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Esprit des lieux, anthropocène et préemption: En attendant Bárðarbunga de François Quévillon

Interrogation dans l’air du temps 

VIDÉO Enjeux COP21

Diverses questions se posent en lien avec la recherche globale dans laquelle s’inscrit cet article.

En cette ère de dérèglements climatiques préoccupants à potentiel catastrophique1, est-il possible de départager ce qui appartient à l’anthropocène de l’évolution géologique naturelle ?

Comment combler le fossé entre les alertes scientifiques, les avertissements médiatiques et l’inquiétude des populations ? 

Les graphiques scientifiques, les systèmes de visualisation et les alertes médiatiques motivent-ils à passer à l’action ?

Comment transformer le sentiment d’impuissance en une force féconde ? 

Enfin, que peut l’art… En attendant Bárðarbunga ?2

Anthropocène et préemption

Il n’aura fallu que deux siècles pour atteindre la fin de l’Holocène commencée après la dernière glaciation il y a une dizaine de milliers d’années3. Le 4 septembre 2016, la planète est officiellement entrée dans une nouvelle ère où les empreintes humaines et industrielles provoquent des forces géologiques comparables à celles d’un séisme, d’un ouragan ou d’une éruption volcanique. Lors du 35e Congrès géologique international tenu au Cap en Afrique du Sud du 27 août au 4 septembre 2016, des scientifiques, géologues, océanographes et climatologues ont en effet entériné le début de l’Anthropocène, terme proposé en 2002 par le prix Nobel de chimie Paul J. Crutzen. 

Autant les dérèglements géo-climato-logiques ont depuis toujours été accompagnés de rituels variés, autant de nos jours ils font l’objet d’une surveillance technologique constante. D’un côté des instruments mesurent les dérèglements planétaires dont les médias alertent la population de façon répétitive, de l’autre la part anthropogénique reste difficile à départager de la part naturelle. Diverses disciplines scientifiques les analysent méticuleusement, alors que le développement viable prône une approche interdisciplinaire. De surcroît, ces bouleversements ont des conséquences socioéconomiques et écologiques hors-normes qui contribuent à augmenter le sentiment d’impuissance citoyenne et politique. Ce qui n’empêche pas les négationnistes et les sceptiques de crier en faveur des lobbys qui les engagent. Les grands médias et les réseaux sociaux nous informent au quotidien de cataclysmes naturels dont la fréquence et l’intensité mettent en question la part de la « main du marché », c’est-à-dire du mode de vie hyper capitaliste. Sur le plan anthropologique, comme Danowskiet de Castro (2014) en ont dressé l’inventaire, différentes conceptions –alarmistes, négationnistes ou télé-évangélistes, nihilistes, optimistes ou utopiques– tentent de conjurer le désastre anticipé et ce, depuis des décennies, sinon des siècles4.

Wicked problem

En somme les changements climatiques font partie de ce que l’ingénieur Frank P. Incropera qualifie de « wicked problem » (problème pernicieux ou épineux). Il a d’ailleurs inséré l’expression dans le titre de son ouvrage magistral intitulé « Climate Change: A Wicked Problem Complexity and Uncertainty at the Intersection of Science, Economics, Politics, and Human Behavior ». Selon Incropera5 et ses collègues, il est inutile d’être alarmiste ou négationiste. Il propose plutôt d’utiliser la force des climato-sceptiques ou des négationistes pour solidifier l’approche de cette transition énergétique. Essentiellement, pour Incropera et plusieurs scientifiques, le changement climatique global est irréversible. Il relève de l’entremêlement des forces naturelles et de l’impact de nos activités humaines directes ou indirectes. Au mieux, il ne peut être que freiné.

Brian Massumi lecture ONTOPOWER/pre-emption BG conference Volksbühne

Dans ce contexte, la démultiplication des alertes médiatiques et scientifiques contribue à un mode de vie préemptif.  Ce mode n’est pas exclusif au changement climatique, puisqu’il a d’abord été actualisé au regard des menaces terroristes. Selon Brian Massumi , la préemption survient « quand la futurité d’une menace non spécifiée est affectivement maintenue au présent dans un état perceptif d’urgence ou d’émergence (emergence(y))potentielle de telle sorte qu’un mouvement d’actualisation peut être déclenché non seulement de manière autopropulsive mais aussi productive, effectivement, indéfiniment, ontologiquement, parce que cela fonctionne à partir d’une cause virtuelle qu’aucune actualisation ne peut épuiser6 ». Surtout connue en français dans son sens juridique, la notion de préemption, développée par Massumi, qualifie cet état d’appréhension permanent dans lequel la population vit en raison de menaces réelles mais aussi anticipées et des signaux qui accompagnent leur déploiement. Cette logique opératoire et non strictement causale est accentuée par la fréquence des catastrophes, leur intensité et leur médiatisation.

À tort ou à raison, chaque nouvelle alerte médiatique concernant le climat renforce un sentiment d’impuissance citoyenne à coup d’émois aussi déprimants que paralysants7. Si les recherches scientifiques contribuent à démontrer la gravité de la situation environnementale planétaire, elles ne semblent pas à elles seules motiver de nouveaux comportements de consommation et de production. D’autant plus que les mesures politiques votées lors de rencontres internationales tardent à être mises en vigueur. Bien qu’informatives et argumentatives, la vulgarisation scientifique et l’alerte médiatique ne sont pas particulièrement motivantes. D’une part, les états de situation changent, parfois se contredisent, d’une année à l’autre, la prospective en ce domaine étant très variable. D’autre part, les médias servent de courroie de transmission davantage pour les cataclysmes, les bilans de détérioration que pour les initiatives citoyennes et groupales qui contribuent à refroidir la vapeur, à insuffler de nouvelles tendances.

Que peut l’art ?

Quand le climat, l’art et la science se rejoignent. Exposition à la galerie d’art d’Allemagne fédérale simultanée à la COP23 #Art4Climate

De tout temps, l’art propose. Le public dispose. Recourant à des tactiques et à des manœuvres variées, l’art met en scène et en jeu. Il montre, il manifeste, il décline. Mais aussi il maquille, il cache, il travestit. Il séduit ou il choque, il ennuie ou il captive. Il déstabilise d’une manière ou d’une autre. Il lance des pistes, en invente, en détourne. Il incite à voir et à écouter, à sentir et à bouger. À questionner et à penser tout en explorant.

Comme l’affirme Guattari avec vigueur, l’art « consiste à produire des machines de sensation, ou de composition, à créer des percepts arrachés aux perceptions, des affects distincts du sentiment8 ». Reliant le sensible, l’iconique et le symbolique, la proposition artistique s’offre à toute interprétation. Dans cette rencontre, l’état d’être s’ouvre à d’autres possibles. Souvent les œuvres permettent de nous déconditionner de certaines habitudes et d’aller à la rencontre d’une nouvelle conception du monde ou d’un monde. 

C’est pourquoi l’œuvre d’art constitue un lieu favorisant la prise de conscience de relations complexes, physiques et énergétiques, affectives et intellectuelles, individuelles et relationnelles. Ainsi l’œuvre porte et transporte, dénoue et renoue. Durant son immersion et son intervention, le corps ressent à partir d’où il se situe, d’autres lieux auxquels l’œuvre le connecte. Ne se définissant jamais d’elle-même, l’œuvre repose autant sur l’intention artistique, sur sa médiologie que sur l’esprit de sa réception et de son temps. Son énonciation, sa réception dynamique (co-énonciatrice) et la rumeur ambiante s’interpénètrent. Celles-ci s’inscrivent dans un contexte anthropogénique et préemptif. 

Stratégiquement, il s’agit d’« expériencier » la proposition, c’est-à-dire d’en faire l’expérience dans une posture d’expérimentation. En prendre le pouls, en déployer la scénographie, la mettre en œuvre, s’y immerger. Expériencier ajoute une qualité délibérée à « faire l’expérience », sans porter la connotation d’exigence protocolaire associée à l’expérimentation scientifique. On expériencie au présent, puis on raconte ce dont on a fait l’expérience. Dit autrement, expériencier l’œuvre offre la possibilité de sentir et de penser certains enjeux, tout en laissant émerger des possibles à l’occasion de sa rencontre. Certaines œuvres ouvrent même des fenêtres singulières qui invitent l’esprit des lieux.

En attendant Bárðarbunga

Pour sa part, En attendant Bárðarbunga9 reconfigure à sa façon le fossé entre les alertes scientifiques radicales, les avertissements médiatiques incessants et les affects atterrants de peur, d’apathie et de déni qui en dérivent. En empruntant divers médias et techniques, cette installation montre, expose et rend visible et audible la surveillance d’une zone volcanique dont elle agence les indices à travers un paysage audiovisuel. Alors que les graphiques du moniteur orchestrent leur déploiement, les images et les sons invitent à observer les lieux indiciels. N’ayant pas été créée dans une visée écologique comme telle, cette œuvre est plutôt issue d’un concours de circonstances dans une zone volcanique à risque. Contextuellement, la beauté des lieux qu’elle rend manifeste permet de dépasser le sentiment apocalyptique véhiculé par les médias.

Durant une résidence d’artiste qu’il effectuait en Islande en août 2014, François Quévillon a été confronté à l’imminence d’une éruption volcanique. Alors qu’il est au sud de Vatnajökull, « des avertissements de l’éruption possible du stratovolcan sous-glaciaire Bárðarbunga ont commencé. Certains médias internationaux les ont communiqués de façon spectaculaire et presque apocalyptique, alors qu’un certain calme régnait dans les régions qu’il traversait. [Il] vérifiait régulièrement les webcams installées dans la région, consultant les données météorologiques et sismiques pour voir comment la situation évoluait10. » Sur les ondes médiatiques, ces menaces comportent une tonalité de catastrophe.

François Quévillon, En attendant Bárðarbunga, dispositif audiovisuel procédural. Exposition solo Éléments à Espace F, Matane, 2015. Photo : François Quévillon

De l’œuvre11 émane plutôt un état mixte de beauté et de suspense avec des images et sons qui évoquent un état indéterminé entre réel et imaginaire. Sur place, Quévillon effectue d’innombrables « captations audiovisuelles de systèmes de surveillance du territoire, de son altération due à l’activité volcanique et des manifestations de l’énergie géothermique12 ». Finalement, l’éruption est annoncée le jour de son départ, commençant avec la fissure de Holuhraun le 29 août pour se terminer le 27 février 2015. Ce sera la plus importante émission de lave enregistrée en Islande en plus de deux siècles. La gravité de cette éruption est-elle liée au changement climatique, se demande-t-on d’emblée ? Difficile à dire puisque les événements géologiques sont dorénavant intrinsèquement liés aux poussées anthropogéniques, comme l’affirme Incropera.

François Quévillon, En attendant Bárðarbunga, dispositif audiovisuel procédural. PAVED Arts, Saskatoon, 2017. Photo : François Quévillon

Combinant une base de données de séquences vidéo, un écran géant de projection, des haut-parleurs et un moniteur d’ordinateur ou, selon le lieu d’exposition, une valise de volcanologie qui comprend un écran permettant de voir des graphiques, En attendant Bárðarbunga, précise Quévillonest « constituée de centaines de boucles vidéo présentées en fonction de l’évolution d’un modèle statistique qui intègre l’état et l’activité d’éléments de l’ordinateur qui les diffuse13 ». Le déroulement des images et des sons correspond aux fluctuations de la température, de la vitesse du ventilateur ou de la consommation énergétique de l’ordinateur. Avec sa structure imprévisible, rhizomatique et interminable, En attendant Bárðarbunga met le focus sur les potentialités géologiques extrêmes d’activités volcaniques et géothermiques. Sur l’écran géant et des haut-parleurs s’enchaînent « des rivières sous surveillance, des glaciers se fragmentant en icebergs qui partent à la dérive, des paysages enveloppés de brouillard ou parsemés de marres de boue bouillante, ainsi que des centrales géothermiques. […] Selon les corrélations entre les types de données et l’amplitude de leurs variations, il proposera parfois un espace contemplatif, d’autres fois des scènes où défileront des rafales audiovisuelles chargées d’énergie14 ».

François Quévillon, En attendant Bárðarbunga, dispositif audiovisuel procédural. Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal. Salle Norman-McLaren de la Cinémathèque, Montréal, 2015. Photo : François Quévillon

En contexte anthropogénique, il n’est pas rare d’associer, par hyperbole ou amalgame, une catastrophe naturelle imminente à l’incertitude d’une catastrophe globale appréhendée et au sentiment de ne pas pouvoir empêcher l’intensification et l’accroissement de phénomènes locaux hostiles. Le mode préemptif infiltrant même l’activité esthétique, la combinaison de séquences audiovisuelles et de graphiques traduit la relation entre les systèmes d’imagerie et la surveillance, les potentialités appréhendées et les visualisations de données.

Lieux multiples et sentiment d’appartenance

Dans ce flot chromatique et ondulatoire, divers lieux géographiques et rhétoriques chargent la signification spatiotemporelle de l’œuvre. La résidence de l’artiste est basée à Reykjavík. L’artiste est en excursion au sud du glacier lorsque les avertissements débutent. Aussi, Bárðarbunga est un site volcanique dont l’éruption peut causer des inondations glaciaires et être perturbatrice pour la circulation aérienne comme celle de l’Eyjafjallajökull en 2010. Enfin le titre même de l’œuvre, En attendant Bárðarbunga, comporte des résonances associées à l’attente, avec l’anxiété, l’anticipation, le risque qu’elle sous-tend. À partir du moment où l’éruption est annoncée par les médias, la captation de lieux de surveillance crée un suspense que transportent les images et les sons. À ces multiples amalgames s’ajoutent les connotations rhétoriques (choix du titre, sélection des signes captés) propres à la sensibilité de l’artiste d’abord, puis à celle des visiteurs de l’installation. Dans la région d’une éruption volcanique potentielle, le feeling in-formé par la couverture médiatique à saveur apocalyptique a dû être marquant.

Cette attention portée aux environs de la zone volcanique à distance est inédite et touchante. Dans le lieu d’exposition, diverses tonalités affectives imprègnent les participants, dont le ravissement face à la beauté n’empêche pas la fébrilité devant la démesure annoncée. Nous ressentons que nous sommes à la fois ici, dans le lieu de l’exposition, et virtuellement là, dans l’espace menaçant de Bárðarbunga. Nous vivons dans un mode préemptif alors que nous regardons et contemplons l’œuvre d’art, dans le lieu qui nous relie à ces autres lieux, interrogeant l’esprit des lieux.

François Quévillon, En attendant Bárðarbunga, dispositif audiovisuel procédural. Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal. Salle Norman-McLaren de la Cinémathèque, Montréal, 2015

‘Sense of Place’ ?

Pour Jeff Malpas15, l’expression ‘the sense of place’  – littéralement « sens de la place » ou au figuré « sens du lieu » – évoque de multiples couches relationnelles et existentielles, d’ancrage et d’appartenance selon l’héritage individuel et culturel de chacune et de chacun. Malpas précise : « Être est toujours être icimaintenant, dans cette place-ci ou celle-là16 ». Le sens du lieu « est un sens de la complexité de la relation (c’est moi qui souligne) qui est évident à l’intérieur de ce lieu, et au moyen duquel le lieu, ainsi que ce qui apparaît en lui, est lui-même constitué. Puisque ce sens du lieu donne priorité à la relation, et qu’il n’y a pas de limite aux relations qui s’ouvrent à l’intérieur ou sont ouvertes vers tout autre lieu spécifique (c’est une caractéristique de la relationnalité en tant que telle), le sens du lieu opérant ici n’est pas celui qui peut être complètement capturé ou déterminé avec précision17 ». Ensuite, « en tant que fondement existentiel (idem) [il] peut être considéré comme le fondement des idées à la fois du lieu en tant que lieu significatif et en tant que simple emplacement18 ». Par conséquent, « comprendre le rôle fondamental d’ancrage du lieu (idem) nous permet de reconnaître qu’un sens du lieu en tant que lieu significatif est juste le sens dans lequel chaque endroit, simplement en vertu d’être le lieu où notre propre mode d’être dans le monde est articulé, doit toujours avoir un sens qui lui appartient, doit toujours être considéré comme un lieu significatif en soi19 ». D’accord, mais aussi être ancré-e dans un terrain physique spécifique n’exclut pas d’être connecté-e souvent en art actuel, à d’autres terrains ailleurs. En effet, lorsqu’on expérimente une œuvre, on est déjà disloqué-e du lieu physique, en déplacement vers un autre ou immédiatement relié à un autre, à la fois fictif et ancré dans la réalité, avec des effets inédits.

François Quévillon, En attendant Bárðarbunga. Photo : François Quévillon

La question devient alors celle-ci : Quels facteurs sont en jeu lorsqu’une œuvre fréquentée ici, nous amène là, à un ou à d’autre(s) endroit(s) ? D’un simple emplacement qui devient un terrain existentiel à un lieu connecté. Par ricochet et par l’entremise de l’art, ce « là » relié à cet « ici », interrogent notre sens d’appartenance au lieu et, dans ce cas-ci, à la planète entière. 

Tel que la description de En attendant Bárðarbunga l’a articulé, le sens du lieu a pour site l’emplacement physique, qui devient en cours d’expérience un ancrage de l’être, un terrain existentiel. Si jamais une catastrophe se produisait dans la réalité mais aussi à un degré moindre dans la fiction (RV par exemple), le corps saurait qu’il se trouve dans un site spécifique, un lieu géographique, à partir duquel se développe son sens du lieu chaotique, puis son sens d’appartenance menacé. En effet, cet instant chaotique dans une localisation géographique éveille d’autres zones affectives d’une expérience récente ou lointaine, par exemple un choc ou un trauma.  

En résumé, le sens du lieu croise donc autant des composantes géographiques et géologiques, tels que la simple localisation (sud de Vatnajökull, Islande) et le site significatif (Bárðarbunga) que des composantes spatiotemporelles affectives et discursives. Tous ces aspects s’entremêlent aux figures et aux formes, aux motivations et aux actions que suscite l’appropriation des manifestations sensibles de l’installation, mais aussi de la rumeur entourant l’œuvre ainsi que le paratexte (site de l’artiste, articles et autres). Ainsi se développe le sens d’appartenance à un lieu, dans ce cas-ci celui de Bárðarbunga, que nous attendons dans un état mixte, mais n’apercevons jamais sinon dans un point de fuite, qui demeure cependant omniprésent, et finalement évoque l’état fragile de la planète par glissement métonymique.

Au final, il importe d’ajouter un autre niveau non négligeable, soit la figure rhétorique du lieu, qui subsume par l’entremise du discours les dimensions physiques, spatiales et géographiques. Selon Molinié et Aquien, « en théorie actuelle des figures, […] le lieu peut être appréhendé, très généralement, comme un stéréotype logico-discursif20 ». Ici le stéréotype ne renvoie pas à une simplification péjorative, mais plutôt à une production favorisant la compréhension par le discours logique. En effet les zones des captations effectuées par l’artiste à bonne distance de Bárðarbunga comportent des connotations rhétoriques, de l’ordre du préemptif par le biais de la surveillance. C’est ainsi que la beauté des images et des sons de l’installation n’annule pas l’effroi semé par le discours médiatique ou la rumeur des habitants. Par le croisement de leur atmosphère respective, la beauté sensible de l’œuvre s’élève au sublime en évoquant quelque chose d’illimité qui dépasse la représentation, comme la puissance ultime d’un volcan.

En attendant Bárðarbunga. Photo : François Quévillon

Résonances de Bárðarbunga

En attendant Bárðarbunga. Photo : François Quévillon

Globalement, à partir d’indices de l’activité volcanique, le sentiment du lieu évolue d’un instant à l’autre de même que les états d’âme qui lui sont associés. À cet égard, les multiples sens du lieu non seulement comportent une tonalité préemptive mais ils contribuent à l’esthétique du sublime qui émane de la rencontre de l’œuvre. En pleine mutation, la situation climatique inaugure une transition entre des phénomènes géologiques connus, leur intensification et leur accroissement, avec des conséquences qui affectent la vie et la matière sur terre. Elle entraîne la reconfiguration cartographique de la planète, de ses zones à risque et la recherche de solutions possibles pour les contourner ou s’en éloigner, la capacité d’adaptation humaine étant vivement mise au défi. 

Les images et les sons de En attendant Bárðarbunga traduisent des atmosphères sereines et magnifiques, troublantes ou intrigantes, tandis que la valise de volcanologie rappelle les constantes préoccupations de surveillance en cette ère numérique. Ces atmosphères et préoccupations se mêlent aux croyances culturelles sur fond de rumeur médiatique anxiogène. À notre époque anthropogénique, le mode préemptif devient un diapason quasi permanent de l’état d’être qui influe sur l’esprit des lieux, sur l’esprit du temps. Même en adoptant une attitude ‘contre-préemptive’, le potentiel catastrophique ne peut être exclu. Lorsque nous contemplons En attendant Bárðarbunga, les couches chromatiques et ondulatoires, technologiques et affectives composent une esthétique singulière de beauté que la menace appréhendée à saveur apocalyptique élève au sublime.

Notes

[1] À propos de catastrophes, voir Paul Virilio, (2005), L’accident original, Galilée, Paris et (Juillet 2006) « The Museum of Accidents », tr. by Chris Turner, in International Journal of Baudrillard Studies, Vol. 3-2.

[2] Cet article s’inscrit dans ma recherche intitulée « Art et climat, milieu et écologie », qui a fait l’objet d’une conférence plus large livrée à Balance-Unbalance 2017, Plymouth, U-K, en août 2017, accessible en ligne. Le texte présenté ici a fait l’objet d’une relecture attentive par François Quévillon. Je le remercie chaleureusement pour ses commentaires et corrections. Merci aussi pour les photos qu’il partage gracieusement sur Archée.

[3] Voir Cédric Enjalbert, « Bienvenue dans l’Anthropocène », philomag.com, 5 septembre 2016, accessible en ligne.

[4] Voir Deborah Danowski et Eduardo Viveiros De Castro (2014). “L’arrêt de monde, dans De l’univers clos au monde infini d’Emilie Hache et Christophe Bonneuil (dir.)Paris, Éditions Dehors, p. 221-339.

[5] Pour une synthèse des facteurs sectoriels,  technoscientifiques, géographiques et culturels qui nous permet de mieux saisir les enjeux, voir  Frank P. Incropera (2015), Climate Change : a Wicked Problem, Cambridge University Press. Merci à Andrew Murphie pour les références spécialisées qu’il m’a partagées sur les enjeux climatiques et médiatiques.

[6] Ma traduction de la citation anglaise de Brian Massumi (2015), extraite de Ontopower. War, Powers, and the state of perception, Durham and London: Duke University Press, p. 15. (Massumi’s italics) : « Preemption is when the futurity of unspecified threat is affectively held in the present in a perceptual state of potential emergence(y) so that a movement of actualization may be triggered that is not only self-propelling but also effectively, indefinitely, ontologically productive, because it works from a virtual cause whose potential no single actualization exhausts. »

[7] Pour la question médiatique, voir Richard Grusin (2010), Premediation: Affect and Mediality After 9/11, New York; (2015) Mediashock, en ligne, Academia.

[8] Citation extraite de Félix Guattari, 2013, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Paris, Éd. Lignes, p. 99.

[9] Cette description est étroitement inspirée du site de l’artiste François Quévillon, en ligne.

[10] Ma traduction d’une citation extraite de B. Palop (Aug 12, 2015), « Artist-In-Residence: Volcanic Surveillance Data as a Medium », en ligne : « warnings of the possible eruption of the Bárðarbunga subglacial stratovolcano begun. They were communicated in a spectacular, almost apocalyptic way by some international media while a certain calm reigned in the areas [he] was travelling through. [He] was regularly checking webcams installed in the region, consulting weather and seismic data to see how the situation evolved. »

[11] Exposition de l’installation En attendant Bárðarbunga, durant DISTANCES: LATENCES, Maison de la Culture duPlateau-Mont-Royal, dans le cadre d’Un million d’horizons, Réseau Accès Culture Montréal, 21 juin 2017.

[12] Citation extraite du site de l’artiste : francois-quevillon.com

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Voir Jeff Malpas (2008). « New Media, Cultural Heritage and the Sense of Place: Mapping the Conceptual Ground », dans International Journal of Heritage Studies, Volume 14 – Issue 3: Sense of Place: New Media, Cultural Heritage and Place Making, p. 200. 

[16] Ibid. Ma traduction de : « To be always is to be here, now, in this (or that) place. »

[17] Ibid., p. 206. Ma traduction de : « Above all, the sense of place is a sense of the complexity of relation (my italics) that is evident within that place, and by means of which the place, as well as what appears within it, is itself constituted. Since this sense of place gives priority to relation, and since there is no limit to the relations that open up within, and are opened up by, any specific place (this is a characteristic of relationality as such), so the sense of place that is operative here is not one that can ever be completely captured or determinately specified. »

[18] Ibid. Ma traduction de : « the sense of place as existential ground can be seen as underpinning the ideas both of place as significant locale and place as simple location ».

[19] Ibid. Ma traduction de : «  Understanding the grounding role of place enables us to recognize that one sense of place as a significant locale is just the sense in which any and every place, just in virtue of being the place in which our own mode of being in the world is articulated, must always have a sense of place that belongs to it, must always be counted as a significant locale in its own right. »

[20] Voir Georges Molinié et Michèle Aquien (1992). Dictionnaire de rhétorique, Paris, Livre de poche, coll. « Les usuels de poche ». p. 191.