et ce péril que l’on entend dans les entrevues de Serge Cardinal et Jean-Marie Van der Maren. Jean-Marie Van der Maren insiste sur la différence entre méthodes et méthodologie, considérant celle-ci comme dogmatique. En revanche l’identification rétrospective des méthodes en fin de projet lui semble très importante, car ce qui se joue selon lui en recherche-création c’est la transférabilité des méthodes identifiées vers certains métiers dans le domaine des sciences sociales et des thérapies par exemple.
Notes
[1] Sally Jane Norman, Serge Cardinal, Jean-Marie Van der Maren, Jean-Simon Desrochers, Xavier Lambert, Jean-Marie Dallet, Jean-Paul Fourmentraux, Carlos Sena Caires, Emmanuel Mahé, Emmanuele Quinz, Samuel Bianchini, Christof Migone, Marie-Claude Bouthillier, Daniel Canty, Patrick Beaulieu, Maria Lantin, Glen Lowry, Aaron Sprecher, François Leblanc, Louis-Claude Paquin, Sylvie Fortin, Pierre Gosselin.
[2] http://www.methodologiesrecherchecreation.uqam.ca
[3] Les entrevues ont eu lieu dans la mezzanine d’Hexagram. HexagramUQAM regroupe des chercheurs qui sont spécialisés dans la création et l’étude d’œuvres d’art faisant appel à diverses technologies numériques ou analogiques. Il a pour mission d’animer et de coordonner la recherche-création dans le domaine des arts médiatiques, de soutenir la création expérimentale et de susciter, dans ce domaine, les innovations artistiques et le développement de méthodologies nouvelles et renouvelables.