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Quand l'écran et l'acteur font corps

Face aux nouveaux dispositifs scéniques, l’acteur se voit contraint de développer des stratégies de travail inédites, lesquelles doivent mener à un jeu spécifique naviguant entre présence réelle et présence médiatisée. Le metteur en scène, toujours au cœur de ce travail de création, y développe parfois de véritables talents de vidéastes, voire de cinéastes. Nombreux sont les metteurs en scène et les compagnies dans cette mouvance : 

Bud Berlin, le  Big Art Group ,  Blast Theory , Guy Cassiers , Romeo Castellucci ,  Frank Castorf ,  CREW,  Dumb Type ,  Pippo Delbon ,  la Fura dels Baus , Rodrigo Garc,  Heiner Goebbels ,  Station House Opera , Ivo van Hove ,  Christiane Jatahy , John Jesurun , William Kentridge , Marc Lainé , Elizabeth Lecompte ,  Michel Lemieux et Victor Pilon (4D-Art), Robert Lepage , Krystian Lupa ,  Simon McBurney , Denis Marleau ,  Katie Mitchelll ,   Fabrice Murgia ,  Motus ,  Carole Nadeau ,  Ontroerend Goed ,  Thomas Ostermeier ,  Jean-François Peyret ,  René Pollesch,  Jay Scheib ,  Studio Azzurro , Temporary Distortion,  Cyril Teste,  Kris Verdonck , Marianne Weems et beaucoup d’autres… Cette liste, spécifiquement centrée sur des pratiques européennes et nord-américaines, pourrait être prolongée bien davantage si l’on devait y ajouter d’autres continents comptant eux aussi de très nombreuses formes de théâtre faisant appel aux écrans.

Aidé de tous ses collaborateurs et du travail du comédien qui demeure au centre de la scène, le metteur en scène s’entoure donc de concepteurs de l’image qui peuvent prendre parfois une place prépondérante, jusqu’à devenir cocréateur du spectacle (comme Leo Warner avec Katie Mitchell). Son travail n’en consiste pas moins à traduire le dialogue des corps (charnels et virtuels) dans l’espace, corps dont les formes s’expriment en présences scéniques de densités diverses sur le plateau.

Ce sont ces questions qu’abordent les textes présentés dans ce dossier1, il a rassemblé des participants de près de vingt pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Chypre, Danemark, Égypte, États-Unis, France, Grèce, Inde, Italie, Liban, Lituanie, Malte, Nouvelle-Zélande, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, Singapour, Suisse). Les textes sélectionnés ici ouvrent donc sur de multiples horizons, se complètent et dialoguent entre eux. Centrés sur la pratique théâtrale, ils restent ouverts à différentes formes artistiques, tant les arts vivants que les arts de l’image (performance, vidéo ou arts médiatiques bien sûr, mais aussi cinéma, peinture et dessin), ce que montrent notamment les textes de Cláudia Marisa Oliveira, Philip Auslander, Fabio Raffo, Bonnie Marranca et Céline Paringaux. Notre souci principal au cours de ce questionnement a toujours été non seulement d’analyser, mais aussi de souligner le dialogue entre les arts et entre les formes. Les artistes n’ignorent pas ces croisements, qu’ils sont les premiers à mettre en œuvre, eux qui ne s’enferrent ni dans les catégories ni dans les champs de recherche, et qui convoquent, selon leurs besoins, théâtre et installation, performance et arts médiatiques. Les textes de Kris Verdonck, Andy Lavender, Thomas Morisset, Juliette Mézergues et Christiane Jatahy témoignent justement de cette ouverture par rapport aux catégories, et des conséquences liées à l’intégration des nouvelles technologies dans la pratique artistique.

Bien sûr, la question des technologies n’est pas neuve, pas plus que celle des écrans sur la scène, et d’importants ouvrages ont été publiés à cet effet depuis plus de trente ans. Les chercheurs, tant français qu’anglo-saxons, se sont penchés sur la multiplication des dispositifs visuels et sonores sur la scène (Steve Dixon, Greg Giesekam, Chris Salter, Jean-Marc Lachaud et Olivier Lussac…), en ont décrit la multiplication sur le plateau (Clarisse Bardiot, Steve Dixon, Gabriella Giannacchi, Béatrice Picon-Vallin, Izabella Pluta…) et repéré les effets sur les modalités du récit (Chantal Hébert, Irène Perelli-Contos, Jean-Pierre Ryngaert  et Julie Sermon ou encore Arielle Meyer Macleod et Dina Noaman dans le présent dossier), sur le rapport à l’espace soudain explosé (amplifié, augmenté ou contracté). Ils se sont penchés sur les répercussions de ces installations sur la temporalité scénique, à la fois réelle et modifiée (ralentie ou indûment augmentée), sur la scénographie dont la nature a changé profondément dans ces environnements numériques ; ils ont enfin étudié le rapport au réel soudain convoqué (et nié tout à la fois) par les images, déconstruit et reconstruit, soulignant la remise en question de la représentation qu’opèrent ces dispositifs scéniques. 

Nous en sommes désormais à la seconde vague de ces recherches qui ne s’emploient plus à souligner la nouveauté de ces processus, mais leur incrustation dans le paysage théâtral, leur récurrence, leur permanence même, créant de nouvelles esthétiques et ouvrant le champ des possibles scéniques. Si les problématiques passées demeurent prégnantes (rapport au temps, à l’espace, à la narration), celles d’aujourd’hui (caméras multiples, fixes et mobiles, système d’amplification de la voix, des sons, des bruits, écrans de toutes natures et de toutes sortes, dispositifs de captures du mouvement) s’intéressent plus largement à la manière dont ces scènes technologiques interpellent de façon atypique la subjectivité de l’acteur. Celui-ci côtoie les images, dialogue avec elles, s’y fond parfois, comme l’expliquent par exemple les textes de Xavier Lemoine, Sunga Kim, Julia Gros de Gasquet, Margot Dacheux et Menez Chapleau, quand il n’a pas la charge de les activer comme le font les membres de compagnies aussi diverses que Motus, le Big Art Group, Temporary Distortion, Blast Theory, le Wooster Group ou, plus près de nous, des metteurs en scène comme Guy Cassiers, Jacques Delcuvellerie, Kris Verdonck, Christiane Jatahy, Joris Mathieu, Jean-François Peyret (tous présents au colloque), ou Frank Castorf, Heiner Goebbels, Robert Lepage, Wajdi Mouawad, René Pollesch, Marianne Weems et beaucoup d’autres. Il faut également, pour être exhaustif, élargir le questionnement au spectateur, lui aussi sollicité, appelé souvent à passer images et dispositifs au crible de sa perception, quand il n’a pas lui aussi à suivre les contraintes du dispositif, comme chez Blast Theory ou CREW. La question est ici étudiée de plus près par Andrea Caruso Saturnino et Julio Provencio, qui abordent l’œuvre de Roger Bernat, et par Emilie Chehilita, qui analyse les spectacles de Gob Squad dans la section « Le spectateur en question ».

Au cœur de ces axes multiples d’exploration, toutefois, une certitude : l’importance du corps de l’acteur, tout comme celui du spectateur, machines à sensations mais aussi machines désirantes dans ces environnements technologiques. Que devient le corps de l’acteur, du performeur dans ce contexte technologique ? C’est l’interrogation de départ des textes de Gilles Jacinto et Izabella Pluta dans ce dossier. Comment le performeur réagit-il à cet environnement ? Comment l’ « habite »-t-il ? Questions qu’énonce Clarisse Bardiot, et qu’illustre, pour sa part, Angélique Derambure. Quelles mutations subit ce corps ? Ce sont ces interrogations fondamentales que nous avons placées au cœur de ce livre, d’où l’accent mis dans le titre sur le Corps en scène. Que devient le corps, et à travers lui l’acteur, face aux écrans, en interaction avec eux, en fusion ou en rupture avec l’image ? Que fait l’image au corps du performeur (et à celui du spectateur) ? Le transforme-t-elle ? L’absorbe-t-elle ? En modifie-t-elle la structure ? Certains des textes de ce dossier abordent de front la question, ainsi en est-il des contributions d’Edmond Couchot ou de Philip Auslander qui nous paraissent ouvrir des perspectives surprenantes à ce propos.

Les textes rassemblés ici mettent précisément en lumière, non seulement la nature de cette mutation de la conception du jeu scénique qui affecte la scène depuis une trentaine d’années, mais aussi, plus concrètement, la façon dont les corps, nos corps, faits de chair et de sang, sont affectés par les images dont ils s’entourent et dans lesquelles ils plongent totalement parfois, même jusqu’à en oublier leurs origines, comme l’analyse Johan Callens. Les résultats seront à mesurer, peut-être, en aliénation de l’art de dire ou de faire dans ces contextes, ou tout du moins en conceptions différentes du jeu scénique par rapport aux grandes traditions existantes. Les grandes références du théâtre qu’étaient, il y a encore quelques années à peine, Anatoli Vassiliev, Jerzy Grotowski, Eugenio Barba, Peter Brook, Tadashi Suzuki – tout comme ces maîtres plus éloignés dans le temps que furent Antoine Vitez, Constantin Stanislavski, Michael Tchekhov,-, ne semblent plus trouver leur place sur ces  nouvelles scènes médiatisées à mesure qu’un jeu plus performatif semble l’emporter, comme l’illustrent admirablement André Wilms dans Eraritjaritjaka ou les acteurs d’Ivo van Hove dans Kings of War, ou encore ceux de Marianne Weems, Katie Mitchell  ou John Jesurun (voir l’article de Christophe Collard à cet effet).  L’événement scénique y devient d’une autre nature, il représente moins qu’il ne fait, un propos illustré par l’analyse de Catherine Cyr commentant Résonances, l’œuvre saisissante de Carole Nadeau. 

Quand dire, c’est faire (How to Do Things with Words) titrait le livre de John Austin, paru en 1962 (traduit en français en 1972), qui est à l’origine de toute la réflexion sur le performatif aujourd’hui. Nous pourrions inverser la formule et dire que sur la scène, aujourd’hui, faire c’est dire. Mais qu’y fait-on ? Qu’y dit-on par le biais des dispositifs technologiques ? Ou encore, quels discours tiennent les corps d’acteurs face aux écrans chez Guy Cassiers, Rodrigo García ou Heiner Goebbels par exemple ? Il nous semble que le rapport au jeu, sinon la vision même de ce que ce dernier implique, a changé, et que le personnage, le récit, en émergent transformés. C’est ce que les spectacles de Robert Lepage, Katie Mitchell, Elizabeth Lecompte, Cyril Teste, Jean-François Peyret ou Marianne Weems révèlent aisément.

Les écoles de théâtre prennent-elles acte de ces changements qui touchent la scène dans les formations qu’elles dispensent ? Modifient-elles leurs programmes en conséquence ? Les réponses de Stanislas Nordey, du TNS (Théâtre National de Strasbourg) ; de Claire Lasne-Darcueil, du Conservatoire national supérieur d’art dramatique ; de Frédéric Plazy, de la Haute École de théâtre de Suisse romande, et de Didier Abadie, de l’ÉRAC (École régionale d’acteurs de Cannes) donnent un panorama très contrasté des postures et des convictions autour de la table ronde consacrée à la formation, qui se trouve à la fin du volume. Si, pour les formateurs, il est évident que les média font désormais partie de la vie des jeunes bien plus que de celle des aînés qui les encadrent, ils sont convaincus également, du moins pour certains d’entre eux, que la technologie ne serait précisément pas une nécessité esthétique sur scène puisqu’elle appartiendrait déjà au quotidien de chacun. D’où les positions de Stanislas Nordey ou de Jacques Delcuvellerie, pour lesquels la question cruciale aujourd’hui ne serait pas celle des changements qu’apportent les technologies sur scène, – et notamment la présence multiple des écrans –, mais celles de l’être scénique de l’acteur, l’expression de sa fragilité sur scène, de son être là au présent. Stanislas Nordey redit ainsi sa conviction profonde que l’acte théâtral est un acte de résistance, et que la fascination pour les images au théâtre est en train de mourir, alors que Jacques Delcuvellerie, dans un texte qui a toute la force d’un manifeste, revendique la nécessité de trouver des techniques singulières et surtout l’absolue exigence de lutter contre le « présupposé positif de la présence », présence de l’image ou présence du comédien, une question que traitent Violaine Chavanne et Ester Fuoco. Il préconise en ce sens de ne pas séparer réel et virtuel et de ne pas qualifier de « présence » ce que le spectateur a simplement sous les yeux. La présence est d’une toute autre nature, d’où cette réflexion paradoxale que si l’image peut certes augmenter la présence, elle peut aussi la diminuer. Ce que nous aimons au théâtre, rappelle-t-il, c’est la présence et la fragilité de l’acteur, l’archaïsme de cette rencontre qu’il faut chercher à préserver.  

Derrière ces discours, qui sont certes séduisants, se pourrait-il que l’on assiste à une dérive croissante entre les convictions de certains artistes (formateurs peu enclins à privilégier les technologies) et les pratiques multimedia observées sur nos scènes? Se pourrait-il que les écoles soient en décalage par rapport aux formes esthétiques dominantes ? Si la nostalgie peut nous porter encore vers l’acteur seul sur le plateau, et qu’un goût pour une pureté scénique nous habite encore, il nous semble plus que jamais que les nouvelles technologies sur la scène, – notamment la présence des écrans –, ont suscité des pratiques qui renouvellent le jeu de l’acteur, développant à la fois son extrême maîtrise des dispositifs et une fragilité de jeu que ne gomment ni l’image ni la technique, bien au contraire. C’est ce que soulignent avec force Guy Cassiers et ses acteurs dans la table ronde qui leur a été consacrée, tout comme le fait Claire Lasne-Darcueil, voix dissidente et forte, qui affirme dans son intervention, à quel point technologie et art permettent une créativité propre à notre temps.

La question de la présence du corps et de l’acteur ressurgit donc. Si l’image augmente bien notre sensibilité au corps de l’autre, accroît-elle pour autant la présence scénique de ce dernier? Les textes que l’on pourra lire dans les pages qui suivent abordent tous cette question de façon diverse, euphorique ou dysphorique face à ces mutations sociétales et esthétiques. Jacques Delcuvellerie, que nous citions au début de cette préface, résume parfaitement l’ambiguïté de notre rapport à ces changements qui affectent le plateau, lorsqu’il rappelle qu’il s’agit bien sûr d’apprivoiser l’outil, mais que les technologies ne sont pas nécessairement le chemin du renouvellement théâtral. 

L’intérêt principal de ce livre est donc de reposer les questions fondamentales du rapport du jeu du comédien aux écrans, en interaction avec eux. Il a pour ambition d’ouvrir nos horizons et ébranler nos certitudes. En effet, penser qu’il existe une essence du théâtre, voire une quintessence, – que Brook aurait définie en termes simples (un espace, un acteur et un spectateur) –, c’est penser que le théâtre est un, qu’il n’est ni multiforme, ni altérable au cours des siècles. Or il semble que ces nouveaux dispositifs réarticulent autrement la notion même de théâtre et que, confronté à certaines créations, le terme de théâtre devient insuffisant. Les nouvelles formes performatives relèvent à la fois de l’installation, de la performance, de la danse et du théâtre. C’est donc notre vision qu’il faut élargir et adapter aux pratiques d’aujourd’hui plutôt que vouloir continuer à user de catégories aux contours étroits. C’est ce genre de réflexion cruciale que permet ce livre.

Si l’homme n’existe qu’à travers les formes corporelles qui le mettent au monde, toute modification de sa forme engage une autre définition de son humanité. Si les frontières de l’homme sont tracées par la chair qui le compose, retrancher ou ajouter en lui d’autres composantes métamorphose l’identité personnelle qui est la sienne et les repères qui le concernent aux yeux des autres

écrivait David Le Breton, dans son livre La Sociologie du corps, Edmond Couchot, pour sa part, loin d’insister sur un corps perçu comme obstacle dans un affrontement avec la technologie, préfère mettre en lumière ladémultiplication des capacités physiques et sensorielles du corps que permet la technologie. Selon lui, les technologies permettraient, au contraire, le développement d’un langage plus complexe où « le monde limpide et froid de l’algorithme et le monde organique et psychique du corps, des sensations et des gestes, sont mis en demeure de commuter ». Ce sera au lecteur de choisir la vision qu’il souhaite privilégier2.

Notes

[1] Textes qui ont fait l’objet de communications au colloque Corps en scène : L’acteur face aux écrans. Tenu à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 en juin 2015, et consacré à ces questions à l’initiative du groupe de recherche « Performativité et effets de présence » (Université du Québec à Montréal) et du LIRA (Laboratoire international de recherches en arts, Sorbonne Nouvelle-Paris 3).

[2] Ce texte paraitra dans un collectif aux Éditions l’Entretemps (Montpellier, juin 2018).

Bibliographie

– Couchot, Edmond, « Autre corps, autre image, autre image, autre corps » dans Josette Sultan et Jean-Christophe Vilatte (dir.), Ce corps incertain de l’image : art / technologies, L’Harmattan, Paris, 1998, coll: Champs visuels, n°10, pp. 12-16.

– Langshaw, John, How to Do Things with Words, Paris, Seuil, 1970, 208 p.

– Le Breton, David, « Vers la fin du corps : cyberculture et identité » dans Claude Fintz (dir.), Du corps virtuel à la réalité des corps : littérature, arts, sociologie, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 173-195.