On comprend que par le passé, les artistes, munis de leur intuition, de leur génie créateur et de leurs savoir-faire transmis par compagnonnage, n’aient pas ressenti le besoin de questionner leur méthodologie. L’inspiration semblait avoir réponse à toutes les questions, et les techniques et les approches étaient gardées secrètes, en partie d’ailleurs pour préserver de l’art le caractère énigmatique. Ajoutons que la notion de méthodologie comporte une dimension prescriptive qui se heurte au sentiment d’indépendance et au désir d’originalité de l’artiste.
Mais dans le contexte actuel, l’artiste est interpelé par toute une série de références empruntées à l’univers des sciences, et aux théories du chaos, des flux, des catastrophes ou des cordes, jouant sur des notions de virus, de codes ou de vie artificielle ou s’attaquant à des problématiques reliées aussi bien au développement durable qu’à la toxicomanie, à la mondialisation ou aux diverses crises économiques, climatiques, politiques. L’art actuel engage un dialogue avec d’autres disciplines n’ayant rien d’artistique et avec des chercheurs provenant de tous les horizons scientifiques. Ces croisements ont provoqué et favorisé l’émergence, dans le champ de l’art, d’éléments de méthodologie. En effet, les collaborations et la rencontre de domaines différents que l’on cherche à pénétrer ou à partager obligent à préciser les étapes et les articulations de la démarche. Le questionnement de l’autre, partenaire ou collaborateur, exerce par ailleurs un effet qui retentit sur la position de l’artiste. Ajoutons que le rôle déterminant de la formation universitaire en art et le besoin de réfléchir à ce qui contribue à la démarche créatrice ont aussi largement contribué à la réflexion sur les méthodologies de la recherche et de la création.
D’ailleurs, c’est en amont de la création que certains ont choisi d’aborder cette question par le biais d’un nouveau type d’investigation portant sur les méthodologies. Diverses tentatives cherchent en effet à nommer et à décrire ce qui préside au cheminement de l’artiste : la portée de la théorie dorénavant de plus en plus présente, sédimentée dans les œuvres ; l’impact de la technique et des contingences matérielles ; le jeu des facultés et les dispositions cognitives et physiques mises en œuvre ; les contextes sociaux culturels, voire les habitudes et les stimulants favorisant la création ; le rôle du hasard et de l’erreur ; la place déterminante du spectateur et du réseau de diffusion des œuvres. À ces éléments qui président à la création, il faut aussi ajouter la part de recherche impliquée dans chaque démarche artistique. Séduits par la magie de l’œuvre, on oublie souvent bien des artistes étaient chimistes, ingénieurs et philosophes à leurs heures. La recherche, qu’elle porte sur les matériaux, les techniques et les savoir-faire, ou sur les thèmes et les idées cristallisés dans l’œuvre, impose aussi ses contraintes et procédures qui s’ajoutent et orientent le déroulement de la création. Et si cette dernière a toujours impliqué une part de recherche, ce n’est que tout récemment que l’on accepte de les considérer conjointement, dans un mouvement d’interpénétration continu se servant l’une et l’autre de levain. Recherche et création se nourrissent tour à tour.
À l’heure où l’agenda de la recherche se transforme et se déploie en divers vecteurs qui permettent de l’arrimer plus immédiatement à l’activité économique et sociale en se déclinant en recherche-développement, recherche-innovation, recherche-intervention, il devient essentiel de questionner le champ et l’impact de la recherche-création. C’est dans un tel contexte qu’il importe de revenir sur cette notion. En quoi la recherche-création contribue-t-elle à l’évolution des disciplines artistiques aujourd’hui ? En revanche, comment les nouvelles formes d’art modifient-elles les processus et les démarches ? En quoi la recherche-création a-t-elle mené à des innovations d’ordre esthétique, technique ou méthodologique, à des découvertes sur les processus de création ? Quelles pistes d’investigation s’annoncent pour les sciences cognitives ? Quelles sont les retombées épistémologiques de ces recherches-créations ?
Les témoignages recueillis se regroupent sous cinq grandes problématiques que l’on pourrait résumer ainsi :
1 ) La délimitation du territoire : Spécificité de la recherche création
L’intégration des disciplines artistiques dans les universités a favorisé l’émergence du concept de recherche-création. Certains parlent de practice-as-research, ou de performance as research. S’agit-il là d’une nouvelle forme de recherche ou d’une nouvelle forme de création, ou de la juxtaposition de deux territoires déjà existants ? Peut-on situer la recherche-création à partir des taxinomies de recherche existantes ou faut-il les modifier pour qu’elle puisse y trouver place ? Quelles questions méthodologiques l’apparition de la recherche-création soulève-t-elle ? Quels sont les enjeux esthétiques et épistémologiques qui découlent de ce nouveau champ de pratiques ?
2 ) Méthodes hasardeuses
Bien qu’un processus de recherche systématique puisse généralement aider l’évolution artistique, l’art donne souvent ses meilleurs fruits de manières imprévisibles selon des voies balisées par des procédés parfois irrationnels, aléatoires, inattendus ou accidentels. On parle aussi de sérendipité pour désigner les découvertes liées au hasard. C’est pour cette raison que plusieurs artistes tendent à intégrer volontairement des aspects hasardeux dans leurs méthodes de création afin d’obtenir des résultats inusités sinon inespérés. Or, on se doute bien que cette approche n’obéit pas qu’au chaos et cache forcément des règles de conduite implicites ou inavouées qui permettent de structurer des œuvres dignes d’intérêt. Comment les artistes arrivent-ils alors à concilier la tension entre ces deux tendances ? Sans pour autant vouloir échapper à toute forme de rigueur méthodologique, jusqu’à quel point leur est-il nécessaire de se réserver une marge d’incertitude pour créer?
3 ) « Demo or Die » (Negroponte, 1985)
Étape incontournable dans plusieurs processus créatifs et mode privilégié de validation et de partage des savoirs, la DEMO est un lieu d’expérimentation très fécond en art. La DEMO désigne une production qui implique différents médias dans un but esthétique, tout en confirmant un savoir-faire technique. Similaire à la notion de maquette en architecture, de synopsis ou de storyboard au cinéma, d’étude en musique, elle développe certains aspects ciblés sans prétendre au statut d’oeuvre définitive. En tant qu’exploration localisée sur le potentiel d’une hypothèse, d’un processus ou d’une proposition technologique ou artistique, son rôle méthodologique est fondamental, et ce à toutes les phases de l’oeuvre : conception, élaboration, diffusion. Elle joue à chacune de ces étapes un rôle à la fois catalyseur et archivistique, surtout lorsque les oeuvres sont difficilement compréhensibles et réexposables.
4 ) La recherche-intervention en art
On assiste depuis quelques décennies à l’émergence de toute une série de pratiques artistiques de type recherche-action ou création-intervention qui impliquent le public à titre de partenaire. Ces approches expérimentales, formes de laboratoires de vie qui se déroulent dans la rue, sur la place publique, à l’hôpital, dans le milieu de travail exigent une réflexion méthodologique. Quelles sont ces nouvelles méthodologies de la recherche action dans le domaine des arts.
Comment la practice-based research renouvelle-t-elle les enjeux de la recherche ? Quels principes peut-on dégager de la pratique réflexive qui accompagne la recherche-action ? Comment baliser et mesurer le rôle de l’improvisation inhérente à des pratiques impliquant des collaborateurs et des ajustements avec un milieu non artistique ?
5 ) Typologie des nouvelles approches méthodologiques en art
On assiste à l’émergence de toute une série d’études documentant diverses approches méthodologiques pratiquées par les artistes en cours de création : systémique (Van der Maren, 1996), constructivisme, autopoïésis (Lambert 2012, LARA/SEPPIA à l’Université de Toulouse Le Mirail.>), enaction (Varela), arbre de connaissance (Levy, 1999), heuristique (Moustakas, 1990), (Tyson, 1995), carte cognitive (Goldstein, 2011), détournement, bidouillage, bricolage intellectuel, essai / erreur, pratique de l’écart, expérimentation (During, et al 2009), imitation, remédiation (Bolter et Grushin, 2000), modélisation, démarche processuelle, schématisation, simulation, visualisation, ne sont que quelques approches qui concourent à la recherche-création et que les artistes et les théoriciens tentent de décrire pour mieux cerner la part de découverte et d’innovation dans la création artistique.
Des éléments de ces approches sont décrits par une vingtaine d’artistes et de théoriciens internationaux qui ont livré leurs réflexions dans le cadre d’entrevues menées par Lorella Abenavoli sur ces questions de méthodologies de la recherche-création en partant de leurs pratiques ou de leurs observations.