Cet article se propose de questionner dans un premier temps le corps par le prisme de la pensée politique, du spectacle vivant et des réseaux sociaux. Il y sera principalement question de la corporéité et des états de corps (Guisgand, 2012) des émeutiers et émeutières. Ces corps révoltés expérimentent l’émeute par la constitution de réseaux d’intensités et de forces intrinsèques à l’intercorporéité (Bernard, 2012). Ils sont l’avènement des singularités quelconques annoncées par Agamben c’est-à-dire des êtres singuliers, mais sans identité faisant l’expérience d’une puissance immanente et d’un corps communicable. Ils forment une communauté subjective opérante par le partage d’images et de vidéos (Bertho, 2016), un collectif qui se prolonge grâce au numérique. En effet, la diffusion des vidéos d’émeutes est désormais indissociable de son expérience elle-même (Bertho, 2016) et leur diffusion s’inscrit dans la constitution d’une « communauté » engendrée par leur visualisation à grande échelle mené dans un deuxième temps, une réflexion dramaturgique sur le potentiel représentationnel du corps émeutier polymorphe par le prisme de la scène, des réseaux sociaux et de la vidéo. Par l’entremise du spectacle vivant, les performeurs mettent en acte, à leur tour, la performativité politique du corps émeutier grâce à la contamination des états de corps générés par la visualisation abondante des vidéos d’émeutes. Ce sont des corps – sur scène, dans la rue et sur les réseaux sociaux – qui cherchent à s’instituer dans l’espace politique sans avoir recours à un procédé discursif. Les lignes de fuite entre les différents corps perçus dans l’émeute soit le corps : concret, signifiant, commun et polymorphe seront interrogés à l’aide de l’analyse phénoménologique de la violence émeutière : Formes, sens et expériences sensibles de l’émeute menée par le chercheur (Romain Huët, 2018). L’analyse sera également nourrie par le processus de création que j’ai mené en tant qu’artiste-chercheuse et militante sur six mois en vue des représentations de l’essai scénique, L’émeute est une fête (pour corps polymorphes). Cet essai scénique s’inscrivant dans une recherche-création mettait en relief la polymorphie et la performativité politique des corps émeutiers en les donnant à voir et à sentir par une série de variations d’états de corps. L’objet scénique, basé sur une écriture de cinq tableaux composites au sein desquels évoluaient une dizaine de performeurs et performeuses articulait un jeu de tensions constant entre corporéité et intercorporéité.
Par cette recherche-création, j’ai voulu déployer une réflexion sensible sur la brèche éphémère qu’ouvre la prise violente et soudaine de l’espace public. Si l’émeute n’a que faire des institutions et s’expérimente dans la rue et non au théâtre, j’ai tenté le pari d’en capter le tourbillon de sensations qu’elle laisse chez celles et ceux qui l’éprouvent. Je m’intéresse aux états intérieurs engendrés par l’émeute et leurs multiples possibilités de représentation. Les corps émeutiers s’incarnent dans le politique, de cet enchevêtrement de corps émerge une vibration qui fait barrière à la politique. Cette vibration est une barricade et celle-ci ouvre une brèche sur un autre monde. L’exploration des états de corps et des corporéités émeutières nous a permis de « parler le même langage » que l’émeute : celui des sens.
Mais tout d’abord, il faut reconnaitre que l’émeute, plus souvent qu’autrement perçue de façon négative, rime avec désordre, violence et instabilité. Pourtant l’émeute politique est un sujet criant d’actualité qui ne semble pas en voie de s’essouffler. En fait, selon les recherches d’Alain Bertho, les émeutes se multiplient mondialement depuis le début des années 2000. De son côté, Francis Dupuis-Déri fait valoir que la stratégie du black bloc, apparue à Berlin-Ouest au début des années 1980 et employée plus couramment après le Sommet de l’OMC à Seattle en 1999 , connait tout particulièrement depuis 2010 un essor majeur en Occident (2016). L’émeutier et l’émeutière se trouvent malmenés et décriés dans l’espace public. La récupération médiatique de ces corps nous présente la plupart du temps une vision unilatérale, supposément apolitique d’individu en proie à une émotion irrationnelle comme le note Dupuis-Déri. C’est donc en tant qu’artiste-chercheuse ayant moi-même fait l’expérience de la rue et m’inscrivant dans une communauté qui consomme ces vidéos d’émeutes que je cherche à donner un autre aperçu de ces corps.
TOPSHOT – A protester prepares to throw a Molotov cocktail at riot forces as clashes erupt during a police operation to raze the decade-old camp known as ZAD (Zone a Defendre – Zone to defend) at Notre-Dame-des-Landes, near the western city of Nantes on April 10, 2018, and evict the last of the protesters who had refused to leave despite the government agreeing to ditch a proposed airport. French police battled to evict anti-airport protesters and the creators of an alternative anti-capitalist settlement in western France during a second day of clashes. Some 2,500 officers raided the decade-old camp at Notre-Dame-des-Landes on April 9, destroying makeshift buildings topped with corrugated iron, a giant tent, a watchtower, and a sheep shed and cheese-making area.
/ AFP / LOIC VENANCE
Mais attardons-nous sur l’émeute en elle-même. Comment le politique s’articule dans l’émeute? Alain Bertho, professeur à Paris 8 explique que l’émeute naît lorsqu’il y a un effondrement des représentations des identités collectives par les différents dispositifs sociaux et politiques. Loin d’être des violences aveugles, elles sont des récits non discursifs d’une accumulation de colère et d’injustices subies. L’émeute est une nouvelle forme d’écriture visuelle, elle s’inscrit dans la « société du spectacle » qui prolifère grâce à la démocratisation du numérique et du virtuel (Bertho, 2016). Il est d’ailleurs difficile de discerner la localisation de l’émeute filmée, car les sujets se ressemblent et que le phénomène de l’émeute semble détenir un mode opératoire similaire à travers le monde. Généralement sur fond urbain, on y filme des silhouettes encagoulées, vêtues de noir, une pierre à la main se mouvant dans la fumée non loin d’un incendie de poubelle ou de voiture. Le langage corporel de l’insurgé semble, à en croire les vidéos, s’être mondialisé (Bertho, 2014). La publication de ces vidéos s’inscrit désormais dans cette nouvelle écriture visuelle, comme un prolongement naturel de l’acte de révolte. Le partage massif de ces vidéos crée ainsi des effets de résonance entre les émeutes.
Ces images ne tiennent aucun propos, elles ne revendiquent pas. Comme Bertho le mentionne, le cocktail Molotov et les captations vidéo d’émeutes ne sont pas des moyens de pression, il faut plutôt les voir comme une fenêtre qui s’ouvre sur un autre monde, un espace hors du champ de l’État (2016). Cette production picturale n’est peut-être pas discursive, mais elle laisse tout de même les traces visibles d’un autre récit possible. Cette production audiovisuelle cosmopolite nous livre les bribes d’un propos commun sur la disjonction subjective dans l’espace public, sur la désincarnation contemporaine de la politique et de son discours, sur la pluralité des mondes vécus et sur le continuum de résistance (2014). Il est intéressant d’observer que c’est le multiple d’une production locale d’images qui nous donne à voir du commun. Ce sont les effets de résonance qui nous frappent, pas l’unité d’un récit. Ces images, dont la captation et la mise en ligne sur les réseaux sociaux relèvent de l’initiative individuelle, produisent un discours pictural qui fait collectivement sens par sa diffusion et son partage. L’image devient une nouvelle écriture individuelle au sein d’un collectif indéfini. C’est une forme d’autoportrait du « peuple » mobilisé à travers les vidéos en ligne. Ces autoportraits sont souvent plus riches que les discours qui accompagnent ces mobilisations (2016).
Un appel à l’intersubjectivité
Penser le corps émeutier c’est aussi le penser dans sa performativité politique et sa résonnance qui le propage dans l’écart. Dans l’entre corps de la multitude. Pour Romain Huët qui a récemment publié une analyse phénoménologie de la violence émeutière, l’émeute exprime un sujet qui se manque, « elle ne célèbre rien, mais elle confie plutôt à l’oreille les sensations persistantes que suscite un monde où l’on se perd et où la vie est empêchée et où aussi, la protestation est toujours reconduite » (Huët, 2018, p.24). Pour les émeutiers et émeutières, le fait de produire un petit moment de désordre urbain coloré et bruyant fait surgir un état d’effervescence comme si, physiquement et dans le champ de la perception, les formes, les règles, les déterminations habituelles qui contraignent la vie devenaient momentanément absentes. Dans la rue et par la diffusion de vidéo sur les réseaux sociaux, les corps émeutiers lancent un appel à l’intersubjectivité. L’émeute et sa prolongation par la vidéo permettent une expérimentation concrète de l’intersubjectivité. Elle crée des lignes de fuite, des fulgurances, de courtes percées dans les symboles du pouvoir tout en faisant appel à l’autre, à une solidarité improvisée : à l’expérience d’une intercorporéité momentanée.
Pour Bulter la performativité politique du rassemblement se constitue aux contacts des corps avec d’autres corps :
« Aucun corps n’établit seul l’espace de l’apparaitre; cette action, cet exercice performatif, ne se produit « qu’entre » des corps, dans un espace qui constitue l’écart entre mon corps et le corps d’autrui. De cette façon, mon corps n’agit pas seul lorsqu’il agit politiquement. En effet, l’action nait de cet « entre », forme spatiale d’une relation qui unit en même temps qu’elle différencie. » (Butler, 2016, p. 98-99.)
Les réflexions de Butler sur le corps et sur l’entre corps affichent des similitudes avec les concepts de corporéité et d’intercorporéité de Michel Bernard qui réfléchit le corps dans un contexte complètement différent, mais qui s’inscrit dans la perception des sens. La corporéité s’incarne par un système de liens, de forces, d’énergie et d’intensité projetable. C’est l’idée d’un corps large qui projette au-delà du corps physique et donc l’espace entre nos corps est un espace plein des multiples corporéités assemblées dans la rue. La notion d’intercorporéité permet quant à elle, d’explorer et de réfléchir l’expérience sensible de la « connexion » entre les corps émeutiers. Pour Bernard, la force du réseau ou du système, dont est issue l’intercorporéité s’accroît lorsqu’elle entre en interaction avec d’autres corporéités. Pareillement un corps seul dans la rue qui résiste n’aura pas la même force ni la même portée que s’il est accompagné de 100 000 autres corporéités. L’intercorporéité désigne « le croisement illimité des virtualités projetés par la diversité des corporéités, autrement dit la trame fictive, mouvante et singulière de l’imaginaire immanent à nos sensorialités » c’est ainsi que l’intercorporéité produite dans l’émeute exacerbe la puissance des corps. (Bernard, 2002, p.533). Tout au long du processus de création pour L’émeute est une fête (pour corps polymorphes), j’ai cherché à travailler avec l’aide de mes interprètes, les notions de corporéité et d’intercorporéité de Bernard, car elles m’apparaissaient porteuses d’une énergie et d’une expérience similaires vécues par les corps et entre les corps émeutiers. Les émeutiers et émeutières sont des êtres de chairs affectivement au monde. Leur proximité fait jaillir une intercorporéité de corps co-affectés. L’émeute s’éprouve comme une constellation de sensations, de passions et d’émotions communes. C’est ainsi que les corps sont affectivement au monde et que cette affectivité du monde se poursuit dans le partage et le visionnement massif de captations en ligne. Les performeurs avec qui je travaille se retrouvent eux et elles aussi contaminés par cette communauté qui s’inter-affecte grâce au visionnement répété de vidéo pendant les répétitions ; étonnamment, visionner des vidéos d’émeutes créait un impact beaucoup plus important chez les interprètes que l’action de se souvenir et se partager des moments similaires vécus dans la rue.Les vidéos dans lesquels nous pouvions voir le corps des émeutiers et émeutières réussissaient à activer une empathie kinesthésique directement liée à une mémoire sensorielle personnelle. Au cours du processus de création, j’ai réalisé que ce chemin était le plus opérant pour activer des états de corps spécifiques aux corps émeutiers. L’émeute est une machine désirante que la vidéo réussit à transmettre grâce au partage des affects. Elle est un phénomène de propulsion affective, l’expression d’une énergie excédentaire qui se transmet d’un corps à l’autre qui soit physique ou numérique.
La danse et le corps émeutier
La danse participe à révéler la complexité du corps émeutier notamment par sa capacité à mettre en exergue des états de corps. Selon Philipe Guisgand les états de corps : sont « l’ensemble des tensions et des intentions qui s’accumulent intérieurement et vibrent extérieurement, et à partir duquel le spectateur peut reconstituer une généalogie des intensités présidant à l’élaboration, volontaire ou non, d’une forme corporelle ou d’un mouvement » (Guisgand, 2012, p.33). C’est à partir cette notion d’état de corps que j’ai exploré ce qui s’accule à l’intérieur – états, sensations, perceptions – et ce qui vibre extérieurement dans l’émeute. La danse parle fondamentalement le même langage que celui de l’émeute, c’est-à-dire celui des sens. Ils s’exercent tous deux sur un terrain non rationnel et discursif.
En ce sens, l’émeute engendre littéralement des « êtres de sensation » qui exercent des formes de liberté (Huët, 2018). Elle est définie par des différentiels d’intensité exercés par la présence – physique et virtuelle – de corps co-affectés dans leurs perceptions, leurs rythmes, et leurs déterminations. Il y a une unité phénoménologique dans l’acte émeutier : cet acte se donne simultanément comme action et affection.
La vibration est au cœur de l’émeute. Qu’elle soit tension, fébrilité, empathie kinesthésique ou intercorporéité, la vibration est omniprésente dans l’expérience du corps émeutier. Pour Romain Huët, l’émeute n’est que vibrations partagées, dedans frisonne des corps qui tremblent et qui sont gagnés par une même excitation (2018). Ainsi le frisson et la vibration corporelle se sont avérés être des éléments centraux de cette recherche-création. J’ai entre autres travaillé la vibration par l’exposition du corps des performeurs à de fortes ondes sonores de basses fréquences et la réminiscence de ces sensations par un travail de tension intracorporelle supporté par l’imaginaire (imagerie mentale de l’émeute grâce au vidéo et photos) et le partage de cette même sensation avec le public par l’application de principes empathique tels que le concept de pré-mouvement et la mécanique des neurones-miroirs. Il était également donné à voir, tout au long de la traversée des tableaux, les différents types de corps observés dans la rue. Le corps concret incarne l’individualité de l’émeutier, les actions concrètes qu’il pose, sa démarche, son habillement, les objets qu’il utilise, etc. Sur scène, il est quotidien, exécute des actions simples et tangibles : il s’habille en black bloc, prépare des mélanges de Maalox dans des bouteilles en vue de calmer la douleur des gaz irritant dans les yeux, il lance des objets (roches, pavés, bouteilles, etc.) sur diverses cibles symboliques, etc. Le corps signifiant de son côté est un corps plus abstrait qui s’incarne dans la performativité politique et le partage d’affects politiques. C’est un corps-image qui construit des signifiants par diverses postures et ensembles visuels jouant sur les emblèmes, les codes et les icônes de l’émeute tandis que le corps commun représente l’intercorporéité, la sensation de ne faire qu’un seul et même corps. C’est le mouvement de groupe dans lequel on ne sait plus qui commence et qui termine le mouvement. Et puis, le corps polymorphe se présente comme corps multiple et complexe. C’est le corps à la fois individuel et commun. C’est le corps physique et virtuel en même temps. Il incarne aussi le nihilisme et l’espoir, le paradoxe entre l’acte de destruction (propriété privée, symbole du capitalisme, de l’État et des appareils de répression) et celui de construction (de liens, de pratiques horizontales). Ces différents corps permettent une exploration hétérogène des états explorés sur scène, c’est-à-dire : rage, peur, douleur, impuissance, joie, jouissance, arrogance et liberté.
Ainsi, la constitution de communautés subjectives par les réseaux sociaux a permis de mener un travail corporel sensible sur les états de corps émeutiers dans l’optique de les donner à voir et à sentir au public. Le processus de création de l’essai scénique L’émeute est une fête (pour corps polymorphes) était focalisé sur la création d’un nouvel espace de réflexions sensibles autour des émeutiers et émeutière. Comme mentionné précédemment, les vidéos d’émeutes permettent de faire voir et de faire sentir une brèche sur un autre monde possible par leur partage massif sur les réseaux sociaux. De son côté, le spectacle vivant fait de même, c’est-à-dire faire voir et sentir la brèche par une approche esthétique hors du mimétisme de la vidéo documentaire. Toutefois le spectacle vivant touche un public complètement différent de celui touché par captation en ligne sur les réseaux sociaux. Cependant, pour que s’opère le partage d’affects par les états de corps transmis dans les vidéos et par les interprètes, il faut avoir une prédisposition minimalement favorable à ces corps, sans quoi la contamination des états ne peut que difficilement se faire.
Bibliographie
– Bernard, Michel, «De la corporéité fictionnaire», Revue internationale de philosophie, n° 222, 2002, p. 523-534.
– Bertho, Alain, «Énoncés visuels des mobilisations : autoportraits des peuples», Anthropologie et sociétés, vol. 40, no1, 2016, p. 31-50.
– Bertho, Alain, «De l’émeute au soulèvement, la révolution n’est plus ce qu’elle était», Revue internationale et stratégique, vol. 93, 2014, p. 73-80.
– Bertho, Alain, Le temps des émeutes, Paris, Bayard, 2009, 271 p.
– Butler, Judith, Rassemblement, pluralité, performativité et politiquement, Paris, Fayard, 2016, 288 p.
– D’Arcy, Stephen, Le langage des voix-voix. Les bienfaits du militantisme pour la démocratie, Montréal, Écosociété, 2016, 248 p.
– Dupuis-Déri, Francis,Les black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, Montréal, Lux, 2016, 344 p.
– Huët, Romain, «Phénoménologie de la violence politique : formes, sens et expériences sensibles de l’émeute», Lundimatin, n° 145, 2018, p. 1-51
– Febvre, Michèle Massoutre, Guylaine, «États de corps», Spiral, n° 242, 2012, p. 31-32
– Guisgand, Philippe, «À propos de la notion d’état de corps», dans Josette Féral (dir.), Pratiques performatives. Body Remix, Montréal/Rennes, Presses de l’Université du Québec/Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 223-239.
– Guisgand, Philippe, «Étudier les états de corps», Spiral, vol. 242, 2012, p. 33-34.